État des lieux du réel
Chapitre III
« les Chartreuses »
Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ?
Je ne vous entends pas.
Qui vive ?
Est-ce moi seul ?
Est-ce moi-même ?André Breton
Des heures donc — des heures après, à se perdre et ne plus voir à deux mètres tant il pleut sur moi, et respirer dans la mesure accordée par la pluie : c’est comme si j’étais plongé dans l’eau, l’eau même dans laquelle j’avais jeté malgré moi le type — et c’est une juste chose d’être ainsi sali, alors je l’accepte. C’est un baptême à l’envers dont rien ne me lavera.
Je passe dans cette pluie comme dans la foule — j’en suis mêlé, elle devient comme l’air qui m’entoure, que je respire, que je confonds à mon propre souffle.
Foules compactes, même pas qui arrête, même mouvement — mais nulle trace de corps qui les porte, juste autour d’eux la chaleur épaisse de leurs bras ; des vivants jusqu’à preuve du contraire, qui vont.
Foules sans visage : dans le contre-jour, foules emportées à leur tâche de foule, à leur petite besogne de foule allant, marchant comme des foules, foules de vivants pas encore morts.
Foules denses et non-peuplées parce que, dans les foules, je ne vois pas de déplacements, les foules sont remplacées par d’autres foules, la ville à la même place ne bouge plus sous leurs pas ; sexe bâti sur cette immobilité.
Foules sans dépôt : en moi, de la colère avant toute chose — et pour cela, préfère l’impair : comme il faudrait hurler au milieu d’eux (c’était dans le rêve avant-hier : courir en hurlant des mots à soi-même terrifiants, mais personne dans la foule rassemblée dans le magasin ne disait rien ni ne regardait, une foule d’Œdipes rois sans couronne.)
Foules des cimetières bientôt. Invisibles et horizontales ; les foules meubles, poreuses à la pluie, incandescentes, riches comme du fumier sous le terreau qui se dresse et renouvelle le monde. Les foules de ce pays-là n’ont pas besoin de manifester leur désaccord pour dire — ainsi où l’on va, ainsi ce qui passe et demeure : ainsi ce qu’on refuse.
Alors, je me retrouve loin dans la ville. Quand je lève les yeux, la pluie a cessé depuis des heures et j’avance dans un mince couloir d’herbes humides encore, je frôle quelques passants aussi courbés que moi dans le silence presque total du jour dressé à la vertical, il y a tout autour des pierres levées, un couloir s’élance sur des centaines de mètres tirés au cordeau, quelques arbres bordent ces allées, et tout autour quatre hauts murs de galets au nord, au sud, à l’ouest, et à l’est, tracent un long rectangle comme pour déterminer les limites d’un édifice sans d’autre toit que trois nuages déchirés ; tout près de moi, une jeune fille pleure devant un grand trou débordant de terre noire gorgée d’eau, j’entends des piaillements d’oiseaux recouvrir le bruit des moteurs de voiture au loin, et les paroles d’une prière qu’un homme immense, habillé de noir aussi, déverse au-dessus de l’épaule de la jeune fille maintenant écroulée à genoux face au trou, et je m’arrête.
Devant moi, une tombe au nom indéchiffrable, dates encore visibles, mais presque effacées, et comme retournés : 1910 - 1883. Dans le dos, la jeune fille se redresse, elle jette une feuille de papier chiffonnée dans le trou, et n’attend pas que le cercueil soit entièrement recouvert pour s’éloigner à petits pas étranglés : à chaque mètre, elle pourrait tomber.
Je ne sais pas vraiment comment je me suis retrouvé là — dans ce cimetière où je me laisse tomber sur un banc, refais en moi les dernières heures de la marche.
Me reviens l’image nette d’avoir été chassé par la pluie jusque dans ce quartier que je ne connais pas, où je passe me semble-t-il pour la première fois, dans cette ville que je sais pourtant par cœur, et me souviens d’avoir marché plusieurs heures sur des trottoirs qui prolongent sans doute ailleurs ceux sur lesquels cent et mille fois auparavant marcher pour allonger sous le pas heurté le sol pendant des années lancé en avant de moi, mais passer ici comme on entre dans une pièce nouvelle d’un château, et d’en reconnaître bien sûr l’appartenance au tout qui la contient, savoir que c’est dans cette ville-là que je suis parce que les murs des façades sont ici partout comme taillés dans une même montagne, reconnaître aussi cette hauteur d’immeubles dressés sur des rues en couloirs enfilés sur des lignes si droites que la perspective annule la possibilité de l’horizon, mais ne reconnaître rien vraiment, comme une langue qu’on aurait appris de la bouche d’un seul et qu’on entendrait pour la première fois dite par quelqu’un d’autre de plus empesé, de plus évident peut-être aussi, passer alors par une rue au nom inconnu, emprunter cette rue comme à un plus pauvre que moi, cette longue rue tournante jusqu’au cimetière qui apparaît à main droite avec ses corps si chers pour moi, ces corps devant lesquels j’aimerais bien, un jour comme celui-là, oui, m'asseoir pour simplement regarder la couleur de la terre tout autour d’eux, jour qui rend le cimetière si évident au milieu de la ville et dur comme une pierre, je me vois passer le pont, c’est un pont qui n’enjambe rien, aucune route ne passe dessous, ni aucun fleuve, et quand on se penche c’est le vide, je vais, continue, et à gauche, de l’autre côté de la route, je vois d’autres stèles, quelques mausolées qui ont traversé pour se retrouver là, détachées du cimetière principal situé à droite, peuplement absurde, débordement étrange des tombes en dehors des murs où les allées distribuent la géométrie des souvenirs et de l’oubli, là en plein cœur de la ville, et je me dis, malgré moi, que je suis en plein cœur de la ville, que si la ville a un centre, ce serait là où je me tiens, ce pont qui déchire le cimetière en deux, large fosse peuplée où on s’efforce de noter sur de longs morceaux de pierre, des suites de dates qui forment comme le décompte infatigable, épuisé — inutile — du temps, et pour la première fois ici, pour la première fois, ce pont qui m’emmène ; alors je pénètre dans le cimetière (je me vois entrer par le grand portique ouest) : parce que je sais que d’avoir dû pour arriver ici apprendre une autre ville me rend vivant face à la ville morte que je vois sous les yeux.
Elle est tracée à la règle, elle n’a pas de hauteur, c’est une seule longueur travaillée de mille façons, c’est une ville toute faite en latéralité : des allées qui se coupent, intersections innombrables sur des carreaux de pelouses plus isolées, graviers noirs piétinés partout, herbes mauvaises tondues ras et mangées aux endroits proches des arbres tordus haut comme des poumons desséchés.
C’est une ville idéale, organisée férocement selon les lois du silence et de la circulation des vivants, seules lois qui vaillent ici-bas ; ville non pas inversée, au contraire édifiée dans le désœuvrement le plus concerté. C’est une ville conçue a priori — fabriquée une bonne fois pour toutes et sur laquelle on ne revient jamais, dont on comble seulement les trous de l’intérieur mais qu’on n’agrandit pas. Idéale, oui : le projet réalisé de nos villes de vivants restées encore en chantier.
Ville dans la ville, projet parfait des grandes cités passées — impossible de se perdre, ici : tout est balisé, 45ème série, 3ème allée : on dirait des métropoles américaines : « à l’angle de la 13ème et de la 7ème » — sous les pancartes des allées, on a indiqué des noms, mais si vagues que personne ne doit les utiliser : l’allée de l’église ; ou bien : l’allée de la mer ; et encore : l’allée du cimetière (il y a donc, dans ce cimetière, une allée du cimetière : et les autres, autour, quelle appartenance et quelle direction ?). Je prends l’allée centrale, m’enfonce.
Les plaques sans date et sans inscription me fascinent ; simplement le nom, et ceux qui savent viennent — il n’y a pas à rêver autour. D’autres rivalisent d’obscénité : angelots, phrases pour l’éternité, photo même — pourtant, comment se placer moralement face à cela ? On passe.
Il y a cette tombe avec une date seulement, et pas de nom : la date m’intrigue — elle n’a qu’un fragment : [ 12 septembre 1972 - ] ; je me demande si son propriétaire n’est pas encore vivant et s’est ainsi gardé la place. Il sait déjà la moitié de sa vie : la première, nécessairement. L’autre l’attend. Chaque jour du calendrier pourrait être celui qu’on gravera à côté. Peut-être ce type vient-il rendre visite à sa tombe, de temps en temps, les jours de grand soleil.
Toujours ce temps de seuil — il ne pleut pas encore : il ne va pas pleuvoir. Il vient de pleuvoir. Étrange ciel au-dessus de cette ville : impossible à déchiffrer, ce ciel. Les allées sont entièrement vides ; à un croisement, je peux voir à plusieurs centaines de mètres à droite, à gauche, derrière et devant moi : à la croisée des chemins ; comme dans un vieux blues, je crois qu’on pourrait ici pactiser avec le diable, sans ironie. Oui, sûrement : je suis au pli du monde (à tout le moins, je me dis que c’est ainsi que doit ressembler quelque part le pli du monde).
Avant (personne ne s’en rappelle), il y avait deux cimetières dans chaque village : l’un dans l’église et l’autre dehors. À la limite des transepts, on inhumait les hommes les plus exemplaires le lendemain de leur mort ; dans les endroits sombres et humides des chapelles votives, on scellait à force d’encens et de cire fondue une dalle irrégulière sur laquelle on gravait dans une langue inconnue une vie déjà écrite sur les autres dalles — il suffisait de changer le nom : les grands hommes sont tous semblables dans leur exemple, c’est ainsi qu’on les reconnaît.
Avec la patine du temps, les piétinements et les larmes des dévots qui confondaient les dalles, on finissait par ne plus voir les noms, les dates se déformaient, et les textes en latin seuls ressortaient par fragments moins compréhensibles, plus magiques.
Les gisants à deux mètres du sol ne manquaient aucun office, n’ignoraient rien des confessions : mourraient plusieurs fois sous les sermons massacrés — exauçaient peu de peur d’être priés davantage.
Deux fois on viendrait desceller le mort : la première, pour lui ôter un tibia, une mâchoire, un poignet — qu’on logerait dans un reliquaire fondu avec les ossements du saint homme précédent et autour duquel on rassemblerait les foules, ferait payer les miracles : marchandisation des âmes plus féroce que celle des corps.
La seconde aura lieu plus tard, de l’autre côté de l’histoire. Ce sera pour défoncer la dalle à coup de pioche et de crachats, plonger à pleines mains dans la fosse, et disperser les cendres dans les égouts sous les sacrements de l’autre messe expédiée en argot.
Et dehors, il y avait l’autre cimetière, celui qu’on réservait aux communs des mortels, et qui formait au pied des églises un endroits de menace et de socialisation — on sortait de l’office par le haut portail ouest, et on traversait chaque dimanche, avec le goût du pain dans la bouche et le sang du Christ encore aux lèvres, ces terrains vagues sans ordre, ces croix tordues de rien ; en passant, on laissait derrière soi les doigts effleurer les pierres qui accrochaient à leur sommet un monde meilleur.
On enviait un peu ces terrassements de terre. On s’agenouillait devant leur éternité chèrement obtenue. Et en ramassant autour d’eux les fleurs qui naissaient de leur haleine, on espérait un peu leur arracher des secrets.
Et maintenant, on éloigne les cimetières des églises, on rêverait de les accoler aux grands centres commerciaux qui jouxtent les bordures. Au juste, ce serait plus logique : même tâche, même lieu. Où l’on satisfait le désir des vivants on nourrirait le regret des morts.
Mais ce serait encore trop : on cherche des moyens de brûler les cimetières, et les corps avec. De brûler la brûlure — qu’il ne reste rien à disperser, ni cendre, ni poussière : et qu’on n’en parle plus. Ni fleurs ni couronnes. Seulement l’urne en étain qu’on poserait à l’entrée des maisons, au pied de laquelle sans la voir on jetterait nos clés en revenant du travail.
Maintenant qu’on en a fini avec l’idée de la vie après la mort, c’est la mort après la vie qui devient inutile. Et tout est alors consommé. Chaque chose est à sa place.
La ville devant moi tracée en verticalité et en horizontalité parfaite monte et descend, comme mille petites collines qu’il faut gravir pour basculer sur l’allée suivante. J’imagine ce qui a formé ces montées et ces descentes ; l’humus des corps qu’on a entassés dessous et qui finissent par former ces tas. La route qui se déforme.
C’est un endroit où l’on s’arrête sans cesse : chaque tombe isole un lieu séparé des autres quand on se tient devant l’une d’elle ; toute cette ville de solitudes l’une à côté de l’autre, détachées absolument l’une de l’autre : on se défait de la présence.
Ville qui s’éprouve dans l’absence qu’on invoque pour conjurer tout ce vide entre les tombes, entre les morts et les vivants, et entre les vivants qui ne s’adressent ici pas un regard.
Ville dépourvue de centre, mais toute traversée de trajectoires coupées, de bifurcations impossibles : on pénètre dans cette ville comme dans un corps déjà ouvert, où entre les organes on passerait, soi-même le sang irriguant les nervures, et soi-même l’afflux manquant de ce grand corps reposé sur lui-même.
On passe, on s’arrête, on s’en va. Et parfois, on s’y abandonne. On aimerait demeurer ici, s’arrêter. Mais on n’y a nulle place. Je suis sûr qu’on ne s’y suicide que rarement. Non, ce lieu ne nous appartient pas.
C’est une ville dessinée selon des plans sans âge — le projet grandiose que le futur a fabriqué pour son passé.
C’est un grand livre ouvert sur toutes les pages à la fois. On lit les plaques aux lettres d’or comme des chefs d’œuvres suffisants qui justifient à eux seules la vie passée : le change donné à la mort.
Et le ridicule, à chaque pas ; devant l’éternité acquise à bon marché, on ne recule devant aucune faute de goût — les mêmes gentilles fauvettes volent autour des tombes et chantent aux regrettés leurs plus douces chansons ; les plus légers papillons sont invoqués pour dire aux morts combien on l’aimait ; toute cette poésie de seconde main qui voudrait dire le désespoir unique, inéprouvé, et qui ne le fait qu’avec les mêmes clichés.
Au xixe s., quand les grands cimetières ont poussé un peu partout à la surface des villes (en même temps que les prisons et les hôpitaux : pas de hasard), la mode était aux bondieuseries, épitaphes de larmes et de sang matinées à la sagesse des nations, celle qui ne ment jamais quand il s’agit de terre et de corps emmêlés : le temps passe, le souvenir reste — le souvenir, peut-être, mais de qui ? de quoi ? — ; que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon — l’alexandrin a fini par mourir, lui aussi — ; dans mon cœur resplendis, à jamais tu demeures.
Face à la mort donc, à la mort de l’autre essentiel, d’un autre soi-même avec lequel meurt une partie de nous qu’on va porter en terre pour toujours, on serait ainsi tellement démuni qu’on se résout à éterniser de telles platitudes ? L’expression la plus secrète et intime devait-elle échouer là dans le lieu commun le plus muet ?
Au moment et au lieu même où il s’agit d’incarner une exception, de dire ce qui lie l’exclusion des autres en soi, on ne saurait dire précisément que les mots des autres ? Ici, je lis — La vie est une phrase inachevée (Hugo : celui qui a fait rimer chaque mot de la langue — quitte à citer un poète, n’y avait-t-il que lui justement ?).
Prose funéraire gravée à la chaîne sur du granit, du marbre, du plâtre — matériaux inaltérables pour un lien inaltérable, même si pour plus de garantie, on le recouvre souvent de Plexiglas — ; portraits qui fixent l’âge de la mort à son plus beau profil ; lyrique mystique apersonnelle devant laquelle on a l’impression d’une vaine imitation générale, sorte d’illusion comique de faux marbres peints pour donner l’impression de la perspective.
Suivant une ligne plus fuyante qu’une autre, je passe devant une rangée d’épitaphes qui ont choisi en chœur — et sans se concerter, j’imagine — l’adresse au défunt : quelques fleurs qui sont peu de chose quand il te faudrait un millier de roses ; ou, pire — ou mieux dans le pire — : le destin a fait son chemin mais n’a jamais séparé nos cœurs. Double allégorie enchâssée qui finit par ne plus rien évoquer, par ne faire qu’invoquer le cliché lui-même qui saura vite escamoter le sens pour mieux délivrer le message, forcément redondant par rapport aux autres : dans un tel lieu chaque écho s’annule, le lieu seul suffit.
Et cependant, plus grotesques encore m’apparaissent les adresses aux chers disparus avec le prénom qui surgit comme une sorte d’anachronisme vengeur à celui qui porte le même nom et le lit de l’autre côté de la tombe — à Jean — ; à Natacha — ; à Marie, que nous aimons : la femme, l’épouse, la mère ; et juste en-dessous, l’homme, l’époux, le père, enterré quelques mois plus tard, sans rien d’autre que son nom et l’adresse vide — à Joseph.
Et puis, soudain, je me demande à force de lire ces regrets éternels, ces mots d’adieu adressés toujours aux plus irremplaçables des proches, aux plus parfaits des pères, à la plus douce des mères, au seul grand amour à tout jamais perdu — je me demande, oui, où sont enterrés les mauvais pères, les fils indignes, les salauds méprisés, ceux qui ont abandonné femmes et enfants pour mourir seuls ; où sont ceux qu’on ne regrettera pas, ceux qui ont si mal vécu : où les meurtriers d’enfants, les criminels de guerre, les ennemis publics et les terroristes de masse ? Et où les méchants ordinaires, les simplement hommes d’avoir été lâches, menteurs, d’avoir été vils, et mesquins aussi, de n’avoir pas été à la hauteur : où sont enterrés les pauvres types qui n’ont jamais été là quand leurs enfants avaient besoin d’eux, qui frappaient leurs femmes quand ils avaient bu, qui ont déshérité leurs proches pour une jeune fille de passage, et où sont enterrées les jeunes filles de passage, riches et veuves à vingt cinq ans ; où les mères humiliées, jamais désintoxiquées de la peine jusqu’à mépriser les fils nés d’un mari parti ; oui, où tous les hommes incompétents, les femmes qui prennent plaisir à envoyer des lettres de dénonciation anonymes ; et les jeunes arrogants, les jeunes prétentieux certains que tout leur est dû, persuadés qu’il suffit d’écraser leur prochain pour tout obtenir : et qui écrasent leur prochain, et obtiennent tout ; où sont-ils tous, ceux-là qu’on n’invente pas, qui remplissent les journaux et occupent les rues, qui se déversent à flots pour se remplacer mutuellement ; où sont-ils, leurs épitaphes à eux qui ont cru l’infini possible parce qu’ils étaient caniche, que la situation de caniche satisfaisait parce qu’elle leur permettait de toucher à l’infini et qui s’y sont enfouis pour l’éternité, sans fleurs ni couronnes, ni épitaphes — alors peut-être est-ce vrai, que les meilleurs partent en premier, pour laisser place nette aux autres, à tous les autres indignes de mourir et d’être pleurés ; peut-être que si l’humanité est peuplée de plus de morts que de vivants, les vivants qui restent sont les moins dignes de l’être, et c’est pourquoi ils demeurent vivants ; et que nous autres, qui valons deux fois moins, sommes plus remplaçables, et par conséquent moins mortels.
Les plaques filent la longue métaphore du livre de la vie, auquel manquera toujours le dernier chapitre — je ne peux m’empêcher de penser à cette vieille plaisanterie du dernier wagon qu’une entreprise de chemin de fer projette de retirer parce qu’il incommode les passagers — la page arrachée du récit toujours plus cruel d’avoir été interrompu au moment où ; le vers sans rime, le roman sans épilogue : et si la rime était celle-là ; l’épilogue, celui qu’on se complaît à écrire sur ces pierres, avec les mots usés depuis les premiers morts ?
On se dit que, en écrivant la mort des autres, on arriverait un peu à conjurer la sienne, qui s’écrit déjà avec les mêmes mots qui nous seront fatalement destinés : et qu’ayant eu lieu une fois, la mort passera sans nous prendre vraiment — on vit sur de telles superstitions, clichés qui servent de croyance dans un monde inconsolable de mourir et de n’avoir pas les mots pour le dire.
Parcourant ainsi à travers les allées du cimetière les grandes pages de la vie, je me flatte de lire toute la vie vécue et traversée par toute une humanité en course, morte d’avoir voulue lui échapper et de l’avoir rejointe et dépassée sans la voir.
Toute une vie de douleurs et de joies, de rencontres et d’échecs comme dépravés par l’ambition, de rêves, de mensonges et de gestes esquissés pour les rejoindre ou les conjurer, toute une vie passée pour l’obtenir, ou la fuir peut-être, pour la traverser comme une femme, et l’orienter vers quelque chose qui pourrait lui donner sens, qui pourrait la prolonger après la fin, une vie d’argent, de manque et de guerre, ou une vie sans secousse, passée dans une maison meublée de toujours, anonyme et dévorante dévouée à son maintien dans le temps jusqu’à plus soif, toute une vie minute après minute éprouvée, et même seconde après seconde, acquise sur la maladie, sur la vie elle-même, toute une vie de chaque jour, jusqu’au dernier, tendue pour rejeter derrière le jour passé, toute une vie de jour gagné sur le jour derrière soi déposé et de haute lutte accomplie, tout cette vie arrachée qu’on va léguer à celui qui sera le plus proche du lit de mort ; mais toute ces vies réduites sous mes yeux en deux dates, gravées dans l’épaisseur de quelques centimètres de marbre — et dans le tiret qui les sépare s’engouffre une sorte de béance muette de la vie qui ne s’est défaite là que pour toujours
Ici, on respire différemment.
Devant les morts, on n’a pas le choix — on ne parle pas. Dans la chambre d’un mort, on se tait : non pas qu’on pourrait le réveiller, mais comme devant un muet on se met à agiter les bras, on adopte l’attitude de l’autre.
Alors, quand on sonde les morts qu’on porte, lourds de sommeil et de temps passé à les oublier, ce qui remonte est plein de ce silence poisseux qu’on avait finit par confondre avec un bruit de fond désagréable en soi (pas la culpabilité ni le remords : juste la sensation du dégoût d’avoir passé et oublié). Forcément quand ils reviennent, on se tait et on écoute.
Les cadavres entreposés les uns sur les autres en soi possèdent leur mémoire, fine, précise, aiguisée aux endroits de plus grandes défaites ; on pourrait fuir sur le champ, ce serait facile, tant d’occasions pour le faire : on ne le fait pas — on comprend qu’on n’a pas vraiment sondé les morts, mais que ce sont eux qui sont venus à nous, qu’ils ont dû toucher au fond de la conscience une profondeur invisible, et qu’ils viennent remonter, faisant vibrer autour d’eux des remous qu’on n’attendait pas, qui apportent avec eux d’autres vibrations, d’autres remous.
C’était ce matin, et ce poids de silence qui est venu a fait bouger les lignes. On n’est pas censé regarder le soleil ni la mort en face — mais qu’on s’y attarde un peu, et c’est, en se retournant, une tache blanche à l’œil, une sorte de trouée d’irréalité qui repeuple un peu, un temps, les forces mortes du jour. On est plus vivant d’avoir été mort, peut-être.
Ainsi, on porte ces corps-là en nous comme d’autres voix qu’on a su entendre dans les rêves, et dont on ignorait alors qu’elles sortaient de notre gorge, notre véritable gorge silencieuse du corps reposé sur le lit, qui dort, qui va s’éveiller.
Ici, dans les allées du cimetière, je tourne à l’envie mais ne me retrouve jamais au même endroit — et pourtant c’est une même heure qui nous entoure, le même lieu qui le cerne. Au-dessus de la tête, il n’y a plus qu’un maigre nuage dans le ciel, le soleil s’y enveloppe et reste en lui, le suivrait pour un peu. Sûr qu’ailleurs dans la ville, il se répand sans pudeur.
En passant devant un carré de pelouse, je vois un jeune couple sur le bord, qui se penche pour déchiffrer les tombes dans un endroit qui semble plus délaissé et où poussent des herbes jusqu’à hauteur des chevilles. Mauvaises herbes noires et blanches partout entre lesquelles poussent des fleurs rouges courbées la tête haute de pétales écartés — race unique qui n’existe sans doute qu’ici, et pour quelques heures peut-être avant de se faner pour toujours.
L’homme se décide à enjamber la limite et se fraie un chemin à travers les pierres levées : là, les tombes s’élèvent et se penchent les unes sur les autres, et certaines au centre du carré sont invisibles depuis le chemin.
Soudain, il pousse un cri de joie qui s’échappe de sa poitrine malgré lui. L’homme a trouvé, il est au milieu des pierres, il souffle sur la croix, essuie une mauvaise photo. La femme, elle, reste au bord : elle se contentera de jeter le minuscule bouquet à l’homme qui le déposera sans soin au pied de cette croix. La corvée faite, ils s’éloigneront.
Au coin de l’allée, quand ils disparaissent, un couple de vieillards débouche soudain, et se dirige vers moi — vient se placer exactement devant le même carré pour déposer presque le même bouquet sur une tombe proche devant laquelle ils restent immobiles, sans émotion. Ils ne restent pas plus longtemps que le jeune couple, et s’en vont, emportés dans le même silence.
Si je cherche l’image devant laquelle je suis le plus démuni, je trouverai toujours (il y a des variations, mais minimes) un couple marchant sans parler, d’un même pas, portant le même visage nu. Démuni — comme devant une image pieuse, fermée ; comme devant un symbole clos sur une signification forcément essentielle, et qui m’échappe.
J’essaie de chasser l’image par une autre — et une s’impose, d’évidence, gratuite et belle qui permet d’y passer : la solitude des deux corps reposant l’un à côté de l’autre, et séchant dans la mousse poreuse de la terre qui en vient facilement à bout, les absorbant en quelques mois, les effritant en quelques années, les mélangeant en quelques siècles à la poussière.
Quand ils ont disparu au loin, je m’enfonce dans ce carré pour retrouver l’endroit : le bouquet neuf du jeune couple avalé par les herbes gît au pied d’une vieille croix en fer forgé, rouillé au centre, penché depuis le premier jour peut-être. Il y aurait une photo, là — mais mangée par l’humidité, la corrosion, on ne la distingue plus du fer roux. Le visage qui pourrait s’y dessiner s’est changé lentement, à même vitesse que la tête sous terre, en crâne décharné, anonyme, pareils en tous points aux autres qui l’entourent.
Ainsi est-ce comme cela qu’on finit par mourir, ou qu’on finit de mourir : quand le visage est lui-même débordé par ce qui le contient, quand la forme d’un corps, d’un souvenir, d’une vie traversée dans sa nécessité prend celle d’une mauvaise croix. Il n’y a pas de nom inscrit. La fin d’une date, et encore. On lit des numéros, mais on ne reconnaît rien.
Le bouquet tombé entre deux tombes est enroulé d’un bandeau noir, avec une inscription banale qui sert à tous — mort et enterré, définitivement. Et plus mort, oui, qu’enterré : le sol irrégulier est sans pelouse, c’est de la terre tout autour qui se transforme en boue à la moindre goutte, dont l’aspect est le même en surface qu’en profondeur, et qui déborde sans doute, recrache un peu, autour, le trop plein de corps que la profondeur ne digère pas.
Je gratterais bien cette terre jusqu’à me retrouver à moitié enfoui dans le trou, et jusqu’à la nuit qui me rendra invisible au milieu de cet endroit sans lumière, quand les hautes portes auront grincé derrière moi et fermé le cimetière jusqu’à l’aube prochaine (mais je n’aurais pas fini ma tâche), creusé le sol de tous mes ongles arrachés par les couches de terre et de cailloux, de racines emmêlées, j’aurais à la taille et même jusqu’au torse, au menton presque, le noir de la terre pour moi et je toucherai avec la plante des pieds le bois moulu qui s’effriterait comme du vieux papier. Je prendrai le temps d’en déchiffrer les écritures, avant de m’en saisir à pleines mains ainsi que de la poussière.
Mes doigts de sablier verraient s’effiler toute la cendre des siècles, et alors, sous moi, oui alors, il y aura peut-être des restes du corps, au milieu le squelette nu, enroulé à quelques endroits de plus grande pudeur par des voiles emportés sur le dos des insectes.
Il y aurait aussi (le temps œuvre lentement, et sa force est de patience) des ongles poussés et répandus, et des cheveux encore noirs tombant jusqu’au pied, et des bijoux et des bagues, et un sourire blanc sans voile et sans adresse, sans cause ni objet, simplement tendu au ciel ouvert par mes soins, et je pourrai fermer les yeux.
Je les ferme longtemps — pensées bercées par les aboiements d’un chien, tout près d’ici. Je suis encore en moi de longues minutes dans la verticalité de ce trou — et comme il est l’image la plus juste de la transcendance.
J’imagine le trou comme une sorte de plongée féroce dans les origines et dans les fins. On se mêle à la terre, on renouvelle les sols. On fait naître de soi les énergies vitales. On se tient allongé, le visage dressé vers le ciel : position intenable même dans le sommeil.
On est enterré dans le trou comme on prie : ouverture opérée dans le haut du crâne pour voir du ciel les lueurs et les signaux. On a formé en soi un puits de vide pour recueillir la lumière : on attend. Pourtant, la lumière qui descend sur soi n’éclaire pas l’intérieur du corps, mais fore jusqu’au dernier souvenir un grand tunnel qui opacifie le noir encore.
Dans un cimetière, neutralisation de la douleur dans sa plus impensable certitude : on est au plus proche des peurs les plus inaccessibles ailleurs — l’oubli, l’indifférence, l’absence.
Debout devant tous ces corps alignés et invisibles, je tiens la position la plus dangereuse. Verticalité sondée jusqu’à plus soif : on a les pensées que le lieu réclame. On aligne les figures de soi contre un mur, on visualise bien chaque corps, il n’y a qu’à bien viser. Toutes tombent dans un trou aménagé : le cimetière se remplit de nos cadavres ; on peut partir plus léger.
Ici, oui, si Dieu parle, ce n’est que d’aboyer. On ne cherche même pas la traduction. La version du jour suivant n’est pas la nuit — prier : le grand trou que je creuse dans la prière en moi est comme celui d’une tombe : on prépare la place pour son propre corps mais on ne sera pas là quand on l’habitera.
Quand je passe dans les allées vides, impossibles de cesser de penser au paysage qui me fait face si on lui retirait la surface du sol : et le nombre des corps étendus, et le spectacle sur des kilomètres.
Et je rêve un peu autour de l’ordre établi sur ce silence s’il était ainsi exposé, à ciel ouvert, les trous creusés, les paumes de leurs mains visibles, et les regards vides des corps ouverts au contact de l’air — champ de bataille total que n’épuiserait aucun tableau.
Un champ — n’est-ce pas le sens de ce mot de cimetière, d’ailleurs, son origine : sa fin ? Le champ des repos, le champ semé qui n’attendra pas de récolte, les floraisons répandues sans soucis de moissons : aux fruits séchés, la sûreté de n’être jamais bus.
Le champ des reposés — la terre allongée de ceux qui demeurent et n’ont besoin ni de temps, ni d’espace. Mais comme je marche là, je sais bien que je ne vais nulle part.
Au détour d’une courbe que fait le chemin de cailloux, je trouve sur un banc de fer, en face du mur d’enceinte, la jeune fille en noir de tout à l’heure, prostrée et sans visage : aucune expression, juste un dépôt de rage contenue autour des yeux et sous les lèvres. Masque porté droit devant elle, adressé aux pierres du mur mangé par le lierre.
Je m’approche, et sans raison, sans volonté, je m’assois à ses côtés, garde le silence aussi longtemps que possible, et commence comme elle, à observer le mur — intensément, avec application ; cherchant ce qu’elle cherche, espérant peut-être ainsi trouver ce qu’elle trouve à rester ici immobile.
Elle ne semble pas m’avoir vu — j’ai laissé un mètre entre nous, la longueur du banc ne me laissait pas d’autres marges de manœuvre ; mais quelle distance suffirait à marquer combien on se situe de part et d’autre des choses ?
Elle de colère et de silence bruissant, et moi de fatigue, d’épuisement qui ne parvient pas à m’épuiser : elle d’avoir vécu le jour après, et moi de l’attendre, de me tenir en retrait de ce jour qui m’emportera. Elle se tient de l’autre côté de la mort : et moi, bien avant de naître — comment la rejoindre ?
Je tourne la tête vers elle, furtivement — peur de briser ses pensées si elle me voyait — et puis, de nouveau vers le mur, et de nouveau encore sur elle ; puis malgré moi je m’attarde sur son visage, longtemps, m’y oublie un peu ; suis les mouvements de ces yeux qui demeurent absorbés par les lignes des pierres qui nous font face.
Elle a ce fichu noir d’un autre siècle, que j’avais vu sur les vieilles femmes de Corse, épais et cousu à mille endroits, et qui lui retombe sur le haut du front, descend loin sous la nuque. Aux coins des yeux qui ne cillent pas, la peau déjà brûlée par le sel des larmes — des yeux délavés, d’un bleu si clair qu’en me penchant pour boire me revient certains vers oubliés d’Aragon : et s’y jeter à mourir tous les désespérés.
À force de la regarder, le masque se fend un peu et je peux séparer mentalement ce qui tient de la douleur et ce qui appartient au reste, à la vie propre avant d’avoir été ravagé — ce qui s’en détache et la précède, lui survivra peut-être.
Fixement, le mur droit devant elle, qu’elle semble tenir par la force de ses yeux, elle regarde, regarde sans trembler et sans un geste, le corps assis sans presque respirer, simplement à s’efforcer que le mur reste-là devant elle, aussi droit et solide que possible, et le miracle fait que le mur tient, verticalité de la pensée qui appuie de toute sa force contre lui, et on sent bien, rien qu’à voir son regard, que si elle devait lâcher une seconde à peine, moins d’une seconde même, le mur tomberait et nous écraserait sans qu’on ait le temps de pousser un cri.
Il y a quelques crevasses, et à la base, on peut voir des fissures qui courent en fines rayures et remontent en s’épaississant. Ce sont sur ces lézardes que la jeune femme concentre toute son attention. En suivant chaque trait d’en bas jusqu’en haut, on bifurque sur des voies secondaires, des lignes qu’on n’avait pas vu d’abord, mais qui annoncent l’effondrement prochain.
De l’épaisseur d’un doigt, ces traits dessinent l’histoire qui arrive, et on la lit comme un poème : on suivrait sur ce livre toutes les lignes de destin qui s’engendrent et se fondent les unes dans les autres — on lirait l’avenir et le passé sur la paume de cette main immense, visage de centenaire.
On est sans doute l’une de ces lignes : on est peut-être déjà enfouie sous une plus large. Quand le mur craquera de toutes parts, on sera celle qui tiendra le plus longtemps, parce qu’on est toujours le dernier survivant de son monde avant l’effondrement de tous les autres : la jeune fille le sait bien — elle n’a pas fini de regarder le mur, il lui faut suivre chaque ligne, et n’en oublier aucune. Elle resterait bien là une partie de la journée, et les journées suivantes, et tout le reste de la vie.
Le visage du mur nous fait face et nous juge, et nous dit notre corps quand on en fait des remparts pour nous protéger : mais de quoi ? D’un côté, la ville — de l’autre ce cimetière : ligne de démarcation qui dit l’avant et l’après des choses. Qui dit aussi l’endroit et l’envers : la surface où l’on construit les maisons et la profondeur où l’on enfouit les corps. Qui dit enfin peut-être l’origine et la fin : mais ce qui tient de l’origine et ce qui tient de la fin, sur ce banc, seul à côté d’elle muette, je ne le sais pas vraiment. J’attends peut-être qu’elle me le dise.
Elle, en tout cas, se tient entre les deux espaces : les yeux rivés sur le mur qu’elle dévisage.
Dans le trou, je me demande ce qu’elle a laissé — son père, son mari, son enfant ? Qu’importe — et je ne poserai pas la question, bien sûr. Et la feuille de papier jetée, ce qu’elle contenait d’inutile et d’essentiel pour que personne ne puisse le lire jamais : ce qu’il fallait écrire et qui ne lui appartenait pas, dont la place revenait à la terre : je ne lui demanderai pas, je lis tout cela sur son visage.
Elle n’est pas avec moi — ni avec la ville qui continue de battre au-dehors, ni avec le silence des morts qui nous enveloppe : elle est quelque part dans un lieu qui dément l’une et l’autre, qui fait affront à l’existence de l’une, à la possibilité de l’autre.
Dans son regard, la fin du monde aperçue dans la seconde qui la suit. Sous le désastre insupportable, celui plus incompréhensible de le supporter : on est finalement vivant, sur un banc assis, l’ordre du monde déréglé — on lit le mur posé devant soi dont le sens dépasse de beaucoup celui des livres entassés depuis des siècles.
Ce livre a l’avantage de n’avoir pas de fin — on peut le lire depuis n’importe quel début : comment déterminer qu’une ligne préexiste à une autre ? Quelle ligne met fin à toutes les autres ?
Ses lèvres tremblent un peu, et je crois bien qu’elle lit intérieurement toutes ces vies perdues concentrées en une seule, celle qu’elle a perdue, et les mots imprononçables affleurent un peu au bord de ces lèvres découpées finement sous le visage.
À côté d’elle, on ne peut être qu’une vie de trop. Je m’apprête à partir, fais un mouvement pour me redresser ; elle lève alors la tête, la tourne un peu et l’expose à un rayon de soleil plus mordant sous le vent froid — et je vois son visage de face.
Peut-on être plus dévastée ? Moins concernée ? Dans l’absence et l’indifférence affichée, je vois bien qu’elle se tient loin ailleurs. Que ce qui s’est terminé avec cette vie enterrée tout à l’heure n’aura pas de fin, que rien ne commencera après. Que rien n’aura de terme dans ce visage que la dévastation. Que l’oubli même est impensable, l’idée d’oubli — que chaque jour aura ce visage.
Que tout le reste en regard n’a pas le moindre poids de présence, ne revêt aucune importance.
Et surtout, j’ai bien conscience que je n’aurai pas dû voir ce visage — les jours suivants, la jeune fille saura se donner contenance, trouver pour chaque occasion le visage adéquat qui fera illusion : mais ce visage interdit, accordé dans ce moment de faiblesse, d’épuisement total, je l’aurai volé à jamais à son secret.
Au sacrilège, elle me répond par un regard appuyé — impossible dès lors de partir. Impossible de dire un mot non plus. De lui renvoyer son regard ; de le soutenir même. Mais impossible, aussi, de baisser les yeux sans l’insulter.
Elle détache lentement, très lentement, ses yeux de moi, pour se tourner de nouveau face au mur. Sur le ton le plus absent possible, d’une voix blanche, presque détimbrée et sans aucune émotion, elle me parle de son fils comme de sa propre mort —
on ne faisait rien de mal, seulement dormir comme le soir précédent, comme tous les autres soirs : peut-être qu’on s’est mis au lit trop tôt, une heure trop tôt mais c’était déjà arrivé par le passé, de se coucher tôt — la journée avait été si épuisante qu’en la terminant plus tôt on aurait pu envisager le reste des jours plus sereinement —, couché certes avec un peu de fièvre, peut-être, mais pas plus qu’une semaine avant, et on s’était guéri seul la semaine d’avant, alors, ce soir-là, après le repas, on s’est allongé, et on dormait, on ne faisait que dormir ; et qu’est-ce qui s’est passé, ensuite : une seconde on dort, et la seconde d’après — je ne sais pas : on ne dort plus, on est allongé sur le dos, et on cesse tout simplement d’être là ; en refaisant le fil du soir, impossible de voir ce qui est allé de travers : si je pouvais voir le grain de sable, peut-être que je pourrais comprendre, et m’effondrer, revenir au point exact où — et le déjouer, mentalement, tranquillement, et je pourrais aller : mais non : impossible de voir ce qui est allé de travers — une respiration, puis une autre, il faudrait que je refasse l’ordre logique des faits, et au-delà de ce soir, reprendre l’enchaînement des jours : revenir à la première respiration, celle du tout premier jour, puis penser à la deuxième, et la troisième, et ainsi de suite jusqu’à cette nuit, refaire le compte pour voir ce qui s’est passé ; et peut-être en a-t-on manqué une, juste une seule respiration, et quand on est passé à la suivante, c’était trop tard, on avait manqué la marche ordonnée des choses, peut-être — ce serait comme si de lundi, on manquait le mardi, et quand le mercredi commence, où est-ce qu’on se retrouve ? — ou peut-être qu’on a soufflé deux fois la même respiration, le cœur battu sur la même mesure et alors le retard pris ne se rattrape jamais, et s’accroît peut-être, s’est accru jusqu’à cette nuit où le fossé était si grand — ou alors… ou alors : on a respiré trop, trop vite, et épuisé rapidement le quota imposé : oui, peut-être : j’ai lu quelque part qu’on avait un nombre limité de respirations et de battements dans la poitrine — peut-être qu’on a fini par épuiser le crédit, que le nombre de respirations s’est terminé, tout simplement, et la vie due, ainsi redonnée : mais si tôt, est-ce possible — ou peut-être alors qu’à chaque respiration, on n’y prenait pas garde, plusieurs en même temps s’y superposaient, et qu’une seule en contenait des centaines toutes enveloppées à l’intérieur d’un souffle, pliées et repliées pour qu’on ne les voit pas, et qu’ainsi, soixante jours seulement ont suffi à essouffler des millions de respirations et que c’est en vieillard qu’on s’est couché ce soir-là, oui, peut-être, qu’en homme épuisé par les tours du monde et les marches dans le désert, les guerres, peut-être, mais soixante jours suffiraient alors ? — non, impossible, comment y croire, qu’un vieillard de soixante jours soit si épuisé — impossible, il doit y avoir autre chose, il est certain qu’il y ait autre chose sinon, pourquoi — on ne faisait que dormir, et puis la seconde d’après, rien, on ne dort plus, on ne se réveille plus ; reprendre le fil, la première respiration du premier jour, qui répétait la seconde, la deuxième plutôt : et la troisième jusqu’au soir où — non, c’est impossible : la première, je la vois, elle est tout entière dans un cri, elle dure, la deuxième et la troisième suivent rapidement, et ensuite — ensuite la quatrième, sans doute et ainsi jusqu’au soir où
elle fait silence soudain mais je vois bien — je ne l’ai pas quittée des yeux pendant qu’elle parlait face au mur — qu’elle continue intérieurement, à faire le décompte impossible qu’elle dit, reprend le fil des soixante jours de son enfant ; ses lèvres vibrent un peu, parfois elle sursaute, cesse, puis reprend : sans doute à zéro.
Le soleil disparaît soudain dans un violent coup de vent, et la nouvelle luminosité fait voir les détails du mur avec plus de netteté, l’aspérité irrégulière, presque mouvante du mur, et je devine de minuscules inscriptions à hauteur d’épaule ; quand je crois en lire une, le soleil revient qui recouvre tout d’une lumière blanche et poussiéreuse.
Je ne peux rester là sans rien dire, et je voudrais être le plus neutre possible, le plus insensible et juste possible, lui dire combien je peux comprendre sa douleur, que je peux l’entendre du moins, et qu’elle peut me la confier et au milieu de la phrase, fausse et malhabile, que je lui adresse comme avant moi cent autres, elle se tourne de nouveau face à moi, et sans cruauté, le regard posé à peine sur moi, et comme à l’aveugle, défiant au-delà de moi ceux justement qui lui ont tenu les mêmes propos cent fois, elle me coupe et murmure —
il n’y a rien à dire vous savez, tout ce qu’on dira, les politesses, et les excuses, les compassions et le reste : de l’orgueil, rien que de l’orgueil, et je n’en veux pas, ni pour moi ni pour les autres, non je ne veux pas de cet orgueil de vivants, alors, je vous en prie, ne faites pas d’effort, ne dites rien, pour une fois, ne soyez pas lâche, ne soyez pas obscène, ne soyez pas là du tout d’ailleurs, et ne dites pas que vous savez ce que je ressens, car vous ne savez rien — et d’ailleurs je vous plains, parce que vous ne savez pas, pas encore, mais quand vous saurez, vous vous retrouverez sans secours et aussi démuni que moi : alors je vous plains parce que vous ne savez pas — et je ne vous dirai rien d’autre, je n’ai rien d’autre à dire : parce qu’on n’apprend rien de ça, impossible qu’on apprenne, et qu’on se transmette quoi que ce soit, je me suis tellement dit ces dernières années — elles sont si peu nombreuses en fait, je m’en rends compte à présent — que j’étais la fille de mon enfant, mais aujourd’hui, j’ai l’impression d’être sa veuve, c’est absurde, vraiment : et il ne m’a rien transmis, aucun héritage, aucun véritable souvenir, pas eu le temps de parler, il n’a pas eu le temps de dire mon nom, trop petit pour marcher, trop jeune pour être autre chose que mon enfant que personne ne connaissait réellement, et qu’y avait-il à connaître de lui, un nouveau-né de quelques années — mais serait-il devenu autre chose qu’un nouveau-né à mes yeux ? et comment le savoir ? — alors je n’ai rien à transmettre de lui, aucun don, aucune particularité à témoigner, rien vraiment qui le distingue des autres enfants : non, je ne sais pas qui je pleure, et de quoi je porte le deuil : de l’enfant qui est mort et dont je ne sais rien, ou de l’homme en lui qui n’a pas vécu, et qui n’aura rien souffert, dont je ne parviens pas à deviner ce qu’il aurait été, quelle enfance, quel adulte, quel vieillard peut-être ; alors n’essayez pas il n’y a rien à dire, rien du tout et ce n’est pas la peine d’essayer ; à la limite, la seule chose qu’on pourrait faire, qu’on devrait faire, qu’on ferait si on en avait la force et le pouvoir, et le courage aussi, ce serait de massacrer tout le reste de l’humanité, qu’il ne reste rien à pleurer, rien à garder précieusement, qu’on n’ait plus rien à perdre, personne qu’on puisse pleurer et vivre après, mais bien sûr c’est impossible, malheureusement, et pourtant, pourtant quand je croise des gens comme vous maintenant, j’ai de furieuses envie de vous aimer au point de vouloir tout faire disparaître, c’est idiot n’est-ce pas, et vous me croyez folle, je le pensais aussi, mais c’était avant de me coucher, hier, le deuxième soir après sa mort — le premier soir je n’ai pas dormi je suis restée assise toute la nuit pour n’avoir pas à dormir, n’avoir pas à renoncer à cesser de penser, n’avoir pas à m’allonger comme lui, mais rester assise toute la nuit pour combattre l’idée absurde que je puisse continuer à penser à lui qui était mort, mais le deuxième soir, on m’a mise au lit de force, comme un enfant, et j’ai renoncé par fatigue, lâcheté, orgueil, parce qu’il y a bien un premier soir : enfin — ma fierté aura été celle de l’avoir repoussé jusqu’au deuxième soir ; finalement je me retrouve allongée toute habillée dans le lit, il fait encore un peu jour, il y a un peu de bruit dans le salon, des murmures, des ombres qui passent sous le bas de la porte en chuchotant ; toute cette animation ridicule dans la maison d’un mort ; et je me mets à penser pour ne pas dormir : à des carnages, oui, de véritables carnages, je pense à ceux que je croise dans la vie, non pas les personnes que je connais personnellement, mais toutes ces foules, dans le métro, la rue, les gares, et je me dis : s’ils savaient, si seulement ils savaient, que la vie s’arrête parfois, qu’elle est mortelle, que la vie ne suffit pas à pouvoir lui survivre, que rien ne suffit, qu’un jour ça se termine et pourtant nous on continue, on est là alors que plus rien n’est là qui pourrait le justifier, lui donner un peu de sens, nous permettre de continuer, non, et qu’on continue quand même — s’ils savaient tout cela, que la vie cesse lorsqu’ils ont le dos tourné, mais quand ils se retournent, c’est fini, c’est déjà fini, on peut bien le secouer, lui donner des coups sur le ventre pour qu’il recommence à vivre, c’est terminé, une fois arrêté une seconde, c’est terminé pour toujours — et nous on continue, on ne sait pas pourquoi on continue alors que tout s’est arrêté, qu’il est là allongé et qu’il dort, qu’il fait semblant de dormir, que c’est un jeu, mais un jeu sans règle vous voyez, il a arrêté de respirer sans raison, il dort et la seconde d’après il ne dort plus mais il n’est pas réveillé, il ne se réveillera pas, et il continue à ne pas dormir, oui, les médecins diront mort subite et on sait bien que ça ne veut rien dire, qui est capable de comprendre cela, vraiment, un tel mot : mort subite : meurt-on autrement que subitement : et quand ils disent à la télévision, emporté par une longue maladie, on ment, bien sûr : c’est subitement que la vie cesse, d’une seconde sur l’autre ça se termine — s’ils savaient tous ceux qui dans le métro, les gares, les rues, les télévisions et autour des cimetières, s’ils savaient tout cela qu’un jour autour d’eux ça s’arrêtera sans eux, ils ne seraient pas là : alors autant en terminer tout de suite, et je rêve de cela et ça m’apaise immédiatement, ces carnages — ce n’est pas moi qui les commets, seulement j’y assiste, et cela m’apaise — je m’endors dans la seconde : quand je me lève le lendemain, j’ai un poids en moins, l’humanité massacrée qui cesse de respirer dans ma tête, c’est un poids en moins, je respire mieux, mais j’ai alors tout ce deuil à mener, c’est ainsi, le deuil de ceux que j’ai vu massacrer pour pouvoir m’endormir : mais ce deuil est normal, et moi je l’accepte — une mère doit porter le deuil de tous les enfants des autres qui ne sont pas morts, pas encore, et qui, s’ils mourraient, feraient mourir toute l’humanité avec eux ; cependant personne ne le sait, vous non plus ne le savez pas, non, et il faudrait le dire aux gens, mais personne ne comprendrait, ils me diront folle, et je me tairai, j’irai les plaindre, j’essaierai alors sans orgueil, de les massacrer chaque nuit pour soulager en eux la perte qu’ils ignorent et qui les fauchera, la faute qu’ils commettent à ignorer ainsi leur douleur future, le jour, à vivre sans elle la nuit qu’ils rêvent sans penser aux carnages que moi je regarde, apaisée, le soir, et tout est bien, tout est si bien, tout est normal, tout est acceptable enfin, oui tout est bien, ça se passe de mots, on n’a rien à dire, rien du tout, parce qu’on ne sait pas, et quand on saura on n’aura rien à dire —
Quand elle a fini, elle se détourne à nouveau de moi, le visage éteint, les yeux absents pour dévisager le mur comme à l’instant elle me dévisageait : pendant une seconde je me demande si c’est bien elle qui vient de parler.
Le vent est de plus en plus fort, mais elle ne cille pas. Le soleil ne cesse pas de passer devant puis derrière les nuages : le mur miroite de reflets incessants, comme une vitre opaque — ou la glace sans tain des interrogatoires derrière laquelle on se sent observé.
Un groupe d’hommes en noirs tournent au coin de l’allée et s’approchent sans mot — ils sont jeunes, ils sont perdus, ils avancent sans rien voir d’autre que le sol qui les emmène ; ils entourent un vieil homme, et tous marchent à son pas. Ils nous dépassent et viennent se placer, quelques mètres plus loin, en bordure de l’allée devant une large tombe aux dizaines d’inscriptions qui finissent par ne plus rien dire : à notre fils, à notre frère, à notre ami , à notre père, à notre compagnon… Il n’en manque pas une.
Le vieillard prononce quelques mots que je n’entends pas à cause du vent, qui les protège. Peu à peu, je comprends qu’il récite quelque chose — je ne perçois que le rythme, la séquence balancée du souffle ; mais lorsque, une seconde à peine, le vent tombe, j’arrache au passage quelques mots :
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,Et pas un mot de plus — ceux qui l’entourent restent là sans bouger, à écouter le vieil homme réciter, un peu courbé mais soutenu par une femme à sa gauche qui lui tient le bras.
Le vent est très fort maintenant, et je brûle de demander à la jeune fille ce que contenait le mot qu’elle a déposé sur le cercueil, dans le trou avant qu’on le referme. Mais comment formuler cela.
Là-bas, un jeune homme du groupe a sorti un instrument de musique et joue quelque chose de vif, d’entraînant et qui sonne jazz, un peu klezmer autant que je puisse en juger. La clarinette m’apporte des sons hachés, un peu faux et découpés sans mesure par le vent. Tout cela leur appartient sans doute.
Quand ils ont terminé, on lance le journal du matin dans le cercueil, avec des fleurs — on passe l’un derrière l’autre devant le trou, se recueille un instant avant de s’écarter, puis on s’éloigne au même rythme du vieillard, et on tourne le coin de l’allée par où on était venu.
Le trou reste béant, et dans quelques minutes seulement, des types viendront le reboucher. Gestes automatiques, rituels de peu qui font regretter presque les pleureuses antiques qu’on payait pour hurler au mieux.
Après avoir fini de manœuvrer avec leur pelleteuse, ils jettent une dernière cigarette dans la terre, et s’en vont à leur tour. Elle a sans doute raison : il n’y a rien à dire.
Je me retourne vers elle et prend courage à une rafale de vent plus forte pour lui demander d’un souffle finalement ce qu’elle avait écrit sur la feuille lancée au cercueil, mais quand je dis les premiers mots il n’y a plus personne à côté moi.
Dans la grande allée à droite, je devine au loin une silhouette sombre qui avance lentement, qui n’en finit pas de reculer à mes yeux dans le chemin — qui devient si minuscule qu’elle va se confondre avec les cailloux de l’allée, et vient s’effacer derrière l’un d’eux sans mouvement.
Le vent circule désormais librement d’une seule haleine dans les allées grandes ouvertes à lui : quand il y avait du soleil, on avait du mal à soutenir du regard l’horizon à cause de la réverbération de la lumière sur les chemins blancs de poussières. Maintenant, c’est un autre monde. Une sorte de brume blanche et lourde s’est levée, fouette le visage, disperse le chemin. On le respire à chaque pas, plié pour avancer.
Je trouve refuge dans un carré protégé du vent par des buissons plus hauts, des arbres droits et épais — le bruit des rafales est ici arrêté et on peut entendre de nouveau le silence continu du lieu scandé par le claquement sourd du drapeau à quelques mètres au-dessus du sol.
C’est le carré militaire — les croix disposées comme dans un défilé, à distance égale l’une de l’autre, légèrement en quinconce et si rapprochées que, peut-être, à moins de les avoir enterrés debout, les corps en dessous se mêlent.
À la surface, la discipline et la parfaite harmonie des formes et des espaces — en profondeur, une fosse commune sans doute, un grand trou dans lequel on a jeté comme on a pu les corps, les fragments de corps, et parfois même des uniformes seulement. On aurait mieux fait de dresser un ossuaire à moitié enterré et cerné de vitres transparentes dont on pourrait faire le tour pour se recueillir.
Le carré n’est pas si grand — placé lui-même dans le carré central, j’imagine qu’on est à l’intersection des diagonales du grand ensemble. Près du drapeau, une plaque monumentale rappelle les circonstances — ce pour quoi ces hommes sont morts, et les dates.
Il y a ici toutes les cruautés — tel qui meurt le jour de sa naissance, à vingt ans ; tel autre dont la date est celle de l’armistice ; ou sur deux croix en regard, c’est le même nom, deux frères, tombés le même jour. Sous les dates, on lit parfois les grades, comme si la vie s’était figée autour d’eux et de leur hiérarchie au moment de la mort : ça n’a aucun sens.
Sur l’immense plaque commémorative, la liste des noms gravés par ordre alphabétique compte beaucoup plus d’hommes que de croix alignées ici — les autres ont dû être enterrés ailleurs ; ou plus sûrement n’ont pas pu être identifiés.
Je ne peux m’empêcher de vérifier que mon nom n’y figure pas — c’est ainsi. Je ne le vois pas. Malgré moi pourtant, je me dis qu’il manque, qu’il y a ici comme un creux dans lequel rien ne s’ajuste. Si je suis protégé par le vent, le drapeau convulse plus haut avec violence. Sur la plaque, rien ne se reflète, je touche la forme des lettres, comme Thomas plonge les mains dans les plaies du Christ : vérifier le passé par la profondeur acquise au présent. Et toucher sa propre main ensuite, voir ce qui ne saurait être compris.
Je cherche à quitter le carré immédiatement, suffoquant presque, mais je ne trouve pas la sortie : je fais le tour plusieurs fois en vain — c’est comme si les buissons s’étaient refermés sur moi. Je cours maintenant, refaisant dix fois le tour du carré, inspectant les recoins, et je me mettrais bien à genoux pour me faire un passage dans la terre meuble et passer de l’autre côté.
Je préfère cependant enfoncer un arbuste qui me semble plus faible, et je me retrouve sur l’allée, respirant de nouveau dans la violence du vent, tout ce mouvement des choses, les petits cailloux des chemins soulevés en rideaux de fumée.
Je cherche maintenant la sortie — et évidemment plus je cherche, plus je me perds, plus je m’enfonce : à l’opposé du carré militaire, je me retrouve devant la 58ème division : pierres identiques, blanches et polies, presque sans inscription ; on n’y entend pas le même vent qu’ailleurs.
C’est ici l’ancienne fosse commune — l’actuelle division à caveaux de terrain commun : litote méprisable pour dire plus simplement, plus justement, le caveau des indigents. Cinq ans, exige la loi, dont la précision absurde effraie autant qu’elle rassure : cinq ans (non pas six, non pas quatre) : mille huit cent vingt cinq jours — environ — dans l’attente qu’on les réclame, les corps jetés là qu’on imagine les uns sur les autres : on imagine mal, tout cela se fait dans les règles, la loi encore et toujours qui dit la vie et la mort en terme aussi précis, absurde qu’une ordonnance de caserne. Cinq ans, donc, ici : et pourquoi pas deux jours ? Si le corps après deux jours n’est pas réclamé, le sera-t-il pendant cinq ans ?
Cérémonie et concession gratuite : non, pas gratuite, mais payées par l’État, qui prend en charge la misère quand elle n’a plus besoin de rien.
Cinq ans plus tard, sans cérémonie, on déterre le corps et ce qu’il en reste, on le dépose dans le crématoire — on répandra les cendres quelque part, qui cela regarde ?
Dans vingt ans, quand on se souviendra du mort qu’on avait laissé là cinq ans, puis quinze en poudre, on viendra s’agenouiller sur la terre molle de l’endroit, on arrachera quelques brins d’herbes qu’on mettra dans une boîte, et on paiera cher l’oubli : la concession, cette fois, se louera à prix d’or. Location qu’on se transmettra de génération en génération jusqu’à se lasser de génuflexions sur les brins d’herbe des indigents.
Autant donc arriver directement là : des pierres sans nom, sans visage et sans mot — non pas seulement des indigents, mais combien d’imprévoyants, ou de trop prévoyants qui font vœu d’être enterrés ici, montrent paradoxalement une vanité plus grande encore. Combien de corps ici morts sans avoir eu véritablement de vies ?
On ménageait dans les siècles passés un endroit du cimetière pour les enfants morts sans avoir été baptisés : les morts-nés avait leur espace de condamnation où les plaindre, c’était non loin du carré des indigents. Maintenant bien balayé, aussi proprement entretenu, et même plus nettement, que les autres divisions, l’endroit défie les larmes et les hontes. Rien n’y paraît, rien.
Que tout cet orgueil des cendres et des restes m’insupporte. Comme on occupe de la terre ainsi, comme on la peuple de tant de corps cassés, cassants sous la dent des insectes. Comme on ferait mieux d’aller, parmi les vivants, si les visages et les corps répondent à l’appel que d’autres visages dressés, d’autres corps lancent en passant au près, et ce qu’ils répondent.
Je prend l’allée qui se présente à moi, et m’échappe.
Je sors — impossible de sortir davantage d’un lieu — je sors par la grande porte Sud : c’est le porche conservé de l’ancien couvent qu’on a démoli pour bâtir le cimetière — mais est-ce qu’on bâtit vraiment un cimetière ? — ; porche monumental et orné, statues, linteau, dévotion.
Je m’attends à voir les formules magiques qu’on trouve d’ordinaire au-dessus des cimetières : celles qui imposent à se souvenir, souvent en latin, lettres majuscules, terribles, magnifiques.
Elles n’y sont pas, bien sûr.
À la place, à hauteur d’homme, on a placé un écriteau signé des services municipaux : il indique au promeneur les tombes remarquables, les hommes illustres qui peuplent les allées.
Ici aussi, on transforme les lieux de souvenir en espace touristique. L’éternité a décidément toujours un avenir — mais c’est pour ceux ici-bas qui s’y vautrent : non plus pour les crânes et les cendres en poussière.