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Bob Dylan | Fenêtres ouvertes
Bootleg volume dix-huit
vendredi 17 octobre 2025

The Bootleg Series Vol. 18 : Through the Open Window (1956–1963)
Sortie prévue le 31 octobre 2025.
Deux éditions :
— Coffret de luxe 8 CD : 139 pistes (48 inédites, 38 prises rares),
livret relié, captations de 1956 à 1963,
concert complet de Bob Dylan Carnegie Hall 1963.
— Édition standard 2 CD / 4 LP : 42 titres sélectionnés.
Chronologie : des premières bandes de Saint Paul (1956)
aux sessions de The Times They Are a-Changin’
et aux concerts new-yorkais de 1963.
On pourrait croire que, dans l’ombre d’un siècle qui use tout jusqu’à l’os, les œuvres finissent par se taire, épuisées comme le reste. Et pourtant : Through the Open Window s’annonce, dix-huitième album « pirate » de Dylan dont l’œuvre semble décidément inépuisable — dix-huit volumes souterrains, obstinés, creusés dans la marge vivante de son propre mythe.
Il y a peut-être quelque chose d’excessif, presque indécent, dans le simple fait d’énoncer le chiffre : dix-huit, le nombre seul est une rumeur, suite aussi musicale qu’obsessionnelle, suite ininterrompue d’ombres qui parlent à voix basse à l’intérieur de l’œuvre.
Dix-huit volumes clandestins de cette discographie parallèle qui, à elle seule, pourrait constituer l’œuvre d’un autre artiste entier et qui pourtant n’est qu’un souterrain de la sienne. Parallèle, vraiment ? Marginale, oui, comme la marge tient les pages du cahier ensemble. Le mot « pirate » ne dit pas tout : il faut l’entendre dans son double écho, étouffé d’un côté par la mécanique commerciale qui orchestre ces rééditions, mais traversé aussi par autre chose — qu’on aurait tort de réduire à ce bruit de fond sonnant et trébuchant. Oui, ce sont des enregistrements fossiles — sessions informelles, jams, captations de jeunesse — mais publiés du vivant de l’auteur, sanctuarisés par sa volonté. Une autre manière d’habiter le temps : laisser traîner derrière soi les échos, les chutes, les brouillons magnifiques ou manqués, les captations volées ou offertes, ces traces qui parfois éclairent davantage que la lumière elle-même.
On dit souvent : le passé est un pays lointain. Dylan le transforme souvent en cette contrée encore hantée ; et le passé se réinvente. Voici le dix-huitième tome pirate de ses ombres — moins pour les dissimuler que pour les rendre autrement vivantes. Cet album, comme les autres des Bootlegs, ne reconstruit pas une jeunesse sage, la ranime dans le présent, son tumulte.
Soit donc ce nouvel opus — Through the Open Window — ouverture dans la mémoire, déchirure dans la chronologie. Les enregistrements précèdent la légende : c’est le jeune homme de 1963 qui chante, l’avant-monde avant que le mythe se cristallise. La singularité de chaque Bootleg est de faire de son origine non pas un mausolée, mais une chambre ouverte, faille dans la pierre où le passé respire encore. Et de multiplier les origines aussi bien. On ne tient pas là un simple recueil historique : mais un écosystème fragile où la musique naît dans ses scories, ruptures, hésitations qui sont ses véritables points d’appui et ses fragiles puissances.
Oui, il y a dans ce dix-huitième volume des Bootlegs quelque chose d’un geste ancien — non pas le geste des archives, mais celui des revenants. On ne sait jamais vraiment si Dylan ouvre une fenêtre vers son passé, ou si c’est le passé qui entrouvre une porte pour venir nous visiter — c’est toujours la même confusion, la même ruse.
On annonce deux sorties : un coffret de luxe, un album ordinaire — deux manières d’entrer. L’un, grand tumulus de 139 pistes, 48 prises jamais entendues (cent photographies, une chronologie qu’on devine déjà trafiquée, des archives retrouvées pour ranimer chaque ombre). Voici tout ce que le temps avait laissé dans les marges — un laboratoire de la naissance du chant. Ça commencera avec les captations adolescentes à Saint Paul de 1956, en passera par les sessions de tous les jours, les appartements, les clubs, culminera dans le concert mythique de Carnegie Hall, du 26 octobre 1963. L’autre, plus resserré, plus épuré — poignée de morceaux choisis, 42 gestes qui dessinent une ligne claire dans la forêt dense de ces années-là.
Le coffret sortira le 31 octobre — quelques titres échappés suffisent à faire que le passé recommence à se faufiler dans le présent. Ce qu’on entend déjà : bien sûr, la netteté fragile des voix encore pleine d’elle-même, chaque mot qui sort d’un hiver qu’il traverse enveloppée de sa brume.
Dans la version alternative de Boots of Spanish Leather, la chanson semble s’écrire au fur et à mesure qu’elle est dite, avance sur la pointe des pieds comme si elle avait peur de se retourner. La version que l’on croit connaître — la forme achevée — est déjà une confidence mûrie. Ici, la diction est moins assurée, mais c’est précisément cette hésitation qui bouleverse parce que c’est elle qui la constitue de part en part : on y entend l’homme au moment où la chanson lui arrive, confidence qu’il s’adresse à lui-même, et le mot hésitant, la douleur qui n’a pas encore trouvé sa clôture. Le poète y marche sur cette corde instable de la peine, et nous marchons avec lui, toujours sur le point de tomber avec le poème.
Dans la même veine, l’outtake de Moonshiner. L’appropriation d’un chant traditionnel est toujours un déplacement : ici, la chanson vacille et se cherche, s’aligne mal, pourrait s’interrompre et ne le fait pas — donne ainsi à entendre l’ajustement permanent intime du geste qui rejoint ce qui s’éloigne. Le silence entre les notes vibre davantage que la note elle-même. Le souffle ne s’installe pas, trébuche, se relève, glisse encore. Outtake : manière de masquer qu’il s’agit là du vrai lieu du chant, la zone où la voix ne sait pas encore si elle tiendra. Enregistrement de jeunesse traversé déjà par cette fatigue ancienne qui ne le quittera plus. Pureté de la voix que porte déjà le grain éraillé des années 1970, la rugosité du vieil homme, la plainte rauque des concerts tardifs. Cette voix-là, encore intacte, contient toutes ses métamorphoses.
2025. Dylan a près de 80 ans et la jeunesse s’obstine ; dans cette jeunesse, déjà, le vieil homme respirait — on l’entend seulement maintenant. Peut-être que la seule éternité possible est là : que quelqu’un continue de chanter, depuis une autre rive du temps, et que nous soyons toujours capables de l’écouter. À chaque bootleg, une strate de lui-même qu’il nous rend — corps de vieillard qui puise dans la jeunesse quelque chose d’inaltérable.
Sa dernière ruse : ne jamais mourir, habiter dans sa voix pour qu’on puisse habiter dans la sienne, et que nous soyons contemporains de toutes ses époques à la fois.


