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Koltès | Le bonheur d’avoir écrit

Février 1988

samedi 28 septembre 2019


Texte paru dans un supplément du Monde en février 1988.
Il a paru dans la traduction grecque de La Nuit juste avant les forêts, Athènes, éd. Agra, s.d., p. 71-74), ici retraduit en français par Cyril Desclés, Marianne Katsoyannou et Dimitra Kolonia.


Le besoin d’écrire est difficile à expliquer. Je crois que c’est un peu comme la drogue : on commence par hasard, on y prend plaisir, et après, on ne peut plus s’en passer, malgré le fait qu’on ne peut plus dire si cela fait vraiment plaisir. C’est comme l’héroïne, ce n’est pas sa présence qui satisfait, c’est son absence qui fait souffrir.

De toutes les formes d’art, je préfère la musique. Mais lorsque j’ai pris conscience que je devais faire quelque chose dans la vie, il était déjà trop tard. Du coup, je ne regrette pas que le hasard m’ait fait écrire pour le théâtre. J’ai le sentiment de flirter un peu avec la musique, ne serait-ce que de loin.

On pourrait s’étonner que j’écrive pour le théâtre, alors que je ne vais jamais ou presque jamais au théâtre et que je lis plutôt des romans. Peut-être parce que je l’aime beaucoup. Ou que je ne l’aime pas du tout, mais j’aime écrire pour lui.

La vraie difficulté à écrire consiste à s’imposer une discipline. La plupart du temps, il faut se forcer. Le plaisir d’écrire est quelque chose de rare : le vrai plaisir c’est d’avoir écrit. Mais si on n’écrit pas tous les jours, si on ne s’impose pas de travailler, on ne fait rien ; on peut ne rien faire pendant des mois entiers. Rien du tout. Et être très malheureux.

Le véritable exploit, du moins tel que l’expérience me l’a appris, n’est pas d’écrire mieux mais de trouver des moyens pour contourner les difficultés à écrire.

Toutes les excuses, les soi-disant blocages, les prétextes que l’on invoque pour ne pas écrire, et puis la crainte qui, elle, est réelle et qu’on remarque, on peut les maîtriser. On essaie de se souvenir du plaisir que l’on ressent lorsque l’on a fini. Quoi qu’il en soit, l’expérience ne permet pas d’écrire une pièce plus facilement que la précédente. Sur ce point-là, on est toujours débutant chaque fois qu’on commence.

Je crois qu’un bon auteur est celui qui sait manipuler les problèmes de structure, celui qui sait conduire un récit. Bien que « bien écrire » ce soit, pour un auteur, la moindre des choses.

On ne s’extasie pas devant un maçon parce qu’il sait enfoncer un clou. En plus c’est facile et très agréable. Je suis souvent très étonné devant les films français ou quelques pièces de théâtre que je reçois en voyant à quel point on se fiche du langage. Je ne le comprends pas : c’est pourtant plus facile d’écrire bien que d’écrire mal ; autrement il faudrait changer de métier. Sauf si on prétend reproduire exactement le langage de la vie. Mais dans ce cas, pourquoi demander aux gens de payer un billet et de perdre une soirée dans le seul but de voir et écouter ce qu’ils peuvent voir et écouter dans le café du coin, et certainement mieux joué.

Bien sûr que le théâtre raconte la vie. Bien sûr qu’on écrit avec un matériau qui ne vient que de la vie. Mais si on écrit une pièce de théâtre, si elle est mise en scène et jouée, c’est pour passer de la vie à un autre état, pour passer de la réalité à l’œuvre d’art, comme la transformation de l’eau en glace : la matière reste inchangée, mais c’est l’auteur qui allume le feu sous la casserole et la transforme.

La liberté, grand privilège de cette activité, en constitue en même temps le danger. Il y a une très grande solitude, on est ingénieur, ouvrier, contremaître et inspecteur. Il est donc inévitable de devenir un peu misanthrope, un peu mythomane, mais on s’y fait.

Quoi qu’il en soit, à la fin, il y a le plaisir de se glisser sur le plateau, de voir les gens assis dans les gradins, de mesurer la durée des applaudissements, je n’en ai pas honte. C’est le public qui est mon premier et dernier but, ma véritable motivation. Je veux, par conséquent, être joué et que les gens viennent au théâtre et qu’ils payent même cher ; c’est cela qui donne un sens à mon travail. Mon échec le plus grand serait qu’une de mes pièces ne soit pas jouée.