arnaud maïsetti | carnets

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Écrire pour le théâtre ?

Impossible

samedi 22 novembre 2025


À l’occasion de la remise du Prix Bernard-Marie Koltès – Prolonger le geste, en novembre 2025 à l’Espace BMK à Metz, le directeur artistique du lieu Baptiste Girard m’a demandé d’écrire un mot pour accompagner la proclamation du prix, en tant que parrain et membre du comité de sélection. Le voici.


Écrire du théâtre, vous n’y pensez pas ?

D’abord, la chose est impossible : je ne parle pas seulement des raisons austères, celles qui président à toutes les austérités à l’œuvre, aux politiques d’austérité qui tiennent lieu de politique tout court (même s’il faut en parler, chaque fois qu’on parle de théâtre : de ces austérités-là) : je parle de ces règles compliquées, de ces façons bizarres de parler — trop fort, ou trop doucement (parle-t-on jamais trop doucement, ou trop fort) —, de ces corps qui vont et disparaissent brutalement, de ces rêves tramés dans d’autres rêves, de ces raisons insensées de croire l’impossible, et du froid qu’il fait quand on sort, qu’on est seul.

Impossible, la chose l’est où qu’on la prenne et on peine à la saisir : raconter des fables qui excèdent le monde jusqu’à lui tourner le dos, ou dire le monde tel qu’il est et se laisser écraser par sa réalité, dévoré par elle.

Aucun sens, vraiment d’écrire, alors que « la seule chose qui aurait un sens — confiait Bernard-Marie Koltès — ce serait d’aller en Afrique soigner des gens, mais (ajoutait-il) il faudrait être un saint : tout le reste n’ayant aucun sens (c’est toujours lui qui poursuit, qui dit, et il faut imaginer la douleur alors, et le sourire), prenons la chose la plus futile qui soit, le faux, la fiction, et faisons-la parfaitement ».

Nous y revenons. La perfection impossible, le soin rageur à parfaire des machines de rien où mettre le tout du monde. Impossible, mais comme le serait un enfant, têtu, rêveur, plein de rage, dont on dirait qu’il est, décidément, impossible.

Faisons-la parfaitement : malgré la douleur, et dans ce sourire terrible, cela veut dire aussi le contraire de se réfugier dans l’écriture pour oublier le monde, et le contraire de considérer qu’on soignera le monde dans l’écriture. « Alors je sens des deux côtés — dit encore Bernard-Marie Koltès, à la fois du côté de l’existence et à la fois du côté de l’écriture, une attirance pour vivre l’un et l’autre d’une manière entière et je sais très bien que ce n’est pas possible ».

C’est là qu’on écrit peut-être, ce qui s’écrit. Des histoires pour de faux devant quoi de vraies larmes coulent, et des rires vengeurs qui renversent l’Histoire, la grande, qu’on peut toiser.

Fabriquer à mains nues, à bout portant, de la beauté impensable, insensée, et impossible. « Je vois aussi de si belles choses, avouait Bernard-Marie Koltès devant les couchers de soleil sur l’Hudson River quand on tourne le dos à Manhattan, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience ».

Ce qui reste : ce à quoi on est livré, comme en pâture : cette beauté qui ne console de rien, qui fait davantage rager peut-être, parce qu’on sait, devant elle, comment elle nous arrive trouée, empêchée par le monde — et que l’écrire est une façon de l’arracher à elle-même et de dire tout ce qui nous empêche d’y toucher pleinement.

« Ah oui, c’est vrai je ne supporte pas le théâtre — c’est encore Bernard-Marie Koltès qui parle, qui râle, et qui sourit, qui dit : on s’emmerde au théâtre quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps. Pour que je ne m’y emmerde pas, il faut que je sois saisi par une beauté ravageuse et indiscutable, et combien de fois cela vous arrive dans la vie ? »

Combien ? Et combien de fois pourtant on refait ce pari, l’hypothèse, de l’impossible beauté qui ravage, rend vivant malgré tout, fait honte à ceux qui tuent, rend digne pour un temps la tâche de vivre dans ce monde et de vouloir le raconter autrement ? Merci donc à vous, qui écrivez aujourd’hui, de tenir le pas gagné — d’affronter cet impossible avec vos mots, vos silences, vos colères, vos tendresses : de tenir tête au monde.

Écrire du théâtre ? Impossible, oui, et c’est pour cela qu’on y donne sa vie, une part de sa vie, l’impossible part qui rend l’autre possible.