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Jean Genet | Haute surveillance, ou du malheur

Je suis vraiment tout seul

lundi 11 décembre 2023


D’une version l’autre. Jean Genet n’aura pas cessé, comme pour bien de ses pièces, de réécrire : il y aurait presque dix versions de ce texte carcéral qui porta d’abord le titre Pour « la Belle » quand il le composa en 1942, en partie en prison sans doute, avant de s’appeler Haute Surveillance à sa publication l’été 1947 – texte sur lequel Genet reviendra régulièrement jusqu’à quelques mois avant sa mort.

La fin, surtout, paraît le lieu terrible d’un dénouement impossible à dire. Genet essaie tout et par tous les moyens voudrait affronter cette fin comme on jette le même vêtement sur un corps toujours différent ou comme au contraire on change de vêtement pour vêtir un même corps. Toujours la même énigme sur quoi se heurte le poète : le malheur consenti ou provoqué, celui qui tombe sur soi, qui écrase, soulève, rachète, le malheur qui scelle un destin et l’abolit, le signe.

Je dépose ici les deux extrêmes : la fin que l’on trouvait dans la première version publiée en 1947 dans la Nef, puis celle que Jean Genet avait proposé en 1988 pour une reprise chez Gallimard dans la collection Folio.

D’un bord à l’autre de la vie, cette phrase que Genet retranche, non pour la résoudre, mais parce qu’elle porterait silencieusement le secret de l’œuvre et qu’à la prononcer elle accomplirait sa plénitude, là où le silence au contraire l’appelle et la relance. « Je fais ce que j’ai pu pour l’amour du malheur. […] Je suis vraiment tout seul ».



Version de 1947



Lefranc marche sur Maurice qui recule de plus en plus

— MAURICE, effrayé : Mais tu es fou. Jules, je n’ai rien dit !
— LEFRANC : Ne gueule pas, c’est trop tard.

Il arrive à bloquer Maurice dans l’angle du mur où il l’étrangle.
Maurice glisse sur le sol, entre les jambes écartées de Lefranc.
Lefranc se redresse.

— YEUX-VERTS, le visage féroce : Ce n’est pas vrai ? Jules, tu ne l’as pas occis ? (Il regarde Maurice inanimé.) C’est bien. Tu as fait du beau travail.

Lefranc paraît épuisé

Du beau travail pour la Guyane.

Il descend de son piédestal

— LEFRANC : Qu’est-ce qu’on va faire ? Yeux-Verts, aide-moi.
— YEUX-VERTS, s’approchant de la porte : Salaud. Moi t’aider ? Tu me dégoûtes. Supprimer un gosse qui n’a rien fait ! Pour rien. Pour la gloire. Salaud.
— LEFRANC : Yeux-Verts… Tu ne vas pas me laisser ?
— YEUX-VERTS : Tu me dégoûtes.
— LEFRANC : Yeux-Verts !
— YEUX-VERTS : Ne me cause plus ! Et ne me touche plus ! Qu’est-ce que tu as fait ? Tu sais ce que c’est que le malheur ? Tu ne sais pas que j’ai tout espéré pour l’éviter ? Salaud. Salaud. Salaud. Et toi tu croyais tout seul devenir aussi grand que moi ? Tu espérais peut-être me dépasser ? Et tu as le courage de te servir d’un innocent. Mais, malheureux, tu ne sais pas qu’on ne peut plus me dépasser ? Je n’ai rien voulu. Tu m’entends ? Je n’ai rien voulu de ce qui m’est arrivé. Tout m’a été donné. Un cadeau. Du Bon Dieu ou du diable, mais quelque chose que je n’ai pas voulu. Et maintenant ? Maintenant ? Nous voilà encombrés du môme.
— LEFRANC, d’abord accablé se redresse : J’ai compris. J’ai compris que je ne serai jamais avec vous, Yeux-Verts. Mais dis-toi bien que je suis plus fort que personne. Parce que, moi, je n’aurai pas besoin de danser pour essayer de défaire mon crime. Je l’ai voulu.
— YEUX-VERTS : Voilà le danger. Tu t’amènes légèrement et tu décides de descendre un gamin ? Moi… je n’ai même pas la force de dire ton nom. Moi je n’ai jamais su que j’étranglais la gosse. J’étais emporté. Je ne voulais rejoindre personne. J’ai tout risqué tout seul. J’ai fait un faux pas qui m’a précipité dans le trou.
— LEFRANC : Laisse-moi si tu veux. Laisse-moi. Mais n’oublie pas que j’ai voulu devenir ce que tu étais…
— YEUX-VERTS : Ce que je suis malgré moi. Et ce que j’ai voulu, détruire en dansant.
— LEFRANC : Mais que tu es fier d’être devenu. Tu te fais briller. Tu t’épuises à briller. J’ai voulu prendre ta place…
— YEUX-VERTS : Et ton crime ?
— LEFRANC : Jusqu’au crime.
— YEUX-VERTS : Pas jusqu’au mien.
— LEFRANC : J’ai fait ce que j’ai pu. Pour l’amour du malheur.
— YEUX-VERTS : Tu ne sais rien du malheur, si tu crois qu’on peut le choisir. Je n’ai pas voulu le mien. Il m’a choisi. Il m’est tombé sur le coin de la gueule. Et j’ai tout essayé pour m’en dépêtrer. J’ai lutté. J’ai même dansé et tu peux en rire. Le malheur, je l’ai d’abord refusé. C’est seulement quand j’ai vu qu’il n’y avait plus rien à faire que je me suis calmé. Je viens à peine de l’accepter. Il me le fallait total.
— LEFRANC : C’est grâce à moi….
— YEUX-VERTS : Je m’en fous ! C’est seulement d’aujourd’hui que je m’installe complètement dans le malheur et que j’en fais mon paradis. Mais toi, toi, salaud, tu as triché pour y venir. Ce n’est ni Boule de Neige ni personne qui m’a appelé. Et si j’ai obtenu son amitié et celle de tous les durs de la forteresse, c’est parce que nous portons le même signe de la poisse.
— LEFRANC : Je suis plus fort que vous. Mon malheur vient de plus loin. Il vient de moi-même.
— YEUX-VERTS : Je m’en fous ! Tu es un salaud ! Et tu discutes ? Tu as l’audace de discuter avec moi !

Il cogne à la porte.

— LEFRANC : Qu’est-ce que tu fais ?
— YEUX-VERTS : Tu le vois bien, j’appelle le gaffe. (Il frappe à la porte.) Tu t’expliqueras avec lui. Et tu verras sur sa gueule si tu peux être avec nous.
— LEFRANC : Yeux-Verts…
— YEUX-VERTS : Salaud…
— LEFRANC : Tu as raison. Je suis vraiment tout seul.

Bruits de clés.
La porte s’ouvre.
Paraît le Gardien, souriant.

RIDEAU


Version de 1988



— MAURICE, effrayé : Mais tu es fou.
— LEFRANC : Ne gueule pas, c’est trop tard.

Il arrive à bloquer Maurice dans l’angle du mur où il l’étrangle.
Maurice glisse sur le sol entre les jambes écartées de Lefranc.
Lefranc se redresse.

— YEUX-VERTS, après un moment de silence et la voix changée : Qu’est-ce que tu as fait ? Lefranc, tu ne l’as pas tué ?

Il regarde Maurice raidi.

C’est du beau travail.

Lefranc paraît épuisé

Du beau travail pour la Guyane.
— LEFRANC : Aide-moi, Yeux-Verts.
— YEUX-VERTS, s’approchant de la porte : Non.
— LEFRANC, interloqué : Hein ? Mais ...?
— YEUX-VERTS : Ce que tu viens de faire ? Supprimer Maurice ? Le tuer pour rien ? Pour la gloire donc pour rien.
— LEFRANC : Yeux-Verts… tu ne vas pas me laisser ?
— YEUX-VERTS, très doucement : Ne parle plus, ne me touche plus. Tu sais ce que c’est le malheur ? Moi, j’avais tout espéré pour l’éviter. Je n’ai rien voulu de ce qui m’est arrivé. Tout m’a été offert. Un cadeau du Bon Dieu. Nous voilà encombrés d’un corps.
— LEFRANC : J’ai fait ce que j’ai pu, pour l’amour du malheur.
— YEUX-VERTS : Ce n’est rien savoir du malheur si vous croyez qu’on peut le choisir ? Le mien m’a choisi. J’ai tout essayé pour m’en dépêtrer. J’ai lutté, boxé, dansé, j’ai même chanté et l’on peut en sourire, le malheur je l’ai d’abord refusé. C’est seulement quand j’ai vu que tout était foutu que j’ai compris : il me le fallait total.

Il cogne à la porte.

— LEFRANC : Qu’est-ce que tu fais ?
— YEUX-VERTS : J’appelle les gardiens. (Il frappe à la porte.) À leur gueule tu sauras qui tu es.

Bruit de clé.
La porte s’ouvre.
Paraît le gardien souriant.
Il fait une œillade à Yeux-Verts.
Le Surveillant général en grande tenue, avec le surveillant de la cellule.

— LE SURVEILLANT GÉNÉRAL : On a tout entendu, tout vu. Pour toi et de ton poste, ça devenait cocasse ; pour nous, de l’œilleton du judas ce fut une belle séquence tragique, merci. (Il salue.)

RIDEAU