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La ville écrite | Ruine

L’indifférence des ruines

lundi 4 décembre 2023



Le seul moyen de racheter la faute d’écrire est d’anéantir ce qui est écrit. Mais cela ne peut être fait que par l’auteur ; la destruction laissant l’essentiel intact, je puis, néanmoins, à l’affirmation lier si étroitement la négation que ma plume efface à mesure ce qu’elle avança. Elle opère alors, en un mot, ce que généralement opère le « temps », — qui, de ses édifices multipliés, ne laisse subsister que les traces de la mort. Je crois que le secret de la littérature est là et qu’un livre n’est beau qu’habilement paré de l’indifférence des ruines.

Georges Bataille, L’Abbé C. (1950)


Il suffisait de prendre la premier chemin venu et de le suivre jusqu’à le perdre : c’était là. Maintenant se confondait avec ici. Tout pouvait avoir lieu, par exemple ce silence particulier qui précède tout deuil, avant qu’il ne déferle pour toujours. Celui-là.

La ville avait fini. Ce qui s’était accompli, on ne saurait dire ce que c’était. Si on devait être honnête, on trouvait une certaine grâce au désastre, et même une part de nous trouvait désirable la catastrophe : le calme tranquille de l’effondrement, on pouvait s’y blottir. Là était le dernier mot de l’Histoire, de la révolution, et il n’était pas sans éclat ni profondeur. D’ailleurs, il s’agissait de tomber en lui infiniment.

Puis, soudain – était-ce un remords, un scrupule ? – on s’arrêtait. Ou comme on jette un dernier regard vers cet amour qu’on laisse partir en train, et dont l’image, là, derrière la vitre embuée, nous anéantit et nous retient, nous arrache à la contemplation de l’abîme : on s’arrachait à ce regard que porte en nous les ruines. Oui, on résistait à se complaire dans la beauté facile de la désolation. Devant soi, la ruine qui signait de son nom la réalité entière s’étalait, toute faite de cette plénitude que possède l’évidence quand elle écrase. Mais en arrière, les rêves et les désirs, certains atroces et déchirants, d’autres coupables, de crimes affreux et de puissances encore inassouvis attendaient : ou plutôt, ils demeuraient encore en l’état et réclamaient qu’on les ramasse et les jette plus loin pour s’affranchir du monde tel qu’il était.

Si ce monde n’est plus capable que de promettre des ruines, il faudra bien qu’on forge ici et en nous d’autres manières de ne pas rejoindre le ciel et de rendre habitable nos peurs et nos délires. Le train n’est pas parti — pas encore —, et Tombouctou ou Ninive, Babylone peut-être, ne perdent rien pour attendre.