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Peter Watkins | La Commune (Paris, 1871)
Car la Commune n’est pas morte
lundi 10 novembre 2025

C’est là même, dans l’usine désaffectée de Montreuil où Méliès installa jadis ses studios, là où Armand Gatti et Jean-Jacques Hocquard avaient abrité la parole errante – lieu de mémoire ouvrière et de réinvention du monde par ce qui pourrait lui donner corps, images, langage –, que Peter Watkins réalisa ce rêve, ce film : La Commune (Paris, 1871). Les dates mentent en disant leur vérité. C’était Montreuil, l’aube de l’an 2000, le monde d’hier et à venir, puisqu’il était l’Histoire même au présent de sa fabrication.
Près de six heures. Une partie d’une journée pour refaire le monde malgré lui.
Un film ? Davantage ou moins que cela : la vie arrachée à elle-même pour être jetée là, devant nous. Treize jours et treize nuits de tournage en noir et blanc. « De longues séquences ininterrompues suivant l’ordre chronologique des événements de la Commune », dira Watkins : les personnages se développent de manière presque spontanée en relation avec les évolutions de la situation révolutionnaire et au même rythme qu’elle. Le temps sort de ses gonds pour s’éprouver réellement.
La plupart des acteurs n’en sont pas. Certains Versaillais, dit la légende, ont été recrutés par petite annonce dans Le Figaro. Les Communards, eux, parmi les habitants du XIXe arrondissement – et un groupe de sans-papiers d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. Watkins organisa des projections publiques suivies de débats autour de ses propres films : de ces échanges naquirent des groupes de travail dédiés à tel ou tel aspect de l’histoire de la Commune – autant dire de l’aventure humaine quand elle décide de prendre le large et d’inventer les formes de vie qui la rendraient digne. Chaque participant put ainsi travailler sur l’histoire de la Commune et sur sa propre histoire, accompagné de conseillers et de documentalistes. Les acteurs prirent en charge l’écriture de leurs dialogues. La destruction meurtrière de la Commune sera perçue par beaucoup dans la distribution, au point culminant de l’action, comme une défaite presque personnelle autant qu’historique, tant ils étaient les agents productifs de cette histoire.
À la fin du film : cette image, avant que soit chantonné Le temps des cerises.
La Commune, aujourd’hui ?
En jouant du trouble entre documentaire au présent d’une insurrection passée, l’anachronisme des situations se retourne sur le présent : c’est le passé qui se jette sur nous. Un journaliste de la télévision de Versailles diffuse une vision apaisante et officielle des événements tandis qu’une télévision de la Commune se met en place pour fournir les perspectives des rebelles parisiens. L’effervescence réelle se vit en se jouant : sur un plateau, 200 acteurs interprètent ensemble la liberté mise à l’ordre du jour.
Contre le monoforme que Watkins exècre, il propose cette forme ouverte et lente dans sa précipitation même, durée qui tout à la fois assemble et étire. Un champ magnétique capable d’accueillir toutes les formes parce qu’il prend celle du temps quand il s’invente.
Le film, comme tant d’autres du cinéaste, ne fut présenté que dans le cadre de festivals. Le musée d’Orsay l’a diffusé neuf fois, Arte deux fois – en fin de soirée, puis l’après-midi. Et puis ? C’est tout.
Parle-t-on assez de la Commune ?
Parce qu’elle effraie tant encore, on la réduit à ce désordre joyeux maculé de sang de prêtres versé par des soiffards inconséquents. On ne dit pas assez que c’est dans le sang des Communards que la République qui l’a répandu s’est baptisée. Que celle-ci a levé, pour expier les crimes de la Commune Rouge, l’hideuse église du Sacré-Cœur au lieu même où ils furent massacrés. Au moins 20 000 morts chez les insurgés pendant la Semaine sanglante. Peut-être 100 000 au total avec la répression qui suivit. « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle », écrivait Marx. Prononcer le nom de la Commune donne des forces. Sa défaite n’a pas dit son dernier mot.
Raconter la Commune ?
Non : la faire encore et autrement. Par exemple et en premier lieu dans un film qui est tout à la fois l’occasion de la transmettre et une manière de la prolonger. La façon de s’approprier quelque chose est de lutter pour elle. Watkins étend cette logique au cinéma, l’abordant comme un processus contagieux d’auto-éducation. Parce qu’apprendre est agir. Que l’Histoire est ce réservoir de gestes et de puissances où puiser du courage. Dans le processus de création du film, en se réappropriant l’histoire de la Commune pour la représenter, Watkins et sa distribution ont créé l’équivalent conceptuel d’un champ de bataille. Le territoire qu’ils ont occupé – physique et politique autant que conceptuel – était aussi bien géographique qu’historique. On ne se forge des armes qu’en apprenant à les faire.
Si la Commune de Paris, disait Jacques Rancière, a démontré elle-même que les travailleurs étaient capables « non seulement d’administrer une ville mais de construire un nouveau mode d’être ensemble », alors La Commune a montré que, pendant une période de résistance de classe au capitalisme comme les luttes en France dans la seconde moitié des années 1990, le cinéma radical peut aussi nourrir « un nouveau mode d’être ensemble ».
Rimbaud, regardant les mains d’une de ces communardes, rêvait aussi :
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
À vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c’est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d’ange,
En vous faisant saigner les doigts !
Je dépose ici le film de Peter Watkins, qui vient de nous quitter – et qui nous a laissé quelques films en héritage, et une pensée en mouvement pour testament.

