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Jrn | Des formes qui ne tiennent pas dans les mains

[05•03•24]

vendredi 3 mai 2024


Il penche la tête « raconte ». Je ne dis rien. Je souris. Il m’a appris à sourire.
Il m’aime. Je ne sais de quoi nous avons parlé, de quoi nous parlons encore. Est-ce que nous avons tout dit.
Nous avons dit l’essentiel pour nous. Ce qui reste lorsque rien n’est plus nécessaire — la ponctuation — l’enchaînement.
Il penche la tête « apporte-moi l’eau ». Je ne sais ce que je lui rapporte dans mes mains. Des objets impossibles, des couleurs, des formes qui ne tiennent pas dans les mains, des odeurs qui passent, des regards de gens d’ailleurs.
Nous nous rappelons le monde.

Danielle Collobert, Meurtre (1964)


Dans le train retour de Touraine, la musique forte pour m’isoler : comme si cela suffisait ; je perçois les cris derrière, au loin, tout près, des enfants qui hurlent, des discussions emportées, ou l’ennui (celle qui lira « Vieillir est une aventure » comme pour passer le temps, ce qu’elle traversera en elle du passé échappé à chaque ligne). L’écran ouvert sur des copies encore, toujours — cela durera trois semaines sans rien d’autre ou presque — et à bout portant, le pays immobile qui défilera laissant passer le ciel comme si de rien n’était, les pluies et vers Avignon, de la lumière soudain que déchirait la vitesse : la musique répétitive, puissante, jetait sur tout cela les couleurs qu’il fallait pour franchir chaque seconde et je n’étais plus que cela, une masse inerte lancée à trois cents kilomètres vers la mer écoutant des Agnus Dei baroques pour fins du monde promises en pure perte.

Dans la maison laissée derrière, combien de vies ? Je lis avant de me lancer dans une avant-dernière copie (chacune d’elles est une avant-dernière) quelques pages de Danielle Collobert : à la page 48, je trouve les forces qu’il faut, c’est dans Meurtre, c’est chaque instant dans cette vie.

On ne retient rien, alors chaque jour, je m’efforce de m’imposer ce travail : retenir une trace de chaque jour — ce sera cette fois cette image du monde deux fois plus grand, comme plié vers soi, prêt à s’écrouler : où est passé le monde ? Mais c’est nous qui sommes passés devant lui sans le voir, et si on se retournait, on le verrait à genoux, les mains sur le visage et retenant à peine ses larmes.