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Jrnl | À l’intérieur apparaît le monde

[23·11·12]

dimanche 12 novembre 2023


Aveu, aveu sans restriction, porte qui s’ouvre brusquement,
à l’intérieur apparaît le monde dont jusque-là le reflet terni restait dehors.

Franz Kafka, Journal, 1923

Retrouver le geste de frapper lettre à lettre les phrases qui sur l’écran disent ce qui au-dedans s’entassent et épaississent, jusqu’à l’étouffement : faire le contraire de mettre au clair pourtant, plutôt jeter au dehors pour se débarrasser — et aller : « Et pourtant pas de “et pourtant”. », dans le journal de Kafka, chercher à s’en épuiser des manières de s’affronter (le contraire de ce que Balzac avait inscrit au pommeau de sa canne : non, pas « Je brise tous les obstacles », mais tous les obstacles me brisent : faire de ce mot craché par le presque cadavre du praguois un mot de passe pour franchir — enjamber son ombre, c’est toujours la même obsession : retrouver, avec le bras libéré, le geste de frapper et pourtant (malgré tout) : cette sensation d’engourdissement le long du nerf ulnaire ne me quitte jamais, faire avec : faire sans la continuité de la pensée dans le corps — et si le monde résiste autant que le corps, être l’embarras en soi-même, où le geste est arraché à lui, traverse ce qui s’oppose à lui et sort toujours vaincu.

Désastre qui nomme le monde plus sûrement que le mot de monde : s’en tenir loin pour mieux le voir, ou s’approcher pour éviter la lâcheté de s’en penser préservé — l’approche de l’adversaire, décidément, n’a jamais été autant affaire de ruse et de pas de côté, et où qu’on l’envisage, la réalité de toute manière l’emporte et ravage.

Porte qui s’ouvre brusquement, écrit Kafka dans son journal — pour guise de journal, un cahier de format in -4° qu’il ouvrait au hasard pour noter, comme elle venait et sur n’importe quelle page ouverte, la pensée qui le traversait, sans date, ni d’autres précisions que la lame aiguisée de la douleur dans les derniers mois : sur les pages qui datent de 1923, quelques mots seulement ; le 3 juin, quand il meurt, il laisse dans ce journal ces notes de trois lignes qui est peut-être la dernière, mais on ne saura pas, un siècle après, quel part du temps arraché et nommé : elle est inscrite au milieu du cahier et on voudrait que ce soit l’ultime quand se formule l’aveu, l’aveu sans restriction : la porte qui va s’ouvrir pour Kafka va laisser passer autre chose enfin que le reflet du monde, oui, quelque chose va entrer, quelqu’un va apparaître, d’ailleurs on l’entend déjà, il va entrer et saluer, ouvrir la bouche, dire un mot : lequel ? Un coup de vent pourrait tout aussi bien claquer la porte et tout anéantir.