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Jrnl | Des moyens qui feraient frissonner notre humanité

[23•12•05]

mardi 5 décembre 2023


Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ?

Charles Baudelaire, Le monde va finir

Chaque jour que Dieu péniblement fait, jetant sur nous autres son pâle ouvrage de plus en plus bâclé, un mot surgit, nouveau et toujours plus désespérément qui nous laisse perplexes la plupart du temps, incrédules même devant l’ingéniosité de l’époque, las aussi de tant d’effort pour saccager ce qui reste de la réalité : soit aujourd’hui le mot de narratif — on ne saura pas vraiment ce que cela veut dire, mais on voit clairement ce qu’il dit et comment il sert à l’agenda de la domination : si l’enjeu est d’imposer un récit capable de mettre au pas le monde, il est crucial d’être moins maître des horloges que du roman qui sait organiser le temps ; installer un narratif qui pourra ainsi tenir lieu de grille de lecture des jours, des nuits et de ce qui entre les jours et les nuits nous tenaille — fabriquer l’enchaînement logique (autant dire fatale) des faits dans la mesure où ce narratif viendra confirmer ce qu’on voudrait que soit le monde lui-même du point de vue de ceux qui tiennent le manche pour mieux le fracasser sur le crâne de ceux qui voudrait l’empoigner : voilà tout.

Pour respondre au narratif/De vostre briefve expositive, propose Littré qui ne se trompe jamais, surtout quand il a recours à Orléans (Rondel, 69) — sauf qu’il ne souhaite illustrer par là nulle manipulation du langage posé sur la fabrication raciste d’un état du monde, seulement évoquer le « procès-verbal du fait » — on sait, aujourd’hui, qu’il n’y a de procès, et singulièrement verbal, que celui qui nous condamne à cette peine de voir la réalité entre les quatre fers de la violence dite légitime des forces de tous ordres : l’enjeu sera, ici comme ailleurs, de faire de l’usage de ce mot l’autre lieu du combat, d’organiser le rapport de forces à cet endroit-là et narratif contre narratif, renverser avec ce mot tout ce corps cadavre qui nous gouverne.

L’homme, sur le banc, restera assez longtemps pour que les oiseaux, d’abord craintifs, puis apprivoisés, s’habituent à sa présence, volent autour de lui, l’oublient, et puissent même le dévorer sans s’apercevoir qu’il est là.