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Jrnl | Et dans l’ardeur de la totalité

[25•10•08]

mercredi 8 octobre 2025


Dans les flammes flambe une flamme,

Si nous savions celle-là
Nous pourrions savoir le feu
Nous brûlerions l’air l’eau la terre
Et dans l’ardeur de la totalité
Le rien se réduirait jusqu’en
Cette cendre ultime qui n’est
Qu’appréhension d’une existence.

(Paris, 14 septembre 1974)

André Pieyre De Mandiargues, « Flamme essentielle », L’Ivre Œil (1979)

Mais nous ne savons rien, et dans ce rien logeons tout ce qui permet de l’agrandir jusqu’à lui donner la dimension du trou noir par où se faufila l’étincelle qui précéda ce qui précéda la première seconde — juste avant l’explosion ultime d’où les poussières d’étoiles sont nées et ne finissent pas de mourir depuis. Alors les certitudes ahuries des plateaux télévisés, alors les plateformes d’action, alors les sermons de chaire et d’os mal rongés, tout ce qui s’effondre : tout. Rien que la beauté du geste, te donne raison sur ce que tu détestes (disait à peu près la chanson). Ce matin, les deux vieilles femmes, mauvaises au café, parlaient : l’actualité, il n’y a plus d’actualité, il n’y a que de la déconfiture. J’ouvre le dictionnaire : déroute, fiasco, désastre, ratage, naufrage, insuccès, défaite, échec, banqueroute, faillite, écrasement, revers, chute, raté, capitulation, perte, retraite, infortune, avortement, non-réussite, mauvaise fortune. L’actualité loge dans ce trou noir qui ne cesse de s’agrandir aussi.

La mer autrefois vivante comme le ciel est maintenant réduite à ne sombrer que dans son reflet.

Je lis ces quelques mois d’hiver où Kafka trouvait refuge dans une minuscule mansarde que louait sa sœur Ottla — à la sortie du travail harassant, vers cinq heures du soir, il traversait Prague et se posait à la petite table de travail (Ottla avait pris soin de mettre du feu dans le vieux poêle à bois quelques heures plus tôt), et voilà la nuit qui s’ouvrait : tout pouvait être possible : le Médecin de campagne naitrait là, et les autres. Je pense au geste qu’il devait faire, au moment où il rangeait les papiers en désordre, qu’il sortait, refermait la porte. Ce geste-là, de refermer cette porte de la Ruelle d’or (en français dans le texte) du Château de Prague, au 22 Zlatá ulička, et je consulte Street View pour trouver en bonne place la nuée de touristes. Un tourniquet est placé à l’entrée de la ruelle : je suis de l’autre côté, du mauvais côté — pas différent peut-être du touriste, mais sans billet. Je possède pourtant en moi l’image, comme un talisman, de ce geste qu’il faisait, ces mois d’hiver 1917, de tourner la clé, et de jeter un regard de défi, de compassion et de fraternité aux étoiles.