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Jrnl | Qu’un seul de nous dans la tourmente

[04•07•23]

mardi 4 juillet 2023


Rien n’est perdu puisqu’il suffit
Qu’un seul de nous dans la tourmente
Reste pareil à ce qu’il fut
Pour sauver tout l’espoir du monde.

René Arcos, Le sang des autres, 1919


Au pied de la Pierra Menta, on pourrait bien être au sommet du monde ; il suffit de lever les paumes vers le ciel pour le heurter — on est par-dessus l’horizon ou quelque part où la terre se sépare d’elle-même et s’éloigne : on jouit de la vue de Babel juste avant nos langues emmêlées, d’ailleurs on ne dit rien : du haut de Babel, on ne disait sans doute rien ; au pied de la Pierra Menta on ne sera qu’au bord d’un des mondes, aussi éloigné que possible de la rumeur des choses qui nous parvient d’ici avec la violence que possède la mort devant l’arbre ou l’arbre qu’on abat et qui sert d’abri à un faible oiseau fuyant le rapace : on est la faiblesse de l’oiseau et le tronc de l’arbre, et le cri de l’homme qui frappe de toutes ses forces sur le tronc, on est tout cela au pied de la Pierra Menta tandis qu’on ne sait rien, qu’on regarde la montagne comme si elle était là depuis toujours, comme s’il n’y avait pas, plus bas, un enfant qu’on abat d’une balle dans la tête.

Sortir du monde rend l’exercice d’y revenir plus pénible encore et plus nécessaire, on s’y aventure avec davantage de précautions — apparait plus férocement la vanité : le masque comique et les vaines prétentions de s’y mêler ; se révèle tout aussi terriblement quand les événements ont lieu toute la puissance de la fatalité : comme d’un train qui déraille sur toute la durée de son trajet et qui finit par arriver dans une autre gare, qu’il ravage.

Serait-on voué à réduire cette vie au rappel insistant de la distinction entre violence et brutalité — que la violence est plus légitime quand elle s’exerce contre celui qui possède le pouvoir (et avant tout : le pouvoir de frapper sans être puni), et la brutalité plus injuste lorsqu’elle se révèle instrument de domination ? Le ciel met bien chaque jour de chaque nuit à refaire la course, et les couleurs qu’il invente chaque matin valent peut-être l’effort pénible de recommencer le monde.


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