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Jrnl | Qui laisse une trace

[23·11·26]

dimanche 26 novembre 2023


Qui laisse une trace laisse une plaie

Henri Michaux, Face aux verrous (1954)

Distance qui me sépare du monde : à peine une ombre, le souvenir de ce qui, dans l’ombre portée du souvenir, s’est échappé, s’efface ; distance qui sépare le monde de son retour : le temps que fait la lumière pour parcourir la vie entière ; distance qui nous sépare d’une vie possible : la même que celle qui lie deux corps au moment où ils s’éloignent à jamais sans qu’ils le sachent ; distance qui sépare la terre et le ciel : la mesure d’un corps quand il tend les bras et que les oiseaux, là-haut, s’enfoncent dans l’épaisseur de cette chair qui donne au réel l’apparence de la surface, l’apparence seulement, et le regret, et la terreur de ne pas lui appartenir.

On voudrait suivre les rouleaux de la mer et on n’y parvient pas ; on s’attache aux bêtes striant l’air au hasard comme pour lui arracher le secret que le ciel refuse, que les formes du temps pourtant découpent dans l’invisible à partir de quoi le vent pousse ses hurlements comme des appels, non, on ne parvient pas : on regarde de même les autres qui nous entourent, les inconnus au visage dément, terrible, les silhouettes qui viennent pour s’en aller, les mots qui sont dits pour laisser place au silence implacable et qui demeurent quelque part en nous où ils creusent le regret, la terreur encore.

Quant à la fureur qui s’abat sur les écrans comme si les écrans savaient amortir l’effroi, je ne sais pas quoi en faire, alors je la laisse atteindre mon visage, les lèvres saignent qui vont, désirant parler, cracher le sang, le nôtre issu du leur, là-bas, si près, qui s’éloignent à mesure du temps.