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Jrnl | Sur ma tombe où lentement j’arrive

[23•12•15]

vendredi 15 décembre 2023


(…) Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs.
Je meurs ; et, sur ma tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Nicolas Gilbert, Adieux à la vie

Au moment de mourir, le peintre se redresse : « du jaune, il faut du jaune… ce vert ne va pas… » — alors il ne meurt pas ; il se lève du lit, se rend à l’atelier, applique au pied de l’amandier en fleursde grands aplats jaunes qui teintent férocement le vert sans le masquer, regarde un peu, à peine, puis se détourne et la tâche étant faite, peut s’allonger et enfin mourir : sur les derniers jours de Bonnard, nul mystère, seulement cette violence qui s’inflige là où se cherche la matière : pourquoi le vert n’allait pas, et qu’est-ce qui n’allait pas dans ce vert ? Qu’est-ce que le jaune pouvait sauver, ou racheter, corriger, soulever ou traverser ? A-t-il, une fois déposé ce jaune, accompli ce qu’il fallait accomplir, achever l’œuvre de toute une vie et exécuter d’un geste l’ensemble des milles tableaux, le corps de Marthe compris tant de fois approchée allongée et nue, ainsi détourée finalement, fatalement ? — ou ayant déposé ce jaune et considéré, estimant qu’il ne faisait que prolonger la recherche sans l’accomplir, il s’est couché épuisé et espérant que l’agonie ne durera pas et qu’il pourrait bientôt retrouver Marthe déjà jetée en terre depuis quatre ans maintenant.

Ce 15 décembre qui nous arrive est évidemment un miracle, comme chaque jour, et comme tous les 15 décembre : il arrive pourtant qu’un tel miracle n’ait littéralement pas lieu — par exemple, et au hasard, en 1582, puisque le 9 décembre donna naissance directement au 20 décembre pour une sombre histoire de calendrier grégorien : du 9 au 20 décembre, une simple nuit, un intervalle imperceptible qui rend vain le comput intégral des jours de la création jusqu’à nous et d’autant plus vif le sentiment d’être sur la pointe la plus avancée du présent enfoncé on ne sait où encore.

C’est d’ailleurs un 15 décembre que Le Prince Faucon Toghrul Beg prend Bagdad, à qui et pour en faire quoi ? — il ne prend même pas la peine de raser Babylone qui dormait déjà du sommeil de juste sous les dunes : et c’est un 15 décembre que meurt le poète Nicolas Gilbert dont toute l’œuvre est une hantise de sa mort qu’il aura écrit tant de fois qu’il donna naissance au XIXe s. qui l’oublia sitôt les premiers vers crachés par Musset et les autres, mais c’est un 15 décembre que naît Charles Lecocq qui eut le temps de composer un bref pamphlet contre la Grande Guerre avant de mourir à vingt ans, auteur d’un seul livre inconnu et introuvable dont le titre suffit à colorer de jaune entièrement tous les 15 décembre de ce monde : Zadig à Babylone.