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Jrnl | Un effroi après l’autre

[23·11·17]

vendredi 17 novembre 2023


Un effroi après l’autre.

Kafka, Journal du 30 juin 1914

Pour être exact, il écrit Schrecken über Schrecken — « terreur sur terreur » —, nous sommes seulement deux jours après le dimanche 28 juin, jour choisi par le jeune terroriste Gavrilo Princip pour pointer un peu avant onze heures son browning en direction du cou royal du Prince impérial d’Autriche-Hongrie prétendant au trône de Modèle (entre autres), et tirant, abattant avec François-Ferdinand de Habsbourg-Lorraine (et au passage la duchesse de Hohenberg) la première carte d’un château répugnant qui allait s’effondrer sous nos yeux, mais qui, quelques heures après la tuerie, amorçait déjà sa pompe venimeuse à coups de télégrammes d’ambassades indignées, de cris d’orfraie et de mensonges tactiques, mais non, ce ne sont pas ces effrois que consigne soigneusement ce mardi-là Kafka, seulement l’impression tenace qui demeure après une journée de visites à Hellerau auprès de prétendus amis opportunistes et cyniques, éditeurs récalcitrants ou mesquins, faux jetons et vrais manipulateurs, Wolff, Hegner, Haas et tous les autres, alors le soir quand il rentre il écrit rageusement à la volée toutes ces colères d’enfant impossible incapable de se tenir et s’en voulant : « je me suis mal comporté », mais le journal ne fait pas le récit des événements, se contentant d’établir la liste des noms des fâcheux qui chacun, un effroi après l’autre, a porté le masque affreux de la civilité, ce change donné à la vie sociale, effroyable mascarade des courbettes et des conversations quand il faudrait se tenir en dehors pour échapper à cette comédie, farce affreuse qui grimace, et de loin s’en tenir préservé, refuser de se sentir coupable, noter avec le calme rageur le désir d’être ailleurs et seul pour accomplir la tâche : traverser le temps de quelque phrases la violence de traverser l’effroi.

Sans doute faut-il malgré tout éprouver cet effroi réellement pour le venger, sans doute : mais en attendant, on le subit tant et terriblement — nous sommes deux jours après l’attentat de Sarajevo, et l’effroyable percute les effrois plus intimes de la conscience, mais effroi contre effroi frottent les uns sur les autres pour fabriquer ce sentiment du monde qui étouffe : ici, des fanatiques qui haïssent l’occupant voudrait en massacrant presque au hasard en finir avec leur oppression, mais ne font que précipiter leur propre désastre et entrainer avec eux tous les peuples jetés les uns sur les autres — l’occupation autrichienne en Bosnie, les nationalistes serbes armant le bras des fanatiques, les vieux empires aux moustaches les arrimant aux siècles lointains, les nations au sang fouetté par l’odeur du sang, on connaît l’Histoire jusqu’à l’écœurement et pourtant, on n’apprend aucune de ses leçons, la preuve : un effroi après l’autre, ne peut répondre que la terreur de l’effroi, et le désespoir.

Devant la mer après cette journée gâchée, je regarde la mer se succéder à elle-même : dans le bus qui m’amenait à l’hôpital, cette réclame : « le vélo, c’est la santé » ; et au retour, ce panneau avertissant du danger et suppliant presque « cyclistes pieds à terre » — la fatigue m’enveloppe comme l’écharpe que j’ai sortie aujourd’hui pour faire face vainement au vent et qui m’accompagnera désormais jusqu’en avril : je possède les armes que je peux face au temps, à l’effroi qui se succède comme une vague, celle qui n’existe que pour montrer la voie à celle qui suit, qui n’existe que pour montrer la voie à celle qui suit, qui n’existe que pour


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