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Jrnl | Une musique douloureuse et très haute

[25•12•09]

mardi 9 décembre 2025


Et je compris alors que j’étais mort ; je compris que ce pont, ces maisons, cette ville, je ne les voyais pas de mes yeux, mais que c’était une musique, une musique douloureuse et très haute qui suscitait en moi ces images.

Pier Paolo Pasolini, Les Anges distraits


Vent, ciel, trottoirs sur lesquels s’allongent les ombres sans crier, café noir, mer qui mélange son trouble patiemment faute de mieux, et ce sentiment d’être épuisé au réveil – par quoi ? –, toutes ces forces qui s’assemblent à chaque seconde comme si c’était la dernière fois, et qui recommencent la seconde suivante pour former cette vie : et qu’en faire ? Ceci, peut-être, mais ceci n’est qu’une façon de les inventer autrement, et ailleurs, ou pire — d’enregistrer en soi la résonance. Ce mois passé sans rien écrire d’autre que d’étranges lignes conjuratoires (écrire, autant dire : creuser chaque ligne écrite dans l’espoir (non) d’atteindre les couches inférieures où quelques gisements attendent, et qu’à les effleurer ils remonteraient à la surface pour la percer et tout détruire –, et pourtant, combien d’images qu’il aurait fallu déposer ici, croisées et que j’ai bel et bien emportées, et qui se sont échappées de n’être pas mises à mort. D’autres vents passeraient, me disais-je, et d’autres ombres sur d’autres trottoirs, et ceux-là se sont perdus, et je sais bien que ce sont eux alors qui m’ont emporté, et je ne fais que mal survivre à ce que je n’ai pas nommé, alors je regarde le vent, le ciel, les trottoirs encore, les cafés vides le soir, la mer peut-être d’où rien ne sort jamais qu’elle-même.

Achevée, cette lecture de Rainer Stach, la vie immense de Kafka — main gauche, les textes de sa main, jetés là, comme pour moi seul (c’est la pensée de chaque lecteur de Kafka, évidemment), et surtout ne pas déchiffrer, ne pas lire autre chose que ce que je lis : et le monde déployé alors, secrètement, comme un ventre ouvert dont les entrailles au sol ne servent plus à rien — s’en saisir et les enfouir de nouveau sous la peau, recoudre, lire dans les yeux du corps la vie les signes des douleurs et des joies ; achevée Petrolio, la méchanceté douce de Pasolini, y trouver ici aussi des armes ; repris le théâtre de Genet, la douceur aussi, la vengeance qui s’accomplit sous la langue du tortionnaire qui s’aiguise sur la gorge de la domination ; ouvert, Mascolo, qui regarde dans les yeux, jusqu’où la lâcheté se loge, et qui soulève aussi, tend la main on croit que c’est par amitié, mais c’est aussi pour nous confier l’arme, une arme que nous seuls pouvons apprendre à se servir : n’obéit qu’à son poignet, alors on est seul, on ne possède que le regard posé sur nous de l’ami mort, et son rire silencieux posés sur la page qu’on lit vingt fois de rage et de tristesse, rage et tristesse mêlées qui forment comme cette joie grave qui ne quitte plus ; sur la table de travail, du pain sur la planche pour mille ans.

Que le deuil est une façon d’habiter le monde, et de marcher sur lui, et de n’être plus jamais seul dans la foule des vivants si peu insomniaques, plus morte que ces cadavres qui continuent de comploter par nous les mondes autres.