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Pierre Soulages | Sur papier
En sortant de l’exposition « Soulages, une autre lumière »
mardi 18 novembre 2025

Présentée au Musée du Luxembourg à Paris du 17 septembre 2025 au 11 janvier 2026, l’exposition Soulages, une autre lumière dévoile un pan méconnu de l’œuvre de Pierre Soulages : ses peintures sur papier, réalisées du milieu des années 1940 aux années 2000. Rassemblant environ 130 œuvres, elle met en lumière l’importance du papier comme lieu d’expérimentation du geste, de la matière et de la lumière. Une plongée dans l’atelier intérieur de l’artiste, où s’inventent les équilibres qui nourriront toute son œuvre, de l’encre au brou de noix jusqu’aux recherches les plus tardives.
— Site du Musée du Luxembourg
— Site de Pierre Soulages
I.
Printemps 1942. La revue de propagande Signal publie un article sur « l’art décadent » — éructation paranoïaque du fascisme triomphant qui voit dans le modernisme le symptôme d’un art qui se complaît dans la dégradation des formes, se livre à des « défigurations » infamantes, renonce par impuissance à la représentation naturelle, seule vraie, de la nature, obscurcit ce qui devrait rester pur ; un art « dégénéré » sous influences évidemment étrangères, morbides, corruptrices et coupées du « peuple », menace pour la civilisation de la pureté. Pour étayer le réquisitoire, le critique nazi exhibe, autant de preuves à charge, des œuvres d’Ernst, de Dalí, et de Mondrian.
Un jeune homme, né à Rodez en 1919, feuillette la revue par hasard ; il dessine depuis qu’il est enfant des paysages d’hiver de l’Aveyron hantés de vagues silhouettes tracées au fusain, sans vraiment y croire. Choc, bouleversement. Il s’intéressait jusqu’alors vaguement à la forme-silhouette, aux masses sombres découpées dans la lumière, mais restait démuni – lui manquait une grammaire à son vocabulaire. Et soudain Mondrian : il découvre donc qu’il était possible de faire art depuis la division d’un rectangle, de fonder une peinture sur des rapports géométriques et des tensions qui organisent l’espace au lieu de le représenter, faire tenir les figures sur des rapports de forces entre verticalités implacables et horizontalités fuyantes. Choc, oui, qui décide d’une vie. Les arbres qu’il peignait alors basculent presque immédiatement : deviennent prétexte à des réseaux linéaires qui le tirent vers l’abstraction sensible, comme si le réel l’abandonnait en chemin et que cela, précisément, ouvrait la voie.
II.
La guerre s’achève. Pierre Soulages est reçu aux Beaux-Arts de Paris, refuse de s’y rendre — il sait qu’il se trouvera en désaccord avec l’académisme qui y règne encore. Il s’installe à Montpellier avec Colette, qu’il vient d’épouser — choix de la marge, de l’écart, loin des circuits obligés. Il travaille des figurations abstraites : la forme ne peut plus être transcription docile d’un motif. Elle doit devenir acte, événement visuel qui surgit dans l’instant de sa propre nécessité. L’huile le contraint trop. Par impatience, rage, il jette sur du papier des lignes brutales au brou de noix avec des outils de peintre en bâtiment : là, ces lignes vibrent autrement sous ses larges brosses et ses racloirs.
« Brusquement, avec les peintures sur papier apparaissent des traces peintes juxtaposées, groupées dans une sorte de signe – il n’y a plus la continuité d’une ligne, c’est le surgissement d’un ensemble : il y a simultanéité. »
Des sortes d’idéogrammes. Dessins furieux qui révèlent des lois secrètes : celles qui brisent le récit d’un tracé pour proposer un événement de forme, force toujours présente en chacun de ses points. Lignes de fuite ; lignes d’erre — sans destination et intensément dirigées. La ligne cesse d’être trajectoire, devient pression, contraction, impulsion. es premières peintures sur papier au brou de noix forgent un langage radical qui déterminera les décennies suivantes : gestes larges, contrastes brutaux, économie de moyens.
III.
Une œuvre ne vit que de ses déplacements violents. Soulages abandonne presque aussi rapidement qu’il les avait accueillis ces réseaux de lignes fines, trop hantés encore de ces arbres d’hiver, aussi bien que les graphes fibrés, ramifiés, sculptés dans la rage. Il privilégie la ligne large et le geste épais, la forme-bande articulée à des rapports de masses sombres : comme s’il voulait éviter à tout prix le « dessin » (et à quel prix) pour mieux se livrer à la construction par traces.
Il jette sur le papier le brou de noix soit dilué soit saturé, creuse des contrastes terribles mat - brillant ; sur certains papiers, commencent à apparaître les résistances du support – le papier devient (acquis pour toujours) acteur du drame, partenaire du travail, adversaire que le peintre affronte et contre lequel la lumière travaille.
IV.
Salon des Surindépendants, octobre 1947 : première exposition parisienne. Intérêt de la critique. Puis l’Allemagne, en 1948-1949, Stuttgart et Mannheim — ces expositions qui, dans le cadre de la reconstruction culturelle, cherchent à renouer les fils rompus, refonder par l’art ce que la guerre avait détruit. Il est de loin le plus jeune. L’une de ses toiles (Peinture 130 x 89 cm, 14 mars 1948) sert d’affiche à l’exposition Französische abstrakte Malerei au Württembergischer Kunstverein de Stuttgart. La critique allemande le voit comme « une abstraction archaïque, rocheuse, barbare » — formule qui le suivra longtemps et qu’il ne reniera pas. Il précise :
« Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées…) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. Le contenu de cet ensemble n’est pas un équivalent d’émotion, de sensation, il vit de lui-même. Ces relations entre les formes sont un transfert des relations de l’univers à une autre signification. Dans ce qu’elle a d’essentiel, la peinture est une humanisation du monde » (1948)
Comment ne pas lire aussi ce que, spectateur de la scène contemporaine, on perçoit sur les plateaux de théâtre et que les écritures scéniques de notre présent nous ont appris à déchiffrer – théâtre qui s’acharne contre la pure et simple représentation d’une histoire, pour devenir mise en rapport de forces matérielles — présences, lumières, corps, cris qui s’affrontent ou se répondent sans plus servir de véhicule à un sens préexistant. Les spectacles aujourd’hui : moins fable docile qu’événement sensoriel, aventure d’intensités. La peinture de Soulages se déploie ainsi : hors de toute figuration narrative, elle devient jeu de puissances, champ de tensions. Artaud, qui écrit Le Théâtre et son Double en 1938 et meurt en 1948 — lui qui avait passé tant d’années interné à Rodez, ville natale de Soulages —, appelait de ses vœux un théâtre de forces plutôt que de signes, où le vocabulaire ne serait plus figuration d’un drame psychologique mais événement physique d’une présence. Chez Soulages, de même, le vocabulaire pictural n’est plus au service d’une signification extérieure : il est l’événement ; cris : cruauté.
Reste que je me méfie de cette formule de 1948 — « humanisation du monde ». Comme s’il fallait encore justifier l’art par sa capacité à rendre le monde habitable, à le domestiquer par le sens. Il existe tant d’autres modes de relation au monde que celui de la signification : des rapports de forces, de résistances, d’opacités qui refusent précisément de se résoudre en sens. Le noir de Soulages humanise-t-il le monde ? — Plutôt en révèle-t-il l’irréductible étrangeté, la part qui demeure rebelle à toute appropriation. Ce que ces peintures sur papier donnent à voir : moins un monde rendu familier que ce qui résiste, refuse de se laisser traduire en significations rassurantes. Le papier lui-même, dans sa fragilité et son opacité, dans sa manière de boire l’encre ou de la repousser, témoigne de cette résistance fondamentale. De là le terrible paradoxale : qu’en la matière, c’est bien la réalité qu’il fait surgir, matérialité butée de l’appréhension sensible — réalisme, matière, objet et processus du peintre Soulages.
V.
Marge du travail sur toile, ou laboratoire central ? Le papier reste le lieu où s’exercent les plus grandes violences : variantes dans l’usage du brou — couches épaisses, coups de brosse horizontaux et verticaux, alternance mat / brillant. C’est aussi sur papier que débutent les lithographies dès 1952 — noires, puissamment contrastées, réalisées avec l’imprimeur Fernand Mourlot à Paris.
À la même époque, Henri Michaux explore ses gouffres – lointains intérieurs dont il repousse les limites dans ses dessins à l’encre de Chine et ses peintures mescaliniennes. Soulages, lui, arpente les siens. Sont-ce aussi des explorations aux confins de soi, d’où il ramène le fruit de larcins, misérables miracles obtenus dans les profondeurs ? La différence tient peut-être à ceci : là où Michaux cherche à cartographier l’intériorité, ses turbulences et ses vertiges, Soulages traque dans le noir ce point où l’intérieur et l’extérieur cessent de s’opposer, où la matière devient pensée et la pensée matière. Connaissances par les gouffres, certes, mais connaissances qui ne se laissent pas traduire en mots, qui ne vivent que dans l’exactitude d’un geste, la justesse d’un rapport de forces entre le noir et le blanc.
Les papiers des années 1950 deviennent plus architectoniques, striés de grandes bandes noires découpées par des obliques massives — compositions tendues, rêches. Apparition aussi de contre-formes lumineuses, zones blanches préservées par le geste, et on ne sait plus ce qui est menacé par quoi, ce qui est le plus terrible : l’intact ou le maculé, le blanc ou la couleur, ce qui est le contre-fort de l’autre.
Reconnaissance internationale plutôt que nationale : en 1957, première exposition personnelle à la galerie Kootz à New York ; en 1958, il représente la France à la Biennale de Venise.
Soulages devient au-delà des frontières une figure de l’abstraction lyrique — terme qui désigne cette tendance de l’art abstrait français d’après-guerre : geste spontané, expressivité du trait, liberté gestuelle contre géométrie froide (Georges Mathieu, Hans Hartung, Pierre Tal-Coat). Terme qu’il récuse pourtant, refusant tout lyrisme pour revendiquer une rigueur constructive.
VI.
Années 1960 : bascules. Par liage d’encres plus diluées, parfois mêlées à des vernis, les dessins « lavis » où la lumière du papier joue un rôle majeur. Les travaux de Soulages s’engagent vers la lumière — ou plutôt vers la luminosité : non pas la lumière comme source extérieure, mais la luminosité comme qualité intrinsèque du noir lui-même, sa capacité à réfléchir, à vibrer. Les bandes noires deviennent parfois zones flottantes, presque calligraphiques, et le papier passe de champ de bataille à champ de lumière : économie de moyens accrue ; peu de gestes, chacun décisif.
« Si ma peinture ne rencontre pas l’anecdote figurative, elle le doit, je crois, à l’importance qui y est donnée au rythme, à ce bâtiment des formes dans l’espace, à cette découpe de l’espace par le temps » (1961)
1963 : cette œuvre monumentale sur papier — Brou de noix sur papier, 130 x 202 cm — dimensions exceptionnelles qui imposent au papier une présence d’ordinaire réservée à la toile. Pièce rarement montrée, fragile, qui témoigne de l’ambition : faire du papier non un support mineur mais un territoire pictural à part entière.
Premières rétrospectives : Musée de Peinture et de Sculpture de Grenoble en 1962, puis Musée national d’Art moderne à Paris en 1967. Ses papiers sont décrits comme peuplés de « vides actifs » — formule qui saisit la présence paradoxale du blanc, jamais fond inerte mais force agissante.
VII.
Décennies suivantes : le brou de noix mêlé à d’autres encres — travail en couches successives, dirigées avec un soin absolu. Plus de verticalité, des compositions plus fermées ; de grandes lames sombres taillées par la lumière.
Question des outils, centrale, presque ontologique. L’outil n’est pas simple instrument au service d’une vision préexistante : il détermine l’œuvre, il pense l’œuvre. Absent de l’œuvre achevée, il en est pourtant la part active, la condition de possibilité. Chaque outil invente un geste qui n’existait pas avant lui ; chaque geste appelle l’outil qui lui manquait encore.
« Les outils ont une grande importance pour moi. J’en invente, j’en fabrique, j’en fais fabriquer, de toutes sortes et de toutes tailles. Certains outils ont même plusieurs fonctions simultanément, puisqu’avec un même outil, on peut apporter et enlever de la matière, éventuellement dans la continuité d’un seul geste » (1977)
Peindre, dès lors, c’est inventer l’outil qui manquait. Faire de la technique non l’application d’un savoir-faire, mais l’invention d’un faire qui cherche encore son savoir.
VIII.
A-t-il épuisé quelque chose ? Ou la porte qui s’ouvre l’absorbe-t-elle entièrement ? Le 28 décembre 1979, date qu’il saura identifier rétrospectivement, l’invention de l’Outrenoir bouleverse sa pratique. Sur toile, les surfaces deviennent paysages de reliefs que la lumière sculpte et transforme selon l’heure, le regard, le déplacement du spectateur. Le noir n’est plus couleur mais matière réfléchissante, architecture de stries et de sillons.
Sur le papier, impossible de travailler ces reliefs — le support ne tolère pas ces épaisseurs, ces creusements. Le papier devient territoire second, espace d’encres denses, de tensions entre zones noires saturées et réserve de papier intact ; Soulages tente parfois d’approcher l’Outrenoir par des densités extrêmes, des « proto-outrenoirs » plutôt, portes entrouvertes vers ce qui ne peut s’accomplir pleinement que sur toile.
« J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures il leur confère une grandeur sombre » (2005)
IX.
Dernières années, épure radicale. Sur de très grands papiers, de larges bandes brossées ; très peu de gestes (trois, tout au plus). Le papier devient « espace mental ». Ses dessins reconnus comme œuvre autonome, non pas études ou préparations, mais aboutissements en soi. Le brou de noix en très fines variations tonales ; le geste maîtrisé à l’extrême d’une violence terrible ; les formes sculptées paraissent proches de la méditation.
Expositions majeures, célébrations : en 2009, le Centre Pompidou pour ses 90 ans ; en 2014, le musée Fabre de Montpellier présente « Soulages XXIe siècle » ; en 2019, le Louvre l’honore pour son centième anniversaire — exposition dans le salon Carré, fermez le ban.
Il peint jusqu’à sa mort, à Sète, le 26 octobre 2022, à cent trois ans.














