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Mousson | Sur l’écriture de Temporairement Contemporain

Journée d’étude « La « Mousson d’été », entre création, transmission et recherche » à Paris III

samedi 20 avril 2024


À l’occasion de la deuxième journée d’étude autour / sur le festival de la Mousson organisée par le Groupe de Recherche sur la poétique de la scène contemporaine (IRET) en partenariat avec la Théâtrothèque Gaston Baty, et avec le soutien de la Cité des écritures, je dépose ici mon intervention à propos de la rédaction de Temporairement Contemporain, journal quotidien de la Mousson d’été.


Dans le journal de Kafka, on trouve cette phrase : « écrire, c’est répondre à un mandat qui n’a pas été donné. » — Sauf que ce n’est pas toujours le cas. Il y a deux ans et demi, Véronique Bellegarde et la nouvelle direction de la Mousson me confiait la rédaction du Temporairement Contemporain, le journal qui paraît quotidiennement lors de la Mousson d’été — et j’avais évidemment accepté, tant la proposition me paraissait enthousiasmante et riche, tant ce territoire d’écriture et de lecture rejoint mes propres obsessions : où écrire est une manière de lire et lire un appel à son écriture, enfin ce qu’il rend possible me paraissait et me parait encore d’une grande ouverture : et l’exercice, ce qu’il exige (d’accord, d’appel, d’endurance) me paraissait rejoindre aussi le rôle de ce que je percevais comme spectateur de la Mousson, qui est ce sismographe aux aguets des mouvements de terrain des écritures dramatiques, écritures actuelles qui se pensent si souvent elles-mêmes comme des sismographes de notre présent : en retour, à ma mesure plus simple, être sismographe de ces lignes.

Deux années d’expérience, c’est peu, et je me contenterai, à l’invitation de Pierre, de témoigner à vue de ce que ce poste d’observation privilégié — privilégié à plus d’un titre — permet d’envisager de ce que la Mousson donne à entendre : à la fois des écritures d’aujourd’hui et des façons de les recevoir. C’est que le journal est cet intervalle où prendre la mesure à la fois de la fonction de ce festival, prendre le pouls des poétiques actuelles, et de son fonctionnement : de sa faculté à travailler sur le fil des lectures, d’une saisie à vif, sur le vif de ce qui a lieu.

Un témoignage donc, à la simple mesure d’une récente expérience. Témoignage qui vaudra pour une pratique, en partie improvisée, au sens où écrire Temporairement Contemporain aura été comme on prouve la marche en marchant, dans sa pratique. Je ne parlerai qu’en mon nom et j’imagine que ceux et celles qui m’ont précédé pourraient dire tout autre chose : je ne chercherai pas à retracer une histoire que j’ignore en fait. Je n’ai échangé qu’Anaïs Heluin et brièvement, et j’ai pu me rendre compte rapidement que finalement en la matière comme souvent, l’écriture — puisqu’il s’agit de cela — ne répond à aucun modèle dupliquable à l’identique.

J’ai du moins hérité de mes prédécesseurs d’un cahier des charges radicalement simple : il s’agit de sortir chaque jour du festival un journal, où le midi les stagiaires retrouveraient au moment d’aller déjeuner après la matinée en atelier l’exemplaire du jour. On y retrouverait des textes autour et sur les lectures — au moins trois — de l’après-midi.

Un mot sur la cuisine. Si une part du journal s’écrit pendant le festival, le travail commence nécessairement bien en amont. Il commence par la lecture des textes — dès le moins de mai ou juin (plus tôt cette année, puisque j’ai pu participer à quelques séances du comité de lecture – trop rare malheureusement en raison de mes contraintes et de mon éloignement marseillais.) Dès le printemps, je prends contact avec des auteurs et autrices, avec des traducteurs et traductrices. Je précise que la première année j’étais accompagné à la préparation du journal lors par Sarah Cillaire, qui ne pouvait pas être là pendant le festival, mais qui a conduit plusieurs entretiens, et avec qui j’ai pu confronter mes lectures et échanger — échange précieux. D’ailleurs, cette première année, j’étais aussi accompagné sur place par une étudiante en Master à Nanterre Julie Douet-Zingano, à qui on avait proposé de faire son stage à la Mousson comme rédactrice avec moi.

Quand commence le festival, des entretiens ont été menés, surtout avec des auteurs et traducteurs qui ne pourraient pas être présents, et des notes se sont accumulées. Mais je laisse les notes en chantier, et le soir, après les lectures du jour, viendra le temps de les reprendre et d’en dégager un texte avec ce que j’ai pu entendre — faire confiance à ce qui s’est déposé, aux résonances. Le journal s’écrit aussi par ce jour le jour qui le compose, la nuit plutôt dans la fatigue, avec elle.

Il faut s’isoler — c’est comme si le lieu, la dispersion des salles, était fait pour cela ; on fait comme les acteurs, on trouve un lieu qui n’est pas fait pour ça, et on l’occupe. C’est ce que permet le festival aussi : dans l’éparpillement des lieux, on se retrouve ensemble autant qu’on sait dénicher la solitude.
Mais c’est peut-être le propre du théâtre, qu’être ensemble exige aussi ce temps de retrait, et que s’isoler du monde permet de mieux l’affronter, y compris intérieurement.

Écrire le soir donc, pendant le festival, plutôt qu’avant : c’est essayer de conserver une énergie qui n’appartient qu’au moment où elle traverse. Et faire confiance à ce qui surgit depuis l’écoute des textes. Parce qu’on voit les acteurs•rices non dans une seule lecture mais dans trois ou quatre, le texte étrangement se laisse entendre autrement, les réseaux se tissent, les résonances donc, les échos, et ce qui vient à la surface bouscule ce qu’on avait cru lire.
Le lendemain matin, pendant que les stagiaires rejoignent les différents ateliers, je retrouvais Juliette Hoefler à la salle de l’Infirmerie : Juliette est graphiste à Metz, et une grande partie de son travail concerne le spectacle vivant ; elle accompagne des compagnies de théâtres ou des structures culturelles dans la constitution de leur identité graphique. C’est elle qui a ce titre a été sollicité par la Mousson et qui a élaboré avec la direction les visuels et les programmes depuis deux ans. C’est elle qui a conçu la maquette du Nouveau Temporairement qu’elle a pensé comme un objet visuel à voir et à lire. Et c’est avec elle que le matin on bâtit le journal, qu’elle maquette à mesure que je lui transmets les textes et les images, que je prends au fil des jours, ou que j’emprunte à l’équipe.

Avec Juliette s’est construite une nouvelle maquette, dans les échanges aussi avec Véronique, Erell et Jean, une façon souple de circuler dans le TC, organisé en plusieurs rubriques.

Pour chaque mise en voix, un « chemin de lecture » qui accompagne le texte qu’on va entendre, et pour un ou deux d’entre eux, un entretien soit avec l’auteur soit avec le traducteur ; aussi, quelques échos de la journée, retours sur les rencontres de la veille ou phrases entendues, des brèves saisies à la volée, de ce qui se passe aussi dans les ateliers du matin, informations sur des rencontres du jour ou sur les sets musicaux qui n’ont pas pu trouver place dans les autres pages ; puis cette année, on a voulu proposer une carte blanche à un artiste du festival, metteur en scène, acteur, auteur ou dramaturge. Un billet, sorte d’édito d’humeur, achève le numéro. Enfin, dans chaque exemplaire, on a choisi un extrait, très court, d’une pièce du jour qu’on glisse dans le journal, feuille volante en couleur.
Pour chaque rubrique, un nom de vent en écho à la Mousson : Mistral & Tramontane pour la rubrique des chemins de lecture ; Sirocco pour les entretiens ; le Noroit pour la Carte Blanche, le Vent d’autan pour les brèves et les échos, enfin la Balaguère, pour le billet.

Si la maquette est contrainte, chaque numéro se construit différemment parce qu’il voudrait suivre aussi les rythmes de la programmation du festival, où chaque jour suit un même trajet, mais pour lequel le chemin n’est jamais tout à fait le même — Juliette sait faire preuve de souplesse.

Depuis deux ans, on propose aussi un numéro zéro : un journal plus léger qui accueille les stagiaires le premier jour, avant toute lecture et qui voudrait aussi accueillir chacun : c’est pourquoi on y a trouvé des entretiens avec Véronique ou Jean-Pierre. C’est aussi le but de TC, d’être cet espace commun que chacun peut s’approprier pour y trouver ce qu’il souhaite, mais qui voudrait aussi être le lieu qui permet qu’on se pose des questions qu’on ne pensait pas se poser.

Il en sera ainsi du journal chaque jour, ou plutôt chaque midi puisqu’après l’avoir maquetté, mis en page, plié à la main, descendu dans les différents lieux — librairie et couloirs, il attend les stagiaires au seuil de l’église avant d’aller prendre le repas.

Le statut de Temporairement Contemporain détermine nécessairement les textes qui s’y écrit : parce qu’il est consulté entre le travail du matin et les lectures de l’après-midi, parce qu’il est écrit sur le vif, parce qu’il est déposé pratiquement avec l’assiette du stagiaire et des artistes, il doit être assez ouvert, traversé simplement, et simplement appropriable. Une sorte de cahier facilement pris en main, deux A4 pliées ensemble pour former un huit pages où on naviguerait comme dans la journée, au gré de ses envies et malgré sa fatigue, ou avec sa fatigue. Aussi parce qu’il doit remplir son premier rôle, celui de préciser les informations minimales quant aux lieux et heures, quand ils changent — et d’indiquer les noms des artistes, traducteurs, metteurs en voix.

Notre premier souci est d’ouvrir à l’écoute, d’accompagner autant que possible celle-ci, de l’ouvrir aussi aux questions qu’elle pourrait poser et c’est le fil sur lequel je vais : comment faire de ce court texte (entre 3000 te 5000 signes) le lieu aussi où j’essaie de formuler des questions que le texte pose, qu’il me pose ?

Ni feuille de salle ni texte critique, et même pas à mi distance de l’une et de l’autre, mais essayant autrement d’ouvrir aux résonances — tâche qui est aussi celle, il me semble, et avec des moyens tout autre, des ateliers du matin.

C’est pourquoi on a voulu encore davantage écrire sur les ateliers, pour faire du TC un espace où se dépose ce qui fait la Mousson, pas seulement des textes à entendre, mais les conditions où les reçoit — ateliers du matin et interstices entre les lectures, les conversations et conférences conduites par Jean-Pierre, les soirées, les battements entre.

Et c’est en cela qu’on reconnait combien la Mousson est cet éco-système qui travaille à tous les endroits et de toutes sortes de manière, les façons d’entendre un texte, de le recevoir, et d’en faire usage. Ici tout devient intermédiaire.

Après coup, il me semble qu’il y aurait un lien dès lors à faire entre cette écriture sur le vif, à vif, qui essaie sur les textes lus quelques hypothèses, lectures qui tâchent de lever les hypothèses que les textes portent, de le faire comme à tâtons, d’essayer de les donner à entendre dans leur pluralité, leur possibles et les mises en voix qui essaient de même, dans la fragilité de l’essai, de la tentative aussi de se prêter au jeu, littéralement, de prendre le risque de ces hypothèses.

Ce travail sur le fil, où la mise en voix est moins l’espace en-deçà du spectacle qu’une traversée du texte à nu, je crois le retrouver dans l’espace du journal.

Et ce qu’on a de commun c’est que la rencontre elle-même est un travail, travail sur soi, travail de soi vers l’autre. 

Finalement, ateliers, journal, lecture, on se mettrait tous ensemble au service d’expériences qui placent le texte entre soi et le monde, entre soi et l’autre. Souvenirs d’un entretien que Jean-Pierre a conduit avec la traductrice Marianne Ségol-Samoy qui confiait combien il était difficile de rendre en français le suédois de Sarah Stridsberg, langue essentiellement inchoative : et peut-être par là elle désignait aussi ce qu’on faisait, tous ensemble, à s’acharner à rendre le théâtre inchoatif, toujours commençant, toujours devenant. Que la Mousson était le lieu forgé pour cela. Qu’ici il fallait plutôt renoncer à figer des œuvres en objet, mais qu’on faisait face à des processus. Que le journal devait donc donner à entendre cela : non pas faire le point sur ce qu’un texte désignait, mais tâcher de cerner (comme on trace des cercles autour d’un noyau insaisissable) cerner ce qu’il en est de notre désir d’entendre ça.

Pour cela, on dispose du luxe impensable d’un festival qui fait entendre trois ou quatre textes : Un événement commence quand l’autre termine, et à chaque fois trois ou quatre rapports au monde, façons de l’envisager, de se tenir face à lui ou de l’inventer. Impossible de chercher l’homogénéité, ni même la cohérence. Au contraire, ce qu’on chercher à ouvrir, c’est la pluralité de ces théâtres, ou plutôt : la pluralité du théâtre quand il cherche à nommer quelque chose du monde, et qu’il s’y prend de toutes les manières possibles.

Alors ce qu’on entend, si on peut simplement à tâtons encore risquer des hypothèses, c’est moins la défense d’une, et même de certaines poétiques dramatiques, qu’un souci de donner à voir notre présent, et pour cela, une faveur serait accordée aux fables portées par une langue singulière. À l’heure où la profusion des écritures dites de plateau, traversée par des aventures collective où la question de l’auteur est remise en cause, parfois joyeusement, parfois avec véhémence, où le texte lui-même devient davantage que secondaire, mais superflu, à l’heure aussi où le théâtre tend davantage à devenir un discours qu’une parole, pour ne pas dire une tribune, la Mousson voudrait donner à entendre des expériences de pensée qui ouvrent la possibilité du trouble, de la complexité féconde, d’histoires qui permettent de mieux lire l’Histoire qui nous entoure, nous cerne aussi.

Un texte dramatique, nous dit la Mousson, est le lieu où un auteur, une autrice nous donne à voir le monde à travers une singularité irréductible, sa singularité . Le mot de Vitez est devenu dominant : « faire théâtre de tout », et la Mousson fait ce pari assez audacieux aujourd’hui de faire théâtre du théâtre. Et il le fait sans le fracas des revendications ou des manifestes vengeurs, mais dans cette simplicité de donner à entendre des voix du monde entier qui travaillent à faire ce que Barthes disait de l’écriture : « absorber le pourquoi du monde dans un comment écrire ». Ici encore, il s’agit de tenir les deux bords de cette tâche.

Le soin apporté à la direction de programmer des textes qui relèvent de théâtralité différentes n’empêchent pas que, les entendant au même endroit, on fasse quelque chose de cette hétérogénéité : dans TC, il y aurait ce creuset où on chercherait à percevoir ce que produit le frottement de ces pluralités. Exactement comme on le perçoit comme spectateur : et le journal n’est que la chambre d’écoute en miniature d’une expérience de spectateur de la Mousson.

Un dernier mot sur le devenir.

Cette dernière année, on a ouvert les pages à des auteurs, poètes, acteurs : des cartes blanches. Il y a là un chemin, faire du TC un journal qui pourraient être un espace ouvert à ces voix.
Puis, on a fait du web le lieu d’une excroissance du TC : s’y trouvent des entretiens dans leur format long, originel, des notes sur les textes, et même des pastilles sonores. Désir d’aller plus avant dans cet espace où s’élargit encore le journal, où il essaie aussi de puiser autrement les énergies qu’on trouve difficilement dans le texte couché.

On apprend beaucoup à lire ces textes, quand il faut les écrire : on apprend à s’affronter à soi-même par l’intermédiaire des textes, de leur écriture en retour. François Bon qui avait été invité deux années pour écrire dans TC disait, en observant les acteurs et metteurs en scène au travail : « Mais il va falloir leur fournir du charbon, et donc le leur prendre. » On en est là.