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Rimbaud | La mésintelligence artificielle

À propos de Rimbaud est vivant de Luc Loiseaux

vendredi 8 août 2025


Saisissantes de réalisme, dit la presse — peut-être est-ce la définition même de la laideur après tout : quand la réalité nous saisit, deux mains serrées à la gorge, et nous hurle d’avouer que, oui, c’est bien elle. Mais non, on tient bon, on préfère garder le silence. D’ailleurs, comment parler quand on nous étrangle ?

Soit donc ces images, saisissantes de réalisme, lâchées sur un groupe Facebook en 2023 avant de se répandre sur le web comme une trainée de poudre, et « d’affoler les réseaux sociaux » — comme s’ils avaient besoin d’être affolés davantage. J’apprends qu’en marine, le verbe affoler est utile quand la foudre frappe le bateau et affole la boussole. Des images, donc, plus réelles que la réalité elle-même : leur laideur.

Reprises, commentées, recadrées, présentées comme de nouvelles photos authentiques (enfin), et ainsi affublées de légende définitives : « Rarissime photo d’Arthur Rimbaud prise par Ernest Balthazar, photographe de rue, à Paris le 1er novembre 1873 ». Le pavé qui luit pourrait être celui de la rue Beauregard, c’est vrai ; la chemise, la redingote, les bottes de cuir, tout y est — jusqu’aux mains dans les poches. La réalité convoquée tout entière nous saisirait donc. On voudrait respirer un peu, quand même.

Inévitablement, la presse est allée tendre son micro vers les savants, qui se perdent en justifications : voyons, le grain est trop parfait pour une photo si ancienne, trop net pour un tel tirage — le ridicule s’ajoute au grotesque, l’embarras est complet.

Évidemment, la supercherie cache (mal) son opération commerciale : un auteur sur le point de faire paraître son livre a fait appel (comme on dit) à l’intelligence artificielle – désignation d’époque. Celle-ci a donc recraché cette réalité-là. Mais il suffisait de regarder les traits du visage pour s’apercevoir que, de visage, il n’y en avait pas ; ni de regard, rien qui témoigne d’une aventure terrestre et sa malédiction.

Gallimard / L. Loiseaux

L’auteur – touchant de sincérité – explique que ces images seraient nées d’une frustration : celle d’une iconographie famélique (seules huit photos véridiques, dont deux de l’adolescence), et du rêve d’« illustrer » la vie du poète. Qu’il ait envisagé costumes, décors et éclairages avant de se rabattre sur l’IA pour des raisons budgétaires ne change rien au fond : l’entreprise relève moins d’une exploration esthétique que d’une exhumation imaginaire, comme si l’on pouvait combler le manque d’images par un fac-similé numérique. L’auteur assure qu’il avait prévenu de leur nature fabriquée, mais le mal — ou le mythe — était fait : l’emballement numérique avait déjà réécrit l’histoire.

Gallimard / L. Loiseaux

Luc Loiseaux a pu défendre, bien sûr, la « somme de travail » que lui ont demandé (dans quelle langue ?) ces images : dizaines d’essais, retouches minutieuses, « ingrédient secret » pour fixer les visages. Ce perfectionnisme revendiqué pourrait s’honorer. Mais vouloir fabriquer un visage de Rimbaud, c’est rappeler qu’il n’en reste aucun, sinon mêlé quelque part à la terre meuble du cimetière de l’avenue Charles-Boutet à Charleville-Mézières. Et qu’à traquer la proie du regard, on oublie l’ombre que fait le corps lorsqu’il s’éloigne.

Gallimard / L. Loiseaux

Rimbaud est vivant – c’est le titre de l’ouvrage de l’auteur du prompt augmentée d’une biographie de son cru. Il y propose un « double numérique » du camarade, et recompose, à l’aide (?) d’IA générative, des scènes illustrées, supposées réalistes, de la vie de Jean-Nicolas Arthur R., entre 70 et 75 à partir des correspondances.

Gallimard / L. Loiseaux

Loiseaux insiste sur le fait que « rien n’est inventé », que tout est « sourcé » à partir de témoignages directs et de recherches à la BNF. Dont acte. C’est pourtant là que se niche l’illusion : comme si le relevé scrupuleux des détails pouvait abolir la distance et ressusciter la chair. Ô, cruelle obsession documentaire maquillée en hommage, et qui devient l’avatar de l’idolâtrie rimbaldienne : on ne lit plus les mots, on scrute la redingote.

Gallimard / L. Loiseaux

Rimb. n’échappera donc à aucun des pièges de la vie dite moderne, absolument. Et comme la modernité ne cesse de l’être davantage, il devait bien être condamné aussi à cela : simulacre du simulacre, l’image générée produit alors le contraire de la réalité (mais cela a-t-il un nom ?) et sombre dans cet au-delà du kitsch qui n’en possède même pas la puissance corrosive. L’hyper-photoréalisme finit par devenir ce cauchemar visuel qui vient hanter les pages de nos magazines artificiellement intelligents.

Gallimard / L. Loiseaux

Même cas ne se vit encore : on a touché au script.

Gallimard / L. Loiseaux

« Quoi qu’on en dise, l’homme pilote toujours », affirme Loiseaux, pour se défendre d’un usage naïf de l’IA. Soit. Mais piloter vers où ? Vers quelle rive découpée par quelles falaises verticalement dressées entre le monde et la soif du monde, entre le besoin d’incarnation et l’illustration ?

« Tout est authentique, rien n’est une fiction » (cette phrase-ci est vraie, prononcée de vive voix par l’auteur.)



Que Rimbaud soit devenu une franchise touristique, on le savait – un produit calibré à l’export imaginaire : évidemment. Qu’il soit condamné à épouser toutes les formes de ce « merchandising culturel », fétiche, pour qui le poème trouve pleinement son sens empaqueté dans un coffret cadeau visuel à destination des classes de lycée, voilà qui devait être fatal. Mais qu’on en appelle à la réalité pour en fabriquer une fausse et lui ôter son énigme, alors il ne reste plus rien : ni regard ni image, seulement l’éclat froid d’un code qui prétend avoir vu ce que l’algorithme a cru voir. On serait donc réduit à feuilleter les photomatons d’une icône. Et Rimbaud, confiné dans son cadre cadré, trouverait là son ultime devenir : celui d’un cadavre impeccablement retouché.

Gallimard / L. Loiseaux


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