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Nostalgies politiques : les scènes contemporaines de la mélancolie révolutionnaire
La nostalgie au théâtre
lundi 7 juillet 2025

Article paru dans La Nostalgie au théâtre. Écritures et pratiques scéniques (XVIIe - XXIe s.), aux éditions Hermann en juin 2024, sous la direction de Laurette Burgholzer et Vincenzo Mazza.
L’article fait suite à une communication proposée dans le cadre du colloque du même nom, organisé à Paris, du 10 au 12 avril 2019
Un an après sa parution, je reprends ici l’article.
Résumé
Dans un essai récent, Mélancolie de gauche, Enzo Traverso tâchait de suivre le fil d’une historiographie mélancolique qui, d’Auguste Blanqui à Walter Benjamin en passant par Rosa Luxembourg ou Louise Michel, dessinait une dialectique où le passé des vaincus renouait avec leurs espérances déçues et leurs projets inachevés en attente d’être renouvelés. Cette nostalgie – douleur du passé dans la mesure où elle active une brûlure du/au présent – n’est pas sans interroger certaines scènes contemporaines. La nostalgie pourrait même qualifier les dramaturgies autant que les projets politiques de certains metteurs en scène d’aujourd’hui, dans une Europe déchirée entre mémoire du passé et impasse de l’avenir, incertitude d’un présent qui se serait accompli lui-même dans la mort des idéologies. Les Polonais Krzysztof Warlikowski et Krystian Lupa, les Français François Tanguy ou Sylvain Creuzevault, et l’Allemand Frank Castorf, dans des perspectives bien différentes et selon des modalités diverses, pourraient bien en ce sens fabriquer un tel théâtre politique de la nostalgie, où la nostalgie serait moins l’espace sentimental d’une douloureuse réminiscence d’un passé perdu, mais bien plutôt le territoire politique d’un dialogue avec le passé des espoirs perdus et leurs promesses toujours présentes, en attente.
On entend des sirènes de bateaux sur le fleuve.
Tony s’approche lentement de la portière ouverte ; s’appuie à celle-ci, regarde E.E. avec un petit sourire. E.E. a des larmes dans les yeux ; il est couvert de sueur.
E.E. — Ils sont tous morts. Bruce Lee est mort ; Bob Marley est mort. Qu’est-ce qu’on fout là ?Bernard-Marie Koltès, Nickel Stuff, 1985
La question de Bernard-Marie Koltès lance – comme une douleur – l’enjeu nostalgique de la présence après la fin, dans la solitude, nommant le deuil inachevable dans la suspension de toute action. « Qu’est-ce qu’on fout là ? » Résonne ici l’écho moderne et nostalgique du « Que faire ? » de Lénine, et l’écho renversé du « Qui vive ? » Shakespearien à l’orée d’Hamlet. « Qu’est-ce qu’on fout là ? », après la disparition des icônes tiers-mondistes, figures exemplaires pour Koltès de la contre-culture autant que de cette contre-histoire qu’incarnaient pour le dramaturge Bruce Lee et Bob Marley ? Cette question pourrait être la réponse contemporaine (sous forme d’une question inquiète) à l’injonction révolutionnaire quand elle se dresse de l’autre côté de l’Histoire, ou après l’Histoire, dans ce temps qu’Heiner Müller, contemporain de Koltès, avait ainsi décrit dans son déchirant et nostalgique Adieu la pièce didactique, qui sonnait comme un adieu à Brecht et aux espoirs révolutionnaires :
L’apocalypse de La Décision est périmée, l’histoire a renvoyé le procès à la rue même ; les chœurs appris ne chantent plus, l’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier événement éducatif bourgeois. Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon (Lehre) est si profondément enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif.
Koltès, Müller : deux dramaturges d’une époque dont l’œuvre prend acte d’un moment, celui d’une certaine clôture, enveloppé dans l’endeuillement de l’historiographie marxiste. Dans son ouvrage Mélancolie de Gauche, Enzo Traverso rappelle combien l’année 1989 marqua un tournant décisif dans cette pensée de l’histoire. Jusqu’alors, note-t-il, il fallait inscrire les événements du passé dans la conscience historique afin de pouvoir se projeter dans l’avenir. La mémoire était saisie dans un usage stratégique des luttes du passé, et son rappel une tactique pour s’orienter dans le futur. La fin du communisme rompt le fil de cette historiographie dialectique entre passé et futur. Mais est-ce la fin pour autant ? Si le néo-libéralisme proclama dans ces années la fin de l’histoire, c’était plus sûrement pour énoncer la fin de la politique, ce libre jeu des oppositions. Paradoxalement, tout recommençait. Tout ? Il ne s’agissait, pour bien des penseurs et artistes désormais rien de moins que de réinscrire la politique dans l’histoire, et pour cela, de projeter non plus dans l’avenir, mais dans le passé, les forces permettant de renouveler les perspectives.
Koltès meurt quelque mois avant la chute du Mur de Berlin, et Müller, quelques années après. De part et d’autre, un même souci, depuis le désenchantement militant et révolutionnaire, de plonger dans l’Histoire – ses mythes – des lignes de fuite qui seraient moins des positions que des espaces creusant l’échange possible avec le passé, pour l’avenir.
Marx parle du poids des générations passées qui pèse comme un cauchemar, W. Benjamin de la libération du passé. Dans l’histoire, ce qui est mort n’est pas mort. Une fonction du drame est de conjurer les morts – le dialogue avec les morts n’a pas le droit de se rompre tant qu’ils ne restituent pas la part d’avenir qui a été enterrée avec eux.
De la nostalgie à l’élégie, l’art théâtral ferait du dialogue avec les morts le creuset d’une réflexion historiographique à double orientation depuis le postulat d’une impasse du présent : vers le passé et l’avenir, où le passé est éprouvé comme un horizon pour demain. Ce n’est pas le moindre des paradoxes à penser, quand le théâtre est partout conçu comme art du présent, et dans une époque où le présentéisme semble une injonction à l’instantané, à sa consommation inextinguible, à sa faculté de s’ériger comme valeur immédiate.
Mélancolie, ou la traversée nostalgie
Nous sommes trente ans après cette fin qui n’a rien achevé du passé ni rien n’accomplit qu’une crise du capitalisme, qui apparaît de plus en plus comme un capitalisme de crise. Trente ans après, la question du passé revient et elle ne saurait revenir comme auparavant, dans l’idéalité d’un avènement inéluctable. Les expériences révolutionnaires du passé ont été soit trahies soit réprimées sauvagement, et envisager cette histoire du point de vue des luttes du présent ne peut se faire que dans la conjonction de la nostalgie et de la mélancolie. Nostalgie pour un passé où l’espoir était encore ce qui liait le passé et l’avenir dans le présent commun ; et mélancolie parce que ce passé n’a pu produire que des vaincus et des martyrs pour aujourd’hui. Mais comment faire de ces affects le contraire d’un sentiment paralysant, bien plutôt une puissance mobilisatrice ?
Ce que Walter Benjamin avait déjà nommé Mélancolie de gauche n’est justement pas seulement un affect : c’est aussi une condition paradoxale pour penser la possibilité d’une historiographie neuve qui serait un instrument pour les luttes d’émancipation. Pour cela, Benjamin prévenait déjà des dangers : refuser de sacraliser la mémoire des victimes pour porter le regard sur les vaincus, car les tragédies des batailles perdues portent une dette autant qu’une promesse pourvu qu’on renonce à les raconter seulement, mais qu’on en fasse l’espace d’une expérience pour aujourd’hui. Refuser l’injonction mémorielle que portent les social-démocraties dans une stratégie d’union nationale par l’écriture de « romans nationaux » comme autant de fables mythologiques, c’est aussi refuser la sacralité patrimoniale de l’idéologie néo-libérale : ce serait ne pas céder aux tentations des émancipations individuelles par « la petite histoire privée », mais retrouver dans les luttes collectives du passé des leçons pour le présent. Autant dire, avancer sur une ligne de crête. Car si le passé est une douleur (ce que porte littéralement le signifiant « nostalgie »), cette douleur possède un sens, celui d’un présent non pas enfermé dans son présentéisme absorbé dans sa pure jouissance, mais capable de lever des mondes possibles.
Tâche pour le théâtre : parce qu’il semble que ces dernières années, certaines scènes se sont saisies de l’enjeu mémoriel pour affronter la nostalgie dans tous ses périls. Le premier étant la complaisance dans le passé perdu, le surplomb qui donne raison contre la méchanceté du monde sans en troubler le cours. Le second serait bien sûr l’impuissance qui en résulte, la résignation qui fatalement donne à la fatalité raison en dernier recours. Affronter la nostalgie romantique en somme pour lui opposer une mélancolie de combat.
Inspirateur de cette « mélancolie de gauche » qu’évoque Enzo Traverso, Auguste Blanqui était sorti couvert de poudre des trois journées de juillet 1830, en prononçant ces mots : « enfoncés, les romantiques ».
Il y a bien un sentiment romantique de la vie, qui s’étire jusqu’à nous et infeste notre époque plus profondément encore que le siècle passé. […] Tout ce qui s’est fait de valable depuis deux siècles, dans tous les domaines, s’est fait contre le sentiment romantique de la vie, c’est-à-dire aussi en en tenant compte. Les Poésies de Lautréamont, les Lettres de non – amour de Chklovski, les Dialogues de Deleuze-Parnet, l’album Entertainment de Gang of Four dessinent un front que peuplent la froide passion de Durruti, les meilleures intuitions de Lénine et du féminisme italien, les discours de Huey P. Newton, la guérilla urbaine et l’air qui souffle dans la villa Savoye. Tout cela relève de ce que nous appellerons, par opposition, le sentiment blanquiste de la vie.
Telle est le programme de certaines scènes politiques de notre présent : tenir compte de la nostalgie – cette douleur – pour la traverser, et depuis l’indépassable mélancolie qui la porte, lier le passé au futur dans sa représentation afin d’en faire usage aujourd’hui. À cet égard, il n’est pas anodin que le Parti Imaginaire évoque ici des œuvres autant que des pensées, des œuvres qui font penser, qui fabriquent de la pensée, ou, pour le dire avec Benjamin, des images de pensée (Denkbilder).
Si le théâtre est aussi le lieu de cette traversée nostalgique, c’est peut-être parce qu’il est politiquement cette fabrication inlassable et à vue du présent depuis du passé, celui du travail de répétition que Marx avait participé à penser dans un jeu complexe d’héritage et d’usage, de possibles dévoiements, entre héroïsmes et farces, circulations d’affects et de déploiement pratique.
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et au moment précis où ils semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l’absolument nouveau, c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres, qu’ils leur empruntent noms, mots d’ordre, costumes, afin de jouer la nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable travestissement et avec ce langage d’emprunt.
Évoquer les crises révolutionnaires, c’est reprendre la geste de leur théâtre : saisir dans les scènes historiques ce qui permettrait d’affronter le péril de la nostalgie, qui idéalise et fige le présent dans le ressassement, le regret, voire le remords d’un temps révolu. Mais c’est malgré tout poser le temps passé comme révolu, et de faire de ce révolu un espace où puiser les forces des soulèvements à venir.
Notre Terreur , ou l’usage d’une expérience politique
L’époque est unanime pour faire de la Terreur ce moment politique pour lequel il n’est pas de nostalgie possible. D’ailleurs, notre époque contemporaine a forgé à partir de ce mot le qualificatif de terroriste qui sert à nommer politiquement et anthropologiquement le pire de l’homme.
Quand Sylvain Creuzevault nomme son spectacle Notre Terreur, et qu’il dresse sur le plateau de La Colline la scène révolutionnaire hantée par les figures du Comité de Salut Public de l’An II, que fait-il ? D’une part, rappeler l’histoire pour mieux instruire le procès du procès qu’on a fait à cette Histoire. La nostalgie n’est pas un sentiment paralysant ici, plutôt une manière de venger l’oubli.
[On a fabriqué] sur [la] tête [de Robespierre] le masque de l’ennemi à abattre, et sur son corps une fois abattu, le lieu d’un symbole qui de nos jours encore est transmis tel quel et réactionnaire : l’homme de sang de la Terreur ? L’État français thermidorien se devait de créer une figure qui deviendrait LA violence révolutionnaire inaugurale, LA terreur, LE terroriste. Il devait se couvrir des forfaits que l’Histoire lui attribuerait. Il fit mieux, il fit L’Histoire. Nous désirons par le théâtre dénoncer cette imposture, lui rebrousser le poil ; ce n’est pas un jugement aveugle, mais un désir de distinction. Évidemment, il y eut des morts, et évidemment, il n’est pas pensé de vouloir renouveler l’expérience dans ces conditions. Mais la censure est d’avoir fait des morts le seul champ d’études (champ tronqué qui plus est), et de ce champ d’en fait une réalité univoque qu’ON a insinuée dans l’imaginaire collectif populaire. […] Le mouvement dominant de la transmission de l’histoire du gouvernement révolutionnaire de l’an II est aujourd’hui encore, et presque continûment (depuis lui) thermidorien en France, il est contre-révolutionnaire.
La nostalgie ici ne dit pas le désir d’un retour du passé, précisément parce que l’enjeu politique du spectacle est de conjurer les pires de l’histoire pour envisager notre présent : saisir ainsi la conjoncture présente, qui est thermidorienne. Remonter aux sources – faire de la chute de Robespierre l’événement fondateur de notre présent politique, c’est tâcher de comprendre contre quoi il se fabrique, chaque jour. Conjurer et renouer : tel serait, justement, le double usage politique de la nostalgie dans ce spectacle.
D’autre part, l’ambition de la compagnie D’Ores & Déjà tient à la nécessité de raconter une autre histoire, ou plutôt dire que l’histoire qu’on nous raconte n’est pas celle qui a eu lieu. Et la nostalgie tire naissance aussi de ce rapt mémoriel : le passé est d’autant plus douloureux qu’il n’est pas transmis, ou qu’il est travesti, menti, sali. En érigeant rétrospectivement la figure de Robespierre comme celle d’un terroriste, l’État thermidorien aura voulu évacuer l’expérience du Comité de Salut Public – la Première République et son exigence d’égalité en tout point disqualifiée.
Traiter Robespierre de terroriste est un non-sens historique, et l’efficacité de la censure-révolutionnaire. Nous apparaît, derrière cette censure qui est un voile, le visage de l’État-Spectacle, dans ce qu’il a de plus primaire : garantir son maintien, assurer sa sécurité par la production-construction d’images monstrueuses, qui ont pour objectif d’annihiler toute possibilité de penser la violence en tant qu’elle est une expérience de vie, ou le cas échéant une résistance à l’oppression, de la distinguer, de l’écarter de ces mauvaises couches de pub.
Si Creuzevault porte le fer sur le spectaculaire de la violence d’État, il le fait depuis le terrain spectaculaire du théâtre. Et s’il puise dans le laboratoire du Comité du Salut Public, c’est parce que l’expérience de réappropriation de la vie, l’exercice d’un pouvoir radicalement égalitaire, rejoignait en premier lieu l’expérience politique du travail théâtral de la compagnie D’Ores & Déjà.
Ce qu’on voyait sur la scène était avant tout une compagnie au travail, dépôt d’une réflexion sur les modes de production du théâtre, les formes d’organisation du collectif, les modalités de prise de décision collégiale. En cela, Notre Terreur s’expose d’abord comme une tentative d’éprouver à l’échelle du théâtre les forces d’organisation politique ouverte par l’expérience révolutionnaire.
Neuf hommes donc gouvernent la France sous l’autorité de la Convention nationale, et malgré leurs parfois désaccords et la générale méfiance, entrent, dans le plus grand temps de leur exercice, en un processus collectif de gouvernement. De même, mais à la mesure d’une répétition, Notre terreur est un conflit émané d’une expérience collective politique plutôt que la représentation d’une domination psychique et sociale exercée par un metteur en scène sur des acteurs théâtralement. La répétition, dans son processus, épouse formellement notre point de vue sur le gouvernement révolutionnaire, et nous agissons en petit comme ils ont agi en grand. Nous réfutons ce qui pourrait, projeté dans l’espace du récit, faire penser au Robespierre de la transmission réactionnaire…
En épurant l’histoire passée de son spectaculaire d’apparat – les costumes d’époque, la langue figée du passé – et en tâchant de faire théâtre de la matière théâtrale première (l’organisation du travail lui-même), Creuzevault ne veut pas plonger dans la nostalgie immobilisatrice et faussement provocatrice d’une idéalisation de la Terreur révolutionnaire. Au contraire, s’il ne s’agit évidemment pas d’en faire l’apologie, c’est qu’il se place sur le terrain critique, au sens kantien : celui de l’observation. Et cette observation doit nécessairement en passer par le crible théâtral.
Puiser dans une expérience passée les forces permettant de renouveler le présent en l’interrogeant, voici le projet politique et théâtral de cette pièce, par analogie créatrice de la politique et du théâtre. Théâtralement, cela se traduit par la conception non pas d’un spectacle, mais d’un processus.
À cette matière théâtrale se superpose la fable, narrant des réunions du Comité du Salut Public. Mais là encore, nulle volonté de reconstitution en l’état de l’histoire qui figerait le passé dans une cérémonie mémorielle. Ce à quoi on assiste plutôt est à une scène d’échanges laborieux et conflictuels, la fabrication de désaccords qui pourrait être celle d’une jeune cellule militante ou syndicale d’aujourd’hui, agitant à leur échelle les questions qui partout se posent quand il s’agit d’exercer un pouvoir, n’importe lequel, et engager des communautés.
Paroles vives, théâtre de la répétition à vue qui laisse toute sa place à l’accident, à l’événement du présent, et qui jamais n’occulte ce fait : Robespierre a été écrasé, et peut-être avant tout par lui-même, car il a pris le risque d’accuser ses ennemis plutôt que de se défendre. La mélancolie de cet échec – celui de la Révolution et de ses principes égalitaires – plane comme une perspective picturale et historique, et non comme une fatalité. Elle est ce qui donne perspective au présent.
C’est que le pouvoir s’exerçait alors contre le pouvoir lui-même, dans un renversement ontologique qui sera sans héritage politique, mais qui activera, dans une certaine pensée communiste par exemple, la nostalgie révolutionnaire. Ainsi le fameux article 35 de la Première République qui formulera non pas le droit, mais le devoir du peuple de s’insurger contre son gouvernement si celui-ci l’opprime, comme expression naturelle de la souveraineté populaire – expression jugée par les thermidoriens d’aujourd’hui comme nécessairement anti-démocratique.
La scène de Creuzevault, sa bifrontalité nette qui organise par le théâtre le conflit entre spectateurs et spectacle – dans le vis-à-vis qui met en demeure le spectateur de se retrouver face à lui-même –, sa rigoureuse jubilation, est donc nostalgique dans cette mesure : la réactivation d’une mémoire perdue, ou plutôt spoliée, où l’enjeu n’est pas seulement la vérité historique, mais le choix de l’histoire à laquelle on appartient, et la mise à nue de ces choix comme décision politique qui prend les allures d’un spectacle mémoriel sous couvert d’objectivité d’État. Il s’agit pour Creuzevault de montrer que le pouvoir au présent fait du présent un théâtre nostalgique de ce qui n’a pas eu lieu – pour une raison précise et stratégique : l’évacuation de l’histoire, l’écriture d’une histoire, l’effacement de la politique comme dissensus historique.
La confusion qu’on nous sert a pour objectif la disparition de l’histoire, ou son oubli, afin qu’une chose puisse passer pour être autre chose, que la période du gouvernement révolutionnaire puisse être comme la création d’État du fantôme terroriste, que Robespierre puisse être un intégriste religieux ; enfin, où tout est un spectacle de rien, et où rien doit être tout un spectacle.
Sur le plateau, c’est ce qui fut le plus remarqué, loué ou critiqué, les grandes figures historiques apparaissent d’aujourd’hui : jeans et baskets, langage de maintenant devant une table actuelle. C’est l’autre usage du passé qui permet de le maintenir à distance. La nostalgie de Notre Terreur est donc jubilatoire et inquiète, fragile aussi – parce qu’en actualisant le passé, on prend le risque aussi (soulevé par Olivier Neveux) d’abstraire l’histoire de ses contingences précises. Mais cette nostalgie est peut-être seule capable non seulement d’écrire une contre-histoire, mais aussi de prendre appui sur la mélancolie des échecs comme condition d’horizons possibles.
Toutefois, en refusant de figer ces grands hommes dans leur grandeur passée, il empêche toute identification du théâtre avec l’Histoire, refuse la figuration des légendes pour mieux incarner des positions et des hommes : « en dévissant les statuts qui dans nos têtes ont été vissés, nous les faisons redevenir n’importe qui . » Évidemment, ils ne sont pas n’importe qui, mais n’importe qui aujourd’hui pourrait endosser les rôles politiques de ces passés au nom du présent. La question politique de Robespierre – soutenir sa conscience est-ce mettre en défaut l’idée de volonté générale ou au contraire la solitude d’agir peut-elle devenir du bien commun ? L’égalité est-elle la tyrannie de tous contre chacun ou la condition d’une émancipation collective par laquelle l’émancipation individuelle fraiera ? – cette question demeure. Elle porte en elle le ferment des avenirs possibles.
Tentative de fugue (Et la joie ? Que faire ?) , ou le refus de l’indifférence
Ainsi, « Que faire ? » reste la question tirée de l’expérience politique de la nostalgie. C’est aussi le sous-titre d’un spectacle du metteur en scène Malte Schwind présenté à Marseille en 2016 et 2017. Tentative de fugue (Et la joie ? Que faire ?) dressait également sur le plateau les figures de Saint-Just, mais aussi d’Antonin Artaud et d’André Breton, de Pier Paolo Pasolini et Marcel Proust, pour traverser la mélancolie des défaites politiques.
C’est le point de départ, qui puise dans le spectaculaire de sa scénographie. Un grand bourbier sur le plateau, décharge qui pourrait rappeler les indications en tête des pièces de Didier-Georges Gabily : une certaine image de l’histoire en ruines ou en friche. Le sol est sonorisé, et quand les acteurs marcheront ou parleront, le son sera reproduit en échos infimes sur toutes les parois du théâtre. À chaque séquence, les personnages/acteurs tenteront de se dégager d’ici, ou du passé, depuis le passé. La petite sonate de Vinteuil est pour Swann la clé d’un passé perdu, et la possibilité de l’amour avec Odette de Crécy. À chaque fois qu’il l’entend, la nostalgie le relance, et l’espoir qu’elle s’abolira dans le futur d’une plénitude où elle n’aura plus sa place. Tout dans le spectacle fonctionne ainsi : on rappelle ce qui dans le passé a pu être source de joie, qui s’est perdue dans le présent, parce que le présent œuvre à la perte de ces joies, et il s’agirait de se charger à cette nostalgie pour mieux la traverser, l’annuler dans l’expérience de la vivre.
Le spectacle s’achève sur un poème de Pasolini, à peine déclamée : « Mais faisons fête, prenons les bouteilles / du bon vin de la Coopérative… / À de nouvelles victoires, à de nouvelles Bastilles ! » La nostalgie y est là une douleur profondément collective, autant qu’un appui des solitudes partagées : un champ de force qui renouvellerait le présent.
« Faire œuvre d’historien, écrit Benjamin, ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit au moment du danger ». À l’échelle des individus, le danger est partout le monde qui s’effondre, s’organise dans cette lutte de tous contre chacun. Face à ce danger, le spectacle de Malte Schwind observe, sans sarcasme, les stratégies de fuite qui pourraient être des défections : des désertions qui auraient la vertu de laisser le champ de bataille de ce réel vide, vacant, inutile. Ce qui est passé est l’antidote au présent, en tant qu’il n’est pas dépassé par lui – mais parce qu’il signe sans cesse l’obsolescence immédiate de notre temps. Les figures dégradés ou héroïques de Tentative de fugue œuvrent à chaque séquence de fuir leur vie, cette vie, ou le plateau. L’époque n’offre d’alternative au salut que la malédiction. Ce théâtre propose dans le partage de l’expérience théâtrale de creuser dans les figures du passé perdu afin de faire du présent une puissance de devenir.
Le temps passe. C’est sa nature. Tant qu’il y aura du temps, il y aura l’ennui, et le temps passera. Le passé, lui, ne passe pas. Tout ce qui s’est réellement passé porte en soi une étincelle d’éternité, s’est inscrit en quelque recoin de l’expérience commune. On peut en effacer les traces, pas l’événement. On peut bien en pulvériser le souvenir, chaque débris contient la monade totale de ce que l’on croit détruit, et l’engendrera à nouveau, l’occasion venue.
Répétons-le : l’historicisme est un bordel où l’on prend soin que les clients ne se croisent jamais. Le passé n’est pas une succession de dates, de faits, de modes de vie, ce n’est pas une penderie de costumes, c’est un réservoir de forces, de gestes, une prolifération de possibilités existentielles. Sa connaissance n’est pas nécessaire, elle est seule- ment vitale. Vitale, pour le présent. C’est à partir du présent que l’on comprend le passé, et non l’inverse. Chaque époque rêve les précédentes. La perte de tout sens historique, comme en général de tout sens, dans notre époque, est le corollaire logique de la perte de toute expérience. L’organisation systématique de l’oubli ne se distingue nulle part de l’organisation systématique de la perte de l’expérience. Le révisionnisme historique le plus dément, qui parvient désormais à s’appliquer aux événements contemporains eux-mêmes, trouve son terreau dans la vie suspendue des métropoles, où l’on ne fait jamais l’expérience de rien, sinon des signes, signaux, codes, et de leurs conflits ouatés.
Où l’on fait des expériences, des expériences privées, qui flottent, mutiques, ininscriptibles, nulles ; intensités implosives qui ne peuvent se communiquer au-delà des murs d’un appartement, et que tout récit vide plus qu’il ne l’offre en partage. C’est sous la forme de sa privatisation que s’exprime le plus communément, désormais, la privation d’expérience.
« Le passé ne passe pas ». Dans son récent spectacle, La Promenade d’après le récit de Robert Walser, Malte Schwind travaille à passer le temps. Travailler à regarder le monde là où il est – sa catastrophe en cours, ou en tant qu’elle a déjà eu lieu –, sans souci ni rédemption ni de malédiction, c’est œuvrer à l’élaboration d’une nostalgie de la joie. Les trois actrices qui endossent la parole de Walser, observant le monde méprisant à l’égard d’un être rejeté dans le passé, soucieux d’art et de beauté, exhaussent la puissance conjurateur d’un rapport au monde que rien ne pourrait abolir. Le passé aura lieu parce qu’il est la part manquante. C’est ce que ne cesse d’opposer Walser/Schwind aux discours du progressisme réactionnaire. « La nostalgie, c’est l’incapacité à éprouver de l’indifférence », notait Yannick Butel. Cette lutte contre l’indifférence dont témoignent les figures qui portent le texte est à l’image de celle que porte le spectacle : contre l’indifférence historique ou affective, contre l’idée que le passé puisse passer ; contre l’idée que rien n’a eu lieu que le lieu.
Force est de constater que les lieux où on peut s’emparer des souvenirs sont devenus rares, tant la logique historiographique de prescription mémorielle de l’État est devenue puissante pour disqualifier les alternatives politiques. « De nos jours », écrit le metteur en scène letton Alvis Hermanis, « l’utopie collective est possible seulement à travers la théorie des arts. Par exemple au théâtre ». Charge au théâtre de réarmer nos imaginaires pour lancer, comme la douleur de la question koltésienne, des utopies collectives qui ne soient pas que théâtrales.
Mélancoliques, les scènes politiques le sont presque par nécessité parce qu’elles portent en elles l’héritage d’une histoire défaite. Nostalgique, elles ne sauraient l’être par fatalisme – plutôt par souci de ne pas laisser le passé disparaître, et avec lui toute possibilité d’avenir.-

