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Dieudonné Niangouna | Danse avec le diable

Shéda

samedi 20 juillet 2013

Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon – création 2013
Texte & mise en scène Dieudonné Niangouna, artiste associé du Festival d’Avignon en 2013 ;
— scénographie Patrick Janvier
— lumière Xavier Lazarini
— son Christina Clar
— costumes Vélica Panduru
— 
préparation des combats DeLaVallet Bidiefono
— musique Pierre Lambla, Armel Malonga
— assistanat à la scénographie Ludovic Louppé, Papythio Matoudidi
Avec Laetitia Ajanohun, Marie-Charlotte Biais, Madalina Constantin, Pierre-Jean Étienne, Frédéric Fisbach, Wakeu Fogaing, Diariétou Keita, Abdon Fortuné Koumbha, Harvey Massamba, Mathieu Montanier, Criss Niangouna, Dieudonné Niangouna et les musiciens Pierre Lambla, Armel Malonga


— Pour prolonger : Shéda, sur Coup Fantôme]


_Dans un désert de pierre (aride et sans eau) [1] – un lieu qui tient du vertige et de l’utopie ; la Carrière de Boulbon, plateau de caillou, de sable et de poussière posé au pied de la falaise, et c’est tout un théâtre qui se trouve comme déposé au fond de quelque chose qui surplombe : ainsi la scène, et avec elle ses paroles et ses images, ses corps d’acteurs assemblés là, forment tout un précipice de réalité, un précipité de réel que formule l’art au fond de tout comme si le théâtre était ce qu’on jetait du plus haut et qui serait tombé là ou là, et c’est devant qu’on se tient, nous aussi au pied, qu’on lève la tête on ne verra que du ciel, le haut de la falaise qui le touche et nous en bas, comme des fourmis, dans le sable, immobiles qui attendent.

_C’est un lieu où l’épique et le mystique peuvent se faire entendre (ce lieu parfait pour un tel projet) – jardin, c’est une ville, c’est-à-dire un amas de planches qui fabriquent une verticalité de bric et de broc, une échelle vers une plateforme, comme une falaise levée à bras d’hommes, une ville donc, ou une maison (la Maison aux Chats, une allégorie de ville construite comme le monde, par amas successifs, par désœuvrement dans l’urgence mais sur des siècles) ; cour, c’est un plan d’eau, une mare, un étang (une allégorie de mer de quelques mètres et sans vague), et derrière, une bouche de mortier qui dégueulera sur un toboggan d’enfant tout à l’heure un homme, mort peut-être, qui sait ; entre, une chèvre attachée qui pose sur nous le regard tranquille de qui sait ce qui peut arriver ; et un homme (Mathieu Montanier), haut sur ses jambes, un peu inquiet, un peu indifférent, qui sera toujours là, qui aura toujours été là ; entre l’homme et nous, rien que de la terre mais qu’on dirait remuée déjà, la poussière levée déjà sans doute par les soirs précédents, et précédents encore : sensation d’être en tout cas face à quelque chose qui a eu lieu, déjà, que ce soir va répéter, reproduire, rejoindre, un de ces grands lieux de l’histoire en poussière dont on devine que la poussière est d’hommes et d’autres villes aussi, et qu’ils vont piétiner pour qu’elles prennent vie.

_Sheda (par cette sorte de cri de guerre) – c’est de derrière et comme initié de longtemps avant que cela vient : comme une rumeur, une parole répétitive, lancée loin et à plusieurs (on cherche les mots, on n’entend que la rumeur, c’est aussi de la poussière remuée dans la gorge et jusqu’à nous rien ne vient que le remuement, c’est lointain, déjà c’est impressionnant et, déjà, terriblement beau, on ne voit rien, on ne voit rien du tout, le cri approche et la poussière devant nous se tient tranquille, elle sait ce qui arrive), une parole en boucle, oui, qui approche encore, en boucle qui vient de derrière nous battue avec tambour et toute la voix de dix, ou plus, et qui soudain et devant nous, dix oui, ou plus, qui courent avec les paroles en boucle qu’ils font entendre, ces paroles qu’on dit avant les batailles, ou le théâtre, et tous en cercle vont (cela appartient au spectacle seulement dans la mesure où le cri le précède, cri de guerre pour conjurer la guerre et l’appeler et se donner du courage parce que la peur est plus grande que la mort, et parce que le sacrifice qu’on se propose est inévitable : ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est bien plus important que cela), tous en cercle ils vont s’approcher, s’approcher de nous, peut-être, d’eux-mêmes plus sûrement, les acteurs ou les rôles qu’ils tiennent, cela n’a pas d’importance de distinguer les uns des autres et de savoir si le spectacle a commencé ou commence sous nos yeux ou va commencer une fois le cri lancé pour de bon sur nous, et nous de loin, on le sait bien qu’on appartient déjà à ce cri qu’ils se donnent pour s’appeler, ou pour appeler quelque chose à eux, quelque chose en eux, et ce qui tient de l’invocation, de l’évocation, peu importe encore, c’est lié à eux comme une promesse, les serments qu’on fait au théâtre pour mesurer la vie (et le cri nous enveloppe), c’est pendant que j’écris tout cela, les images de ceux qui en cercle s’approchent encore davantage d’eux qui seule comptent, quand soudain le cri qui était en boucle explose d’eux plus fort, et on entend le mot, c’est Sheda.

_Diable, ou démon (ou transaction louche) – ce n’est pas un mot qui existe puisqu’il fait commencer le théâtre et qu’il faut un mot qui n’existe pas pour cela, c’est Sheda et on ne sait pas vraiment ce qu’il veut dire (il dit ce qu’il veut), si c’est un vrai mot ou non, un cri ou la forme que prend le serment dans la gorge quand il faut affronter le vertige et la poussière et les hommes devant en fourmis qui attendent et ne comprennent rien déjà ; au juste, est-ce que c’est ce mot-là ou un autre : on ne sait pas non plus, si c’est Sheta ou Shida, le mot que Dieudonné Niangouna a cru entendre de la gorge de Dany Mukoko et qu’on croit entendre à notre tour, dans la boucle qui produit des mots impossibles et qui dit un peu ce dont est capable le théâtre dans son malentendu magnifique, et Sheda, qui nomme la pièce en désespoir de cause, parce que le théâtre exige un nom pour sortir de la poussière, c’est entre (l’espace de passage entre) Sheta, le diable, le démon, et Shita, l’affaire bizarre, la transaction bizarre et louche, un deal entre quoi et quoi, entre Sheda et Shita peut-être, entre le diable et le démon, entre ici et ailleurs, la vie et le théâtre, la ville et l’océan, et eux là-bas qui sont déjà partis en courant maintenant que le cri lancé a lancé la guerre, et nous, ici, toujours aussi immobiles et fourmis de nous, avec seulement ce mot qui n’existe pas pour nommer en nous ce qui va exister au pied de la falaise et n’existera que sous cette forme de théâtre, la vie qui se lève en poussière et la guerre sans arme qu’on donne à la vie quand elle ne suffit pas à dire la vie, et qui l’excède en tout et la relève.

_Seul le rêve permet d’envisager l’avenir (même si ce rêve est parfois sombre comme un cauchemar) – danser avec le diable, voilà, c’est cela ; dans ce théâtre, on va jouer à ce jeu ancien : on fait un immense cercle de nos corps, on allume un brasier au milieu, et quelques uns d’entre nous (ce sont eux) sortent du cercle en poussant des cris terribles, courent vers le feu, s’approchent et s’éloignent et s’approchent et parfois sautent au-dessus du feu ou en travers (en travers de la gorge les mots du réel que dit le théâtre), c’est danser avec le diable et le diable, c’est le théâtre : c’est cela – quatre heures et demi, presque cinq, dans le soir qui tombe sur nous comme des pierres ou tout à l’heure des dieux, comme des bombes d’eau du ciel, comme est tombé le théâtre au pied de la falaise pour qu’on puisse le voir, quatre heures à danser avec le diable, et les courbes et les danses, et le jeu avec le feu (ne pas se brûler, ne pas confondre l’art et la vie jamais) et sauter au-dessus du brasier, c’est-à-dire à travers lui, faire croire qu’on le dompte, et le diable, dans le cri qu’on pousse pour l’appeler, le diable qu’on repousse.

_Théâtre fait de moments d’absence, de trous de mémoire, de retours en arrière, de déchirures, de morceaux épars, de monologues et de dialogues qui n’écrivent pas une histoire linéaire (mais reconstituent un monde fait de bric et de broc, de détails infimes qui semblent impuissants à donner une image du réel mais qui, mis bout à bout, approchent de la vérité.) — un théâtre qui fabrique devant nous un état du monde en adéquation brutale avec l’état d’esprit qu’il provoque : une magie noire, hypnotique : sur la poussière du plateau, des histoires par dizaines, et en même temps, un dialogue au-devant des combats à droite des corps debout à gauche des voix qui partent derrière nous devant nous au-dessus de nous des bombes d’eau des cordes des animaux en chair en mousse des corps qui se redressent qui ressortent des ballons de foot mais faux qu’on nous lance, tout un amas de choses vives qui apparaissent disparaissent et un texte large dit comme un poème un manifeste un partage de midi un chant d’amour une saison illuminé d’enfer, nous devant impossible de se tenir devant comme du dehors et surtout pas chercher à savoir comme des flics (ceux qui cherchent l’histoire à travers les indices sont des flics), impossible, seulement entrer dans le rêve du spectacle pour mieux s’y confondre et dans nos propres trous de mémoire et d’errance, dans le flux et reflux d’intensité que produit le spectacle accepter de produire soi-même en soi-même le flux et le reflux, et l’oubli et la dérive, et le rêve parfois, et jamais l’ennui même consenti d’une image tissée pour d’autres, toujours de quoi être alerté, car toujours il nous faut être à l’affût, sollicités qu’on est de partout, le monde comme des mouvements qui appellent et si c’est un corps penché sur la falaise à trente mètres tandis qu’un autre vient dire les mots les plus sublimes qui soient, ce sera le corps penché sur la falaise et tant pis pour l’autre, mais à chacun sa chance, et à chacun son désespoir, à chacun surtout l’appartenance du lieu comme un monde à conquérir, et nous devant, comme ce qui est livré à l’attention de l’infime et du spectaculaire, dans le jeu d’échelle entre la surface de cailloux et de poussière tout près du corps à quelques mètres et parfois tout près qui nous frôlent dans les gradins, et toute la hauteur spectaculaire du monde mais loin, là où petits sont les corps et plus désirables encore d’être approchés : l’infime et le spectaculaire.

(note aux critiques lus ici ou là en passant : oh, ceux qui s’efforcent (faut-il les plaindre ?) de chercher une ligne dramatique quand tout est conçu selon ces lignes d’erre et de biais, c’est tenter de trouver douze pieds à l’octosyllabe, et le lui reprocher ; oh ceux qui conseillent (merci à eux) à l’auteur de resserrer son spectacle, médecins plutôt que critiques, qui soignent une fièvre en coupant la jambe : non, d’un tel théâtre qui travaille aussi précisément (c’est-à-dire dans tous les sens possibles) à déminer la possibilité même de la ligne dramatique par l’épique (sa puissance de désignation du spectacle à chacun de ses moments), à arrêter le temps de la langue en la produisant de l’intérieur par le lyrique (sa faculté à faire du monologue la pulsation successive du drame) : c’est pour ce théâtre une manière de renverser les présupposés moraux du théâtre tout constitué comme du théâtre qu’il s’agit – renverser la fascisante finalité du drame, la tentation captive du dispositif de regard : car devant un tel spectacle, on rêve comme devant un corps livré à son désir, on se perd et on navigue à vue, dans l’ordre que le désir commande ; devant soi par exemple, tel dialogue, mais jamais ce dialogue serait premier par rapport à, par exemple, tel mouvement, et ce que remet en jeu le spectacle, c’est bien tout ce jeu de perspective qui vise à diffuser les plans de l’action et de la parole, à faire imploser la hiérarchie ancienne et morte des dramaturgies visibles, pour proposer cela tout à la fois, qui tient moins du tableau que de la syntaxe du rêve quand le rêve est la doublure de la vie, une force d’engendrement de la vie en même temps qu’une tentative de l’enchanter par tous les moyens, y compris la terreur, y compris la beauté [2], beauté qui ne saurait être linéaire et visible en chacun de ses points, mais vitalement secouée, et qui partout a lieu, cherche le lieu où avoir lieu.

_Dans un monde qui finit (et dans un monde qui renaît de ses décombres) – de l’histoire du monde, le spectacle prendra toutes les formes, et dans le trou de l’histoire où on se trouve est déposé là ce théâtre, et le spectacle au pied du mur, de Berlin, de Jérusalem, de fer et de pierre, de mer quand c’est ce qui nous sépare du Congo, mais comment parler du monde s’il est fini autrement que comme un monde qui commence : vite en finir avec lui, celui des pères, et vite recommencer un autre, celui qui ne sera pas celui des fils, dans ce monde qui suit celui des murs tombés, jouer avec les débris et les poussières, et dire : on pourrait commencer notre Histoire ici, commençons ici, et si cela prend forme d’un rêve, que ce rêve soit terrible, et évident et arbitraire, et de méandres et de fatalité logique et d’images soudaines et de paroles longues comme des rêves qui fabriquent l’oubli en construisant patiemment les désirs pour les jours à venir ; c’est la politique de ce spectacle, si politique dans son délire : politique, c’est-à-dire ici : sa colère – immense monologue de Dieudonné Niangouna dans la seconde partie, sur les deux maladies de l’Histoire : le sous-développement et la chaise électrique – faculté de cette colère à nommer le monde en l’assemblant, à le défier, paranoïa critique, et pour une part à le démasquer ; immense monologue de Mathieu Montanier, Gardien de la Ville Morte, ou Vide, qu’il fait fonctionner seul, et dans la langue la Ville qui remue comme un pantin ; immense dialogue de ces deux personnages dressés sur deux praticables, coca aux lèvres, dissertant sur le Mur de Berlin, reconstruisant l’Histoire contre elle, racontant pour nous l’Histoire véritable de ceux qui refusent qu’on les fasse entrer dans l’Histoire imposée ou dictée par les autres, et qui préfèrent l’inventer : le lieu, c’est celui-là, celui-là précisément qui est le dernier lieu du monde, le seul, quand il ne reste rien : du haut de la falaise, dans la nuit avancée sur le spectacle, soudain, des corps tombent de trente mètres, on nous dit que ce sont les dieux, jetés du haut du ciel comme des banquiers peut-être pendant les faillites (ou comme jetés des tours pour échapper à la chute des tours), les dieux qui ne croient plus en rien, et qui nous laissent (ou alors, ce sont les hommes qui arrivés jusqu’à eux depuis Babel les lancent parce qu’ils n’ont plus besoin d’eux pour y croire, comment le savoir ?) – ainsi le spectacle se fait, dans la chute des dieux sur nous, et nous après le suicide des dieux, dans les villes vides qu’il faut bien peupler pour y croire aussi, on demeure, on voudrait bien nous aussi en finir : ainsi l’homme, inquiet et indifférent, le Gardien de la Ville Morte (ou Vide) cherchera à la fin à en finir, se pendre mais il n’y a pas de vide sous lui, on est au plus bas du monde, alors les deux pieds sur le sol, une corde puis une autre puis une autre autour du cou, il cherchera à se pendre, on tirera sur les cordes (les spectateurs tireront sur une des cordes : image sublime de la manière dont spectacle passe sur nous, ou comment nous sommes invités à la fois à y prendre part et à agir sur lui, même dans l’impossibilité d’en affecter le cours : on ne parviendra pas à tuer le corps devant nous qui le demande), et pendant des dizaines de minutes, il ne cessera pas de chercher à en finir, n’arrivera pas à se tuer, parce que la vie ne s’arrête jamais de passer et qu’il est plus facile de tuer les dieux que soi-même : les dieux resteront toute la durée du spectacle, marionnettes accrochées à leur fil dans le vide, suspendues au-dessus du vide à la falaise, pantins, mannequins de dieux jetés comme tout à l’heure on jettera l’eau du ciel (puisque les dieux ne sont plus là pour le faire) sous la forme de bombes, cocktails molotov pour de faux – mais l’eau est de la vraie eau.

_La Peur, la Solitude, l’Urgence (repousser la mort de la vie) – une structure fatale et souple, trois moments poreux l’un à l’autre, avec des grandes lignes de fracture : pour passer de l’un à l’autre, on fait rouler une immense boule de feu qui éclaire l’espace (ou est-ce un tambour gigantesque posé sur sa tranche ?) : d’abord la Peur, « celle de se nommer soi-même comme auteur ou comédien, celle de la censure, c’est celle de la violence de notre histoire. », moment de vacillement, d’arrêt, moment d’affrontement qui permet de se défaire aussi du poids du monde ; puis la Solitude, « état de fait dans l’acte d’écrire car il faut éprouver sa singularité pour dire des choses universelles. Dans ‘Shéda’, cette solitude traverse tous les personnages et devient une sorte de tempête des solitudes. Solitude ressentie au milieu des foules en effervescence. Solitude inhérente à la nature humaine, mais aussi solitude renforcée par les crises qui traversent le monde, les crises des idées, les crises politiques, économiques, financières, familiales... », la solitude comme rapport au monde ou de force, quand il faut se mesurer à soi-même – et comme la peur, la solitude serait ce moment à traverser, enjamber comme du feu ; et enfin, troisième temps qui est aussi celui de leur dépassement, l’Urgence, « Urgence à cause d’un regard croisé, urgence à cause d’un événement, urgence de dire, urgence de jouer. Urgence à repousser ‘‘la mort de la vie’’ ». Puisque la structure est posée, visible, connaît ses moments distincts, séparés absolument même s’ils sont coulés l’un dans l’autre, être tout aussi libre et absolument libre dans chacun de ces moments jusqu’à dissoudre l’impression du temps articulé.

_Les histoires de ma grand-mère (Elles commençaient on ne sait où et se terminaient on ne sait comment) – d’histoires, il n’y aurait pas dans la mesure où il y en a mille, et des histoires enchaînées aux histoires interrompues, des histoires racontées aux histoires minuscules, des histoires qui se poursuivent, interrompues, ou continues hors vue, mille : il y aurait cette Princesse (Laetitia Ajanohun) et son Seigneur (Frédéric Fisbach), histoire d’amour pour l’une et de solitude pour l’autre, deux histoires donc, trois en fait, puisque cette histoire, les autres autour ne cesseront de s’en moquer : une histoire n’est que le croisement de plusieurs, la brisure des lignes, les malentendus qui fondent la croyance qu’on appartient à la même histoire, question de points de vue et d’adresses : ainsi de tout le spectacle, jamais figé dans une histoire ni dans une seule manière de la raconter, multipliée chacune dans l’épaisseur de signes proposés, et toujours, toujours, la volonté de passer : de passer de l’une à l’autre, et de passer, l’une dans une autre, en décalant le regard ; mille histoires, oui, spectacle qui tient du recueil de fables, du Coran, de la Bible ou des Mille et une nuits et des livres d’Histoires, où la force de l’histoire ne réside jamais dans sa résolution (sa morale), mais dans son surgissement, et dans le passage de l’une à l’autre, une prise de vitesse, un passage de relais, de témoins, un passage qui accélère le temps interminé des histoires dont on ignore si elles sont enchâssées, ou successives, et qui finissent par produire ce temps inimaginable du passé ultérieur.

_La diagonale (lampe tempête à la main) – Dieudonné Niangouna :

Selon moi, la ligne droite n’est pas une chose possible au théâtre. On ne va jamais d’un point A à un point B selon une trajectoire nette et directe. Il y a forcément des ricochets, des accidents, des déformations, des reflets divers. Je crois qu’au théâtre, il faut « traverser le monde comme un voleur », comme le disait et le faisait Genet. Il faut s’engouffrer dans les égouts, grimper par les gouttières, s’engager dans les couloirs et les tunnels obscurs, la lampe tempête à la main, pendant que le monde dort ou fait semblant de dormir. Il faut faire des enquêtes, écouter incognito ce qui se dit et, ensuite, rendre tout ça dans l’écriture et sur le plateau, toujours en décalage par rapport à la réalité. Selon moi, il ne doit pas y avoir d’évidence immédiate. Il ne doit pas y avoir de « vérité » révélée, mais toujours des interrogations qui s’entrechoquent. C’est un jeu fragile, faillible et dangereux que celui auquel nous jouons au théâtre.

Une force de passage – théâtre qui n’obéit pas à la loi du temps comme succession de minutes, mais qui ne peut avancer que dans la mutation de lui-même, dans sa transformation intime, intérieure, comme force de production de soi : passage, comme cet acteur qui, par deux fois (trois fois ?) plonge dans l’eau, on l’oublie, une heure passe peut-être, et soudain, surgit de cette même eau, lavé du temps passé et désormais neuf pour le temps présent, lavé (de quelle force ? par quel prodige ?) du temps même qui s’est produit sans lui et qui n’a pas compté pour lui, maintenant qu’il renoue avec son présent de corps levé sur le temps ; ou bien de telle autre qui vient s’enfoncer dans le corps ouvert d’un faux crocodile, la Princesse, et qui sortira elle aussi, blanche de pureté et de grâce, par la gueule du faux animal, plus tard, bien plus tard (on l’avait oublié aussi, il fallait l’oublier pour qu’elle revienne à elle, à nous, au temps) ; passage aussi via le sang qu’on se répand sur soi comme une nouvelle peau, une nouvelle couleur de peau qui tient de la noirceur et de la blancheur, et qui est celle de la terre, la seule couleur commune des hommes qui coulent de l’intérieur ; passage enfin dans la langue de la langue qu’on s’échange, corps blanc corps noirs, et chacun une langue à soi et une manière de la porter et de la donner, et des corps blancs, accent français, accent roumain, accent d’ailleurs encore, toute une palette de langue passée de l’un à l’autre, le français comme une langue possible, minimale, mais la vraie langue est celle qui s’invente dans l’échange et se mélange de l’un à l’autre : théâtre qui se propose de faire ce passage là, l’intérieur du corps retourné comme un gant, et voir ce qui s’y trouve, et qu’il réponde s’il l’ose - et les corps des acteurs, de rouge et de sang, de pur désir aussi, viennent jusqu’à nous pour le/la produire.

_Le monologue (Ce chant-là est, pour moi, le plus évident). – Dieudonné Niangouna :

C’est sans doute en lien avec le fait que j’ai commencé à écrire des poèmes avant d’écrire pour le théâtre. C’est donc viscéral chez moi, qui n’ai pas de soucis de forme au moment où je commence à écrire, à parler avec le stylo. Le monologue, c’est un peu mon émoi le plus profond qui se déverse spontanément sur la feuille. Ce chant-là est, pour moi, le plus évident, avant que je n’intervienne sur la forme de mon écriture. J’entretiens une relation sentimentale avec ces premiers mots qui sortent avant que je ne crée des personnages et que je leur donne la parole. Le dialogue n’apparaît que lorsque c’est nécessaire. Dans Shéda, parce qu’il y a des confrontations entre des identités, il y a des dialogues.

La parole seule est première parce qu’en elle se joue le premier dialogue, celui avec soi, celui avec la langue, et qu’en ce premier dialogue se fait le combat qui seul permet le combat avec l’autre – tout dialogue sera un monologue doublé ; il conservera du monologue la puissance de l’écrit quand l’écriture monologique ne peut se bâtir que de langue brute, et doit pour se tenir debout avoir suffisamment de force en elle-même pour ne pas s’effondrer sous son propos ; moment de surgissement fabuleux, ces monologues, et de tension sublime (sublime au sens littéral, point sans au-delà) : du monologue inaugural par exemple, dire sa force immédiate et magique d’entrée dans une qualité différente de temps, et dans une manière de réinventer la langue, son usage et sa portée – l’élégance et le raffinement du verbe, la violence et l’obscénité du propos, où l’obscénité et l’élégance ne sont jamais concédées à, disons, la politesse et la convention, mais bien au contraire arrachées au verbe lui-même : évidence première de Criss Niangouna, qui lance non pas le drame seulement mais cette manière de prendre la parole (au monde, à la langue), et à bout portant, de la lancer ensuite, à nous, aux autres acteurs qui tous prendront la parole à ce point-là, de violence et de raffinement, langue écrite, surécrite au point où l’écriture rehausse la parole, lyrisme fou, libéré du lyrisme d’emprunt, lyrisme de l’insulte aussi, de la révolte contre la langue elle-même. Ne rien dire du monologue final, peut-être la plus belle chose jamais vue, cette lente descente depuis notre dos dans les gradins, Dieudonné Niangouna avancé depuis la hauteur des tribunes jusqu’en bas sur le plateau, et dans l’épuisement du théâtre et de la nuit, comment ces mots en s’éloignant de nous s’approchent et emportent tout, l’emportent sur tout jusqu’à produire l’impossible : la fin du spectacle nommée en l’exécutant : « je t’aime toi de tout ce que j’ai perdu ».

_L’écriture (du genre cyclonique) – Dieudonné Niangouna :

C’est une écriture en spirale, du genre cyclonique, qui naît d’un état que je ressens et qui me guide vers des images que j’essaie de traduire sur ma feuille. Quand je n’éprouve plus rien, je n’écris plus rien.

Transaction avec la vie, Shita ; trafic impossible avec l’épreuve de l’écriture : écriture conçue sans rapport aucun avec la scène, charge ensuite au metteur en scène de l’accepter pour la scène, de la rendre possible (et si ce metteur en scène est l’auteur lui-même, c’est une épreuve de plus).

_La langue (le lari comme un petit chat sauvage.) – Dieudonné Niangouna :

En effet, mon français est une langue parlée car il est traversé par le lari, la langue que je parle au quotidien dans les rues de Brazzaville. Le lari est une langue urbaine métissée car elle utilise beaucoup de mots français. Il est donc difficile de dire deux phrases en lari sans employer des locutions françaises. C’est une langue qui ne s’écrit pas, qui ne s’enseigne pas. Il n’y a d’ailleurs qu’un seul livre traduit en lari, c’est la Bible que des missionnaires ont mis des années à produire. Le lari n’a pas vraiment de syntaxe et un même mot peut avoir un sens différent selon la personne qui le prononce, jeune ou vieux. Parfois même, le sens peut varier en fonction du moment de la journée où il est prononcé. Mais le lari est une langue bâtarde, assez récente puisqu’elle apparaît à Brazzaville après l’arrivée des colons français. Elle n’est pas comme le lingala, dont on connaît toute l’histoire. Le lari n’est pas lié à une tribu, à une histoire ancienne, puisque plusieurs ethnies parlent cette langue. Elle a donc l’avantage de pénétrer partout comme un petit chat sauvage qui dévore tout ce qu’il trouve. Le lari est une langue qui se nourrit de tout ce qu’elle croise : elle a donc naturellement grignoté mon français.

Une langue inventée pour la rue, passée au théâtre : des bruits de la rue au monde via le théâtre, la langue, ni française, ni congolaise, ni humaine ni animale ; une langue impossible, inventée pour elle-même et pour dire les mots (mais ça dépend le moment de la journée : une langue pour dire ce moment de la journée qu’on va dire par le mot), une langue qui n’est pas pour rien utilisée par ce théâtre, parce que c’est une langue bâtie comme un théâtre, et comme le monde même que le théâtre se propose de dire (d’arracher).

_Pour que les acteurs puissent courir (et se battre plus facilement) – enfin (mais l’ordre ne compte pas), achever par ce qui est premier dans l’ordre de la perception : les mouvements des acteurs, ce qui fonde en grande partie la qualité de cette présence que ces mouvements donnent au spectacle : des mouvements qui sont des combats, chorégraphies (planche d’appel pour improvisations) conçues par DeLaVallet Bidiefono – à intervalles, les acteurs se jettent les uns sur les autres par trois, se plaquent au sol, changent de partenaire, se jettent sur d’autres, par trois, se plaquent au sol, infiniment ; quand l’infini se terminent, musique (celle jouée live par Pierre Lambla et Armel Malonga), et tous dansent les uns avec les autres : image ultime de ce théâtre où le combat est une modalité de la danse, et la danse une manière de combattre, aussi : où l’on passe de l’un à l’autre, d’un corps à l’autre, du combat à la danse, de la tragédie la plus terrifiante à la comédie la plus franche, où se situer est désormais impossible entre la cérémonie rituelle avec mantra et l’exorcisme grotesque et sublime où défilent costumes de super héros américains dans un carnaval pathétique, délirant, insulté, où passer compte plus que de distinguer le combat et la danse, la tragédie et la comédie parce que le monde est ce passage, comme un brassage de corps et de forces ; du combat, pas d’autre finalité que celle du réel : quand un corps est tombé, on le relève, comme un corps tombé au combat, et comme se relève la garde, comme le jour tombe et que la nuit est là pour faire se lever le théâtre.

Quand le spectacle s’achève, que la fresque est accomplie, que cette totalité d’histoires et de Mythes a épuisé la nuit, que la danse avec le diable s’est arrêté, et nous devant revenus à la vie, un peu, au lieu du silence qui habite habituellement les fins, les cris encore, et tout le mouvement des corps dans lesquels on se mêle qui dansent le départ du diable.


Portfolio

[1propos issus de l’entretien de Dieudonné Niangouna avec Jean-François Perrier pour le programme du spectacle

[2Beauté convulsive des corps : je pense à la danse de grâce absolue et de violence et de puissance de Marie-Charlotte Biais, au cœur brûlant de la troisième partie, en surimpression de la nuit sur la paroi, les contours secoués pour exorciser le diable qui n’en demandait pas tant pour venir, danser lui aussi.