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Jérôme Bel | Sortir du théâtre

Cour d’Honneur – Avignon 2013

vendredi 2 août 2013


S’il arrive certains soirs qu’on décide d’aller au théâtre — se couper du monde quelques heures pour trouver des moyens détournés de le rejoindre , se retrancher quelque part seul et avec d’autres, seul dans la mesure où d’autres que nous en même temps seront seuls, avec nous —, si l’on fait ce choix, et j’exclus la raison de la pure consommation (objet qu’on absorbe, digère, pour mieux l’expulser : quelques heures pour penser à autre chose, se vider la tête, pour oublier le quotidien : non, tout le contraire : plutôt oublier d’oublier enfin —, ce choix d’aller au théâtre qui tient autant du luxe le plus aberrant, mais aussi de la confrontation la plus directe avec soi, la force d’appréhension du temps et des corps la plus violente et la plus exigeante, dont le geste même (celui de se rendre dans ces lieux, le soir quand les commerces ont fermé) fait violence à l’organisation normée d’un monde qui travaille en tout contre l’expérience de la densité du temps et de l’attention continue : oui, si l’on fait ce saut, si l’on choisit d’y perdre son temps, c’est à cause de cela même qui fait de la perte une manière d’intensité rendant le temps plus précieux et fragile, capable de donner au temps la puissance transitoire d’une durée accomplie devant nous une fois comme pour toujours [1], et dans l’instant ravagé par lui, et nous face à cela, redonnés au monde qui a passé, dépositaires de ce temps qui nous a portés et que nous porterons ensuite en nous, peut-être pour repeupler le monde, peut-être pour mieux l’appréhender, pour l’habiter autrement en tous cas, et pourquoi pas pour le changer : non d’un surcroit de savoir, ou même d’images, mais de vie, sans doute, et d’une qualité de temps qui rend le temps plus vif, puisqu’il m’a permis de considérer la vie plus épaisses encore et plus riche d’avoir été nommée et redonnée, et, en cela, sacrée.

De quoi parle le théâtre ? J’ai peur, posant ces mots, d’arrêter celui de théâtre et d’en faire une valeur en soi, de lui prêter un devoir (moral), ou pire, de lui réclamer quelque chose (je sais déjà que je lui réclame tout : et surtout ce qu’il n’est pas capable de donner) (n’est-ce pas, déjà, l’amour ?) – j’ai peur aussi de faire échouer ces mots sur un bavardage intime, relatif, pauvrement intérieur [2], inutilement dépositaire d’un avis sur la question.

Du théâtre, j’aime à croire— parce qu’il est ici question de croyance, d’un acte de foi ? (et, oui, d’amour : c’est-à-dire aussi d’hostilté) — qu’il ne parle pas seulement de lui. J’aime à le vouloir pris hors d’un dialogue avec lui-même et de sa manière de fonctionner. Je reconnais certaines jubilations comme devant un jeu de mécanique, ou un tour de magie, devant des théâtres qui jouent avec le théâtre [3]. Quand le théâtre parle de lui-même, c’est toujours, de toute manière, à ceux qui le connaissent, et qui connaissent de lui ses tours avant qu’on les lui fasse : alors le théâtre rejoue des tours dont tous savent les mécanismes, et c’est inévitablement entre soi qu’on se retrouve (terreur des communautés soudées par le savoir commun), et je ne veux pas, moi, me retrouver (je sais où je suis, puisque je suis au théâtre : et j’aimerais voir ailleurs si j’y ne suis pas) ; c’est inévitablement la reconnaissance qui joue dans la perception de la scène, de cette reconnaissance qui ne fait que retrouver ce qu’on a déjà.

Bien différent et essentiel le théâtre qui dialogue, non pas avec le théâtre, mais avec ce qu’il fait et accomplit, au présent où il fait et accomplit ce qu’il fait, et accomplit : et nous donne à voir le dehors. Autre et rare et important ce théâtre qui travaille l’espace de sa langue en territoire de jeu avec lui : non pour jouer avec lui, mais se jouer de lui – ne pas cesser de contester la forme même dans laquelle le théâtre est pris, parce que cette convention est insupportable, mais elle est seule capable de dire que cette convention est insupportable [4]. Faire supporter au théâtre ce qu’il ne peut supporter habituellement, mais uniquement par des moyens théâtraux. Usage frontal du théâtre qui peut se passer du savoir savant de ses codes, usage préférable oui : usage direct, en prise directe, avec ceux qui pourraient se trouver devant lui, quels qu’ils soient, d’où ils viennent.

Mais on n’aura pas dit de quoi il parle, seulement de la manière dont il peut parler, qui le sauvera de lui.

Du monde, si le théâtre devait en parler, il dirait d’abord comment il n’est pas. C’est le premier geste : il sauve souvent. Car nous n’avons pas un désir de révolution : nous en avons un besoin. Et c’est là d’abord la tâche du théâtre : montrer le besoin comme un insoutenable appel. Théâtre, lieu artificiel, lieu impossible et par cela de tous les possibles, de toutes les conventions, on sait cela depuis toujours. Mais du monde malgré tout. On ferait l’expérience de penser le monde autrement : de voir la levée d’autres mondes possibles. Et s’il est possible de le penser autre : il est nécessaire de le façonner autrement. Car « il n’y a pas d’autres mondes : il y a d’autres manières de vivre »

La fable que le théâtre vient jouer (avec laquelle elle joue, montrant bien qu’elle est incapable de le faire vraiment, qu’à chaque instant il est impossible d’y croire : qu’il ne faut surtout pas y croire — on sait le prix qu’on a payé pour de telles croyances dans les mythes racontés comme dans l’Histoire), si elle ne devait être qu’un jeu avec le théâtre, pourquoi l’entendre ? (Je ne comprends pas alors le temps accordé au théâtre si c’est pour me dire ce qu’il est).

Il arrive cependant que le théâtre dresse la scène pour quelque chose qui permet que soient perçus, dans le même temps et sous le même geste, sa propre langage et l’énoncé d’un monde auquel on appartient. Bien sûr, on ne le reconnaît pas, ce monde – ou plutôt, le théâtre nous arrache cette appartenance malgré nous et nous en dépossède afin que du dehors d’elle on puisse s’en saisir : soudain, sur scène, se disent, avec les mots insignifiants du théâtre, ces mots dérisoires de théâtre coupé du monde à la tombée de la nuit, et qui n’aura aucune portée dans la marche forcée du monde pour accomplir sa tâche de monde inacceptable, de plus en plus inacceptable, ces mots qui disent sous l’histoire les lieux (intérieurs) qui rendront le monde ensuite possible. C’est cela que le théâtre aura raconté, sous l’histoire qu’il raconte (et qui n’aura rien à voir avec le monde qu’on lit dans les journaux) : la possibilité d’une réappropriation à venir.

Espace clos, souterrain, sans importance : certains théâtres disent heureusement tout cela, et, au lieu de lever un grand miroir sur lui-même (ou sur nous), opère un trou dans le réel – et c’est le monde envisagé de son dehors que l’on perçoit, et ce qu’on perçoit tout à la fois, c’est une manière de le percevoir. C’est troubler la perception qu’il faut dès lors, pour que la perception travaille contre elle-même à dévisager ces forces.

Raconter une histoire, sur scène, possèderait cette importance : non pas pour l’histoire en elle-même (on est stupide mais pas à ce point), mais parce que l’histoire qui se déroule devant nous parle profondément de ce pourquoi on est ici à l’entendre, invente des manières de parler, traque dans la langue et l’espace des énoncés neufs que le pouvoir empêche (un théâtre qui fuirait le monde et le combat à livrer contre lui ne ferait que le confirmer : et en serait complice), et pour cette raison-même, que le pouvoir est une lutte à mort contre la vie, que le théâtre seul peut parvenir à nommer et localiser parce qu’il travaille au présent la solitude et la communauté, sans nier l’une ou l’autre, œuvrant chacun l’être politique du réel, et les forces fondamentales de son organisation et de sa réappropriation – l’appartenance et la singularité, la présence et le devenir, le corps et la voix qui le dit, la parole et le silence qui la reçoit, la lumière là-bas et la nuit ici.

Soit : Cour d’Honneur dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Jérôme Bel ne craint pas la tautologie, il la recherche, en fait un programme, voudrait la constituer en hommage. Hommage au lieu, donc : et d’emblée, on est prévenu, Cour d’Honneur dans la Cour d’Honneur, ou la Cour d’Honneur dans Cour d’Honneur, c’est de théâtre qu’il sera question, et pas n’importe lequel : celui d’Avignon, Haut Lieu de la célébration du Théâtre par Lui-même, d’un certain théâtre IN (et Officiel) – un théâtre dans la Place. Pour la dernière année du cycle Baudriller / Archambault, la volonté (explicite et revendiquée) de célébrer Avignon (célébrer la célébration qu’Avignon depuis des années célèbre) pourrait être touchante, anodine, terriblement puéril, absolument inoffensive, pompeusement nostalgique : elle est tout cela à la fois, et ce ne pourrait être pas bien grave, c’est même assez fatal quand on se donne telle tâche de retourner le regard du théâtre sur lui-même, sur scène, dans une pièce qui dira le lieu dans le lieu. Mais c’est évidemment plus douloureux que cela.

Le dispositif : il est simple, c’est le moins que l’on puisse dire. Sur scène (la majestueuse Cour d’Honneur au pied du Mur d’enceinte devient, ce sera le seul tour de force du spectacle, une simple scène), avant que cela ne commence, une dizaine au moins de chaises noires disposées en arc de cercle face à nous, où viendront s’assoir quand les lumières se feront des acteurs : une dizaine au moins. Il s’agit d’une dizaine au moins de spectateurs, que Jérôme Bel, il y a deux ans, par le biais d’une petite annonce, a convoqué pour venir parler de leur expérience de la Cour d’Honneur. C’est donc ce qu’ils feront, ici, pendant deux heures : chacun son tour se lèvera, se dirigera d’un pas résolu vers le micro à l’avant-scène, et racontera un moment fort, marquant, drôle, triste, beau (compléter la liste d’une dizaine au moins d’adjectifs), qui tiendront lieu, ou presque, de spectacle.

Expérience ? Vraiment, la valeur de l’expérience a baissé. Elle n’est là pas tout à fait un témoignage, ni une performance, ni un jeu : les spectateurs jouent ici un texte qu’ils ont sans doute écrit, on le devine, on le voit même lorsque l’un d’entre eux de plus faible mémoire lira littéralement son texte d’une page qu’il n’a donc pas pris la peine d’apprendre – est-ce peut-être pour Bel la volonté de montrer qu’il s’agit d’une restitution personnelle ? Symptomatique surtout d’un jeu assez obscène entretenu entre le théâtre et la vérité, avec ce flou faussement nourri sur l’authenticité des propos : nous sommes face à des spectateurs qui jouent à être des acteurs qui jouent à être des spectateurs jouant à être des acteurs : tout cela dans une certaine maladresse de bon aloi, où les trous de mémoire font partie du jeu sans doute, et les silences régiens sous-joués surjouent la vacuité d’une direction d’acteurs orientée vers un naturel artificiel digne de représentations de fin d’année. C’est sans doute le cas : fin d’année, fin de mandat, fin de cycle, fin du festival – manque la remise des prix…

D’expérience, il ne sera en fait pas vraiment question, mais plutôt de sa dégradation successive. Chaque spectateur jouera ce qu’il a déjà raconté auprès de Bel il y a deux ans, le récit d’un moment marquant représenté auparavant dans la Cour d’Honneur que le spectacle Cour d’Honneur se chargera de rejouer : vous avez aimez tel moment dans un spectacle mythique de Castellucci (l’acrobate qui grimpe à mains nues le mur d’enceinte) ? le voici (et l’acrobate de venir sous les applaudissements du public faire ce qu’on vient de nous annoncer : grimper à mains nues le mur d’enceinte) ; vous avez aimé le crescendo de Wagner dans tel autre spectacle mythique ? Le voici (on entend alors le long et majestueux et forcément émouvant (puisqu’on vient de nous décrire l’émotion) crescendo de Wagner) ? Vous avez aimé le monologue d’Isabelle Huppert dans Médée ? Voici la Huppert, par skype (on nous fait croire qu’elle est en direct : ridicule mensonge tenu à des enfants qui n’en croient rien, mais il faut jouer le jeu), qui après avoir fait coucou à tout le monde depuis l’Australie, lâche son monologue, le visage défiguré par la performance. Etc. Deux heures durant. Le spectacle désamorcé par l’énoncé du spectacle : la scène racontée d’abord, jouée ensuite, applaudie enfin (d’avoir été jouée comme elle a été racontée ?)

Le théâtre réduit à des numéros de cirque. À des tubes qu’on pourrait rejouer pour le plaisir de le revoir. Vacuité du name dropping, vanité des spectacles réduits à des noms d’artistes… Oh Gérard Philippe ! Oh, Castellucci ! Oh Huppert ! Oh Warlikowski !. Le théâtre en pièces (détachées), en morceaux de bravoure.

Je pense à ce que dit Agamben, à la suite de Walter Benjamin, sur la démonétisation de l’expérience sensible à force non seulement de reproductibilité, mais surtout de sa mise en réflexion narcissique : par exemple à propos de ces gens qui se prennent en photographie devant les œuvres dans les musées du monde entier, et qui, à l’expérience de l’œuvre, préfère l’expérience de se regarder, dans leur salon, jouir de l’expérience de l’œuvre. Dans cette dégradation continue de l’expérience devenue récit, devenu jeu, devenu récitation, devenu reenactment , devenu numéro, on n’assiste pas à un exercice de mémoire, mais à un best of qui neutralise chacun de ses moments pour la simple jouissance de se dire qu’on assiste à l’expérience, tandis que l’expérience en elle-même, telle qu’elle a été construite dans chacun des spectacles, on ne l’éprouve pas.

Ce pourrait être vain, et ridicule, et parfois frustrant quand on se surprend à rester froid devant le très beau numéro de l’alpiniste-danseur (mais comment faire l’expérience de la beauté quand on nous dit : « préparez vous à en prendre plein les yeux, vous verrez, vous trouverez ça beau. » ?), c’est souvent politiquement lâche.

Quand on fait venir sur scène un acteur arraché à l’(A)polonia (mythique) de Warlikowski pour qu’il fasse son numéro, on entend le monologue de Littell extrait des Bienveillantes où le narrateur assume son rôle dans l’extermination des Juifs, défie le public, affirme que nous aurions été, comme lui, bourreau : « avec moins de zèle peut-être, mais avec moins de désespoir », comment le comprendre ? Comment l’accepter ? Là où Littell construit une narration complexe et enveloppe de mille pages une réflexion sur la part du Mal et le travail de fiction sur le réel ; là où Warlikowski, dans un deuxième temps, élabore une dramaturgie ample et multiple pour interroger ces propos et leur part de provocation – Bel nous livre ce morceau de bravoure (destiné uniquement à arracher des bravos), dépourvu de situation, de perspective, de point de vue (en dehors de l’émotion touchante du jeune spectateur qui l’a convoqué).

Quelques instants après, c’est le compte mathématique des morts qui est rappelé : durant la Seconde Guerre mondiale, c’est un mort toutes les quatre secondes environ – précisant : un enfant mort dans les villes allemandes bombardées et un enfant mort dans les chambres à gaz, c’est une et seule même chose, un même élément dans le calcul statistique. Arrachés à sa situation d’énonciation, ces propos sont évidemment abjects, insupportables, philosophiquement faux, terribles même quand ils sont réduits à des performances artistiques – surtout que ce numéro est précédé et suivi d’une récitation d’un extrait remarquablement remarquable de Molière (plaisir du public), de l’évocation émue et joyeuse d’un Soulier de Satin évidemment interminable (rires du public), ou de l’émotion d’une jeune fille ici dans la Cour d’Honneur pour dire qu’elle n’est jamais venue dans la Cour d’Honneur parce que c’est assez cher [5] (indignation du public).

Peut-être s’agissait-il pour Bel de jouer avec la question de la mémoire : l’inscription mémorielle de son spectacle en relation avec la mémoire des morts de la Shoah. J’espère profondément, pour lui, pour nous, que ce n’est pas cela, que rien n’avait guidé ce choix malheureux sauf l’envie d’un spectaculaire à peu de frais (la Solution Finale comme réservoir à émotions est un des lieux communs le plus répandus dans l’art d’aujourd’hui : et c’est évidement une insulte aux morts, une blessure indigne — ici comme ailleurs, la honte d’être un homme, vraiment).

Réduire le théâtre à des moments de théâtre, c’est l’empêcher d’être un art du temps qui construit un propos, parfois complexe, qui demande le temps qu’il faut pour s’élaborer et s’accomplir (et se détruire) – réduire le théâtre à des moments forts, c’est finalement le rabattre à une émotion dont il est étranger, une sensiblerie qui ne peut prendre sans risque, sans horreur aussi, sans l’abjecte sensation de la communion des émotions.

Après avoir fait théâtre du texte, puis « théâtre de tout », selon la formule rebattue de Vitez, le théâtre a donc fini par faire théâtre de lui-même. Ce stade ultime de l’écho confondu dans le cri, on y assiste dès le premier récit : la jeune fille raconte sa première visite à la Cour d’Honneur, pour le spectacle mythique de Marthaler, au cours duquel elle s’étonnait des fenêtres en PVC qui défigurait la Grande Paroi : tout de même, une belle façade, ils pourraient la soigner, s’est-elle dit, déçue de la prestation qu’un tel lieu mythique était censé fournir aux usagers du lieu qui avait fait le déplacement pour ça – avant de comprendre que ça faisait partie de la scénographie réalisée pour le spectacle – puis la jeune fille de se retourner et de désigner la fenêtre, qu’encadre comme pour la scénographie de Marthaler, le plastique blanc (rires du public). De Marthaler à Bel, de la scénographie à la désignation de cette scénographie comme théâtre, outre la réduction de la pièce de Marthaler à un élément de décor (toujours, c’était inévitable, les récits des spectateurs s’attacheront au plus spectaculaire, au plus formel, aux éléments de surface les plus insignifiants et donc les plus visibles), c’est ce geste de la jeune fille pointant du doigt le mur de Cour d’Honneur pour la révéler au public qui témoigne de l’échec pathétique du spectacle. La Cour d’Honneur n’est plus qu’un cadre à voir, et d’ailleurs, regardez-le : on peut le voir, la preuve : c’est ainsi qu’on l’avait vu, avant.

Jeu sur le passé, mais sans deuil véritable [6] : plus tard, un spectateur dira son émotion devant Le Soulier de Satin, spectacle mythique de Vitez (soupirs du public) — émotion telle qu’il a toujours l’impression de voir Le Soulier de Satin quand il assiste à un spectacle dans la Cour d’Honneur : n’est-ce pas là le projet de Bel, de rejouer ce qui a eu lieu pour empêcher ce qui a lieu maintenant ? Le fantôme n’a de sens seulement si en terrifiant les vivants il les met en mouvement : ici, photographie d’un mouvement arrêté qui se superpose sans cesse sur le réel pour lui faire obstacle.

Face à nous, des spectateurs : nous sommes comme eux, semble dire le spectacle [7]. Assis face à nous comme nous, nous sommes assis (mais un peu en hauteur). Face à face qui dévisage, et qui arrête le regard. Nous, nous regardons la Cour d’Honneur en regardant Cour d’Honneur, et eux, en bas, nous regardent regarder la Cour d’Honneur de Cour d’Honneur. De la Cour d’Honneur, on n’en fera pourtant jamais l’usage : assis pendant deux heures, ils resteront assis, deux heures durant – quand on dispose d’un tel espace, oh comme c’est pitié de ne rien en faire (sauf une fois : l’enfant (il fallait bien qu’il y ait un enfant, question de quota à respecter sans doute pour faire du théâtre un terrain de jeu pour humains de sept à soixante dix-sept ans) après avoir raconté un spectacle marquant, le mime : et de se mettre à courir en rond et en hurlant sur tout l’espace de la Cour – moment qui nous permet de voir le lieu, donc, pour la seule fois du spectacle, sous un mode hystérique, puéril, physique, pressé, ironique, gratuit : vain.)

Quand le théâtre célèbre le théâtre, on pourrait hausser les épaules et se dire : tant pis pour lui. Mais quand il le fait au lieu même où mieux qu’ailleurs il pourrait se faire, c’est plus que du gâchis, une sorte d’insulte.

Si le théâtre devait être cela, un dialogue mémoriel avec lui, un jeu en miroir sur ses bons moments, la communion des souvenirs comme devant un album photos de famille dont les images ont remplacé les souvenirs, dont on prend les photos non pour l’instant ou pour le souvenir, mais en imaginant le moment où l’on se tiendra autour de l’album pour regarder les photos, oui, si ce devait être cela, alors que le théâtre cesse et qu’on ferme les théâtres et qu’on arrête d’en écrire, cela ne manquera à personne, on passera les soirs autrement, la ville ne fait pas relâche et ne raconte pas ce qu’elle n’a jamais été pour ceux qui s’en souviennent seulement dans le but de trouver la preuve qu’ils ont vécu quelque chose, ensemble. Le plus terrifiant au théâtre, c’est ce moment où tous ils battent des mains, et que leur rythme s’accorde – et que le fascisme des corps bat la mesure des temps, où tous ils s’abolissent dans cette communion, font corps avec le théâtre, esprit de corps où ne reste rien de l’esprit, ou du corps, mais une pure identité originelle qui n’est que de la mort.

J’imagine deux personnes allant à la Cour d’Honneur pour la première fois, non parce que c’est la Cour d’Honneur, mais parce que c’est le spectacle qui joue, ce soir, dans le plus beau et grand festival de théâtre du pays, dans un des plus beaux lieux qui soient pour faire venir les ombres et leurs corps, et les voix qui viendraient dire quand la lumière tombe suffisamment pour qu’on ne voie plus rien, n’ayez pas peur, et qu’on fasse le compte des morts et des vivants à la fin quand la fin aura été accomplie par le théâtre lui-même, je pense à ceux-là qui auront vu la Cour pour la première fois avec ce spectacle, et je me console lentement en repensant au fait que la Cour n’a pas été trop épuisée par les piétinements de ces acteurs pour de faux, que la poussière n’a pas été trop remuée, assis qu’ils étaient pendant ces deux heures ; et je pense surtout à ce que j’entendais durant ces deux heures, une voix très loin qui chantait un air sublime que le vent apportait et arrachait, et comme on avait envie d’être auprès de la voix, comme le chant disait que quelque part avait lieu autre chose qui pouvait peut-être justifier ce soir-là, mais il a été justifié, ce soir-là, deux fois : une première fois à cause du chant interrompu, sublime d’interruption, et une seconde fois parce qu’en sortant de la Cour, il fallait marcher un peu dans la ville, et qu’il y avait de la route à faire, qu’il fallait passer Place Crillon, et qu’on ralentirait un peu le pas pour rejoindre la fin de cette nuit, qui commençait.

On va au théâtre pour en sortir : c’était la dernière pensée, elle sauvait.


[1Est-ce cela que les Anciens nommait la fatalité ?

[2En tout pourtant, et ici plus encore, il faudrait tenir haut et ferme la joyeuse haine de l’intériorité

[3Voir ce que dit (et en partage) Christophe Triau, sur ce qu’il nomme L’illusion ludique, in Théâtre Public, n°194.

[4Dit autrement, cette phrase si puissante et miraculeuse de Koltès, parce qu’elle sauve de toutes les illusions, celles qu’on peut nourrir pour le théâtre quand on confond ce moyen de vivre avec la fin même de la vie : « le théâtre ce n’est pas la vie, mais c’est le seul endroit où l’on peut dire que ce n’est pas la vie »

[5J’ai payé ma place 18 euros, le prix d’un livre, ou d’un DVD : je ne dis pas que ce n’est pas cher, mais c’est rare qu’on désigne le prix du livre comme obstacle infranchissable et sélection sociale à la Culture.

[6ou un « deuil sans douleur » et « sans travail de deuil », comme le décrit justement Jérémie Majorel dans son article pour le Magazine Littéraire.

[7« Le spectateur en dialogue », titre du fort article de Yannick Butel sur le spectacle – voir le site de l’Insensé.