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gloire au Sophora (solitude des villes plantées ailleurs)

mercredi 21 août 2013


C’est de Chine que vient le Sophora du Japon — toutes les terres qu’on atteignait après deux jours de marche, j’imagine qu’on devait les appeler Japon, c’était plus simple, et plus juste : est-ce qu’il y a des terres plus à l’est que le Japon ? De Chine pourtant, et non pas de Japon : quelques graines envoyées en France par un savant, naturaliste, ou aventurier, tout ce qu’on ne sera plus jamais : un de ces types qui posaient les pieds sur des collines inconnues (sauf de ceux qui les habitaient depuis des millénaires), et qui voyaient des arbres qui ne poussaient nulle part qu’ici. Un de ces types, vraiment, qui regardaient autour le monde comme une territoire possible.

Est-que, nous autres, on réaliserait si on se devait se trouver à l’ombre d’un arbre inconnu : est-ce qu’on saurait qu’il est inconnu, et que son ombre vient de Chine, au Japon ?

En 1747, Rousseau a 35 ans (l’année où meurt son père), Robespierre naîtra onze plus tard, Saint-Just, vingt ans plus tard : le type a envoyé les graines en France, qu’on plante où on le peut, pour voir – ce sera au jardin des plantes (là où je cours, quand il fait chaud). Il reste en terre quelques jours, quelques mois. Quelques années ces graines sont dans la terre, peut-être oubliées de tous – il le fallait.

Saint-Just a 12 ans, c’est sa première année au collège Saint-Nicolas des Oratoriens de Soissons (actuel collège Saint-Just, l’histoire est une garce, décidément : nommer un collège du nom de l’Archange de la Terreur), et Robespierre a 21 ans, il est peut-être clerc chez le procureur Nolleau fils, où il croise selon Brissot, Brissot lui-même : ce qui est impossible (on ne saura jamais) – c’est l’année 1779 et Rousseau vient de mourir (les graines attendaient cela), l’arbre commence de pousser.

Je suis devant cet arbre qui est le premier ainsi à pousser : je veux dire, non pas à pousser ainsi, mais à pousser, simplement, comme un arbre, ici (et quand j’écris cela, je réalise que je ne sais pas du tout comment fait un arbre pour simplement pousser).

Dix-neuf mètres de haut (à cet hauteur, c’est déjà le ciel), et dix-neuf mètres plus bas, je suis là moi aussi, à la même hauteur que son tronc, et les pieds posés au-dessus de ses racines sorties hors de ses graines déchirées, comme des cheveux de la terre croissante.

L’arbre meurt, paraît-il, aujourd’hui. Ou plutôt, il ne grandit plus. Un arbre grandit toute sa vie jusqu’à ce qu’il meurt, qu’il cesse d’aller – on me l’a appris. La mort d’un arbre peut durer longtemps, mais je ne sais pas, je ne sais pas pour cet arbre combien de temps cela pourrait prendre. Les hommes ici tentent de ralentir la mort pour qu’on puisse le voir en train de mourir, le plus longtemps possible. J’imagine que c’est une image de nos villes, mais je ne sais pas laquelle, je ne sais pas de quelle image il s’agit, si c’est l’allégorie de ma propre ville, celle qui est partout sur cette terre maintenant qu’on a découvert tous les arbres, qu’on les a plantés partout.

Je pense à cela ce soir, devant l’image de l’arbre et du panneau que j’ai saisi en passant (on établit un périmètre de sécurité autour de lui, on procède à un allègement de son houppier, et à un décompactage du sol : ces mots incompréhensibles sont des mensonges, il aurait fallu dire : on l’accompagne dans la mort interminable que vous ne verrez pas).

Peut-être au Japon, quelque chose comme de la Chine meurt aussi, et personne ne le sait, ces arbres sont si communs et se ressemblent tous.

Ici, près du musée de l’évolution, un arbre tombe lentement, et sa chute est invisible à l’œil nu.

Gloire au Sophora du Japon, né en Chine, poussé en Europe, dans sa grande solitude d’arbre au milieu de la ville.


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