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Van Gogh | « Des portraits comme des apparitions »

le portait moderne

jeudi 19 septembre 2013


Lettre de Vincent Van Gogh à sa sœur Willemien van Gogh.
Auvers-sur-Oise, Jeudi 5 juin 1890.
(En français – orthographe de l’auteur)

Ma chère soeur,

depuis longtemps j’aurais dû répondre à tes deux lettres que j’ai encore reçu à St Remy mais le voyage, le travail et un tas d’emotions nouvelles jusqu’aujourd’hui me le faisaient remettre du jour au lendemain. Cela m’a beaucoup intéressé que tu aies soigné des malades à l’hôpital Wallon, certes c’est ainsi que l’on apprend un tas de chôses, des meilleures & des plus nécessaires que l’on puisse apprendre et moi je le regrette que je sache rien, en tout cas pas assez, de tout cela.

C’était pour moi un grand bonheur de revoir Theo, de faire connaissance avec Jo et le petit. Theo toussait davantage que lorsque je l’ai quitté il y a plus de 2 ans mais en causant et lorsqu’on le voyait de près pourtant je le trouvais certes, tout bien compté, plutot changé à son avantage, et Jo est pleine et de bon sens et de bonne volonté. Le petit n’est pas malingre mais pas fort aussi.– C’est un bon systeme que la femme accouche à la campagne et y passe avec le petit les premiers mois si l’on restea dans une grande ville. Mais voilà, pour la première fois surtout l’accouchement étant redoutable ils n’ont certes pas pu faire mieux ou autrement qu’ils n’aient fait. J’espère qu’ils viendront ici à Auvers pour quelques jours bientôt.

Pour moi le voyage & le reste jusqu’ici se sont bien passés et de revenir dans le nord me distrait beaucoup. Puis j’ai trouvé dans le Dr Gachet un ami tout fait et quelque chôse comme un nouveau frère serait – tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre luimême et a rendu aux artistes de la nouvelle école beaucoup d’amitiés & services, tant que c’était dans son pouvoir. J’ai fait son portrait l’autre jour et vais peindre aussi celui de sa fille qui a 19 ans. Il a perdu sa femme il y a quelques années ce qui a contribué à beaucoup le casser.

Nous avons été amis pour ainsi dire tout de suite et j’irai passer toutes les semaines une ou deux journées chez lui à travailler dans son jardin dont j’ai déjà peint deux études, l’une avec des plantes du midi, aloès, cyprès, soucis, l’autre des roses blanches, de la vigne et une figure. puis un bouquet de renoncules.

Avec cela j’ai un plus grand tableau de l’église du village – un effet où le bâtiment parait violacé contre un ciel d’un bleu profond & simple de cobalt pur, les fenêtres à vitraux paraissent comme des taches bleu d’outremer, le toit est violet et en partie orangé. Sur l’avant plan un peu de verdure fleurie et du sable ensoleillé rose. C’est encore presque la même chôse que les études que je fis à Nunen de la vieille tour et du cimetière.

Seulement à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse. Mais dans les derniers temps à St Remy j’ai encore travaillé comme un enragé, surtout à des bouquets de fleurs. Roses et Iris violets.

J’ai rapporté pour le petit de Theo et Jo un tableau assez grand – qu’ils ont accroché au-dessus du piano – de fleurs d’amandiers blanches – de grandes branches sur un fond bleu céleste et ils ont dans leur appartement aussi un nouveau portrait d’Arlésienne.

Mon ami le Dr Gachet est décidemment enthousiaste de ce dernier portrait d’arlésienne dont moi aussi j’ai un exemplaire pour moi et d’un portrait de moi et cela m’a fait plaisir puisqu’il me poussera à faire de la figure et j’espère me trouvera quelques modèles intéressants à faire.

Ce qui me passionne le plus, beaucoup beaucoup davantage que tout le reste dans mon métier – c’est le portrait, le portrait moderne.

Je le cherche par la couleur et ne suis certes pas seul à le chercher dans cette voie. Je voudrais, tu vois je suis loin de dire que je puisse faire tout cela mais enfin j’y tends, je voudrais faire des portraits qui un siecle plus tard aux gens d’alors aparussent comme des apparitions.

Donc je ne nous cherche pas à faire par la ressemblance photographique mais par nos expressions passionnées, employant comme moyen d’expression et d’exaltation du caractère notre science et goût moderne de la couleur.

Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d’une brique surchauffé et hâlé de soleil, avec la chevelure rousse, une casquette blanche, dans un entourage de paysage, fond de collines bleu, son vêtement est bleu d’outremer, cela fait ressortir le visage et le palit malgré qu’il soit couleur brique. les mains, des mains d’accoucheur, sont plus pâles que le visage.

devant lui sur une table de jardin rouge des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. Mon portrait à moi est presqu’aussi ainsi mais le bleu est un bleu fin du midi et le vêtement est lilas clair. le portrait d’arlésienne est d’un ton de chair incolore et mate, les yeux calmes et fort simples, le vetement noir, le fond rose et elle est accoudée à une table verte avec des livres verts.

Mais dans l’exemplaire qu’en a Theo, le vetement est rose, le fond blanc jaune et le devant du corsage ouvert de la mouseline d’un blanc qui tourne sur le vert. Dans toute ces couleurs claires, les cheveux seuls, les cils et les yeux font des taches noires.

les personnages sont vêtus de couleurs claires et on ne sait pas si c’est des costumes de maintenant ou bien des vêtements de l’antiquité ; deux femmes causent (toujours en longues robes simples) d’un côté, des hommes artistes de l’autre, au centre une femme, son enfant dans les bras, cueille une fleur sur un pommier en fleur. une figure sera bleu myosotys, une autre citron clair, une autre rose tendre, une autre blanche, une autre violette, le terrain une prairie piquée de fleurettes blanches et jaunes. Des lointains bleus avec une ville blanche et un fleuve. Toute l’humanité, toute la nature simplifiée mais comme elle pourrait être si elle ne l’est pas.

Cette description ne dit rien – mais en voyant le tableau, en le regardant longtemps on croirait assister à une renaissance fatale mais bienveillante de toutes chôses auquelles on aurait crues, qu’on aurait désirées, une rencontre étrange et heureuse des antiquités fort lointaines avec la crue modernité.
J’ai revu aussi avec plaisir André Bonger qui avait l’air fort et calme et raisonnait ma foi avec une grande justesse sur des choses artistiques, cela me faisait grand plaisir qu’il etait venu les jours que j’etais à Paris.
Merci encore de tes lettres, à bientot, je t’embrasse en pensée.

t. à t.

Vincent