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ou la vie sauvage (les territoires de l’amour)

lundi 7 octobre 2013


Le territoire actuel est le produit de plusieurs siècles d’opérations de police. On a refoulé le peuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues, puis hors de ses quartiers et finalement hors de ses halls d’immeuble, dans l’espoir dément de contenir toute vie entre les quatre murs suintants du privé. La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir. Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper, mais d’être le territoire. Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise. Bistrots, imprimeries, salles de sport, terrains vagues, échoppes de bouquinistes, toits d’immeubles, marchés improvisés, kebabs, garages, peuvent aisément échapper à leur vocation officielle pour peu qu’il s’y trouve suffisamment de complicités. L’auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l’annule ; elle produit sa propre sécession.

L’insurrection qui vient

C’est la direction que prend le ciel — par là. Il n’y a pas plus loin.

C’est là-bas, que poursuivent les nuages.

Au Sud, un orage immense contre lequel la voiture vient glisser, à peine on essuiera quelques gouttes en remontant vers le Nord. À l’arrivée, la voiture sèche, et la route plus sèche encore — mais tout là-bas, les éclairs tombent dans la mer. L’image est trop parfaite ; je regarde le ciel s’écrouler de toute sa force, tandis que je reste ici. Plus à l’est encore, les montagnes montées jusqu’au soleil entier pour le toucher, j’y pense comme à la vie sauvage.

La ville, c’est ce qui nous est donné pour appartenir. C’est partout, ce qui commence l’espace de l’autre. Des territoires assignés, comme des tâches à remplir — et le lieu du travail, comme un lieu où travailler, et rien d’autre.

Du ciel, comment penser à une tâche ?

Depuis un mois ici, où c’est partout de l’horizon, et des collines et de la terre, et la mer qu’on respire sans la voir, penser : la vie sauvage est un pas de côté qui vient remplir l’espace. J’ai regardé lentement et tendrement la mante religieuse dans sa vie de mante religieuse, lente de lenteur. J’ai ramassé des herbes hautes. J’ai attendu qu’il pleuve. J’ai appris à oublier (à oublier les corps du métro, les visages par centaine, les bruits de bruit).

J’ai pensé au rêve de René Char. À celui de Robinson Cruosé, au chapitre 21 [1]. J’ai perçu la vie sauvage possible en raison de la ville, et à grâce à elle. J’ai eu la nostalgie de la ville dans la ville.

Puis j’ai tourné ma vie vers les territoires : l’exigence des territoires (celle de les superposer). Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. J’ai conçu l’image d’un territoire capable de les supporter tous — qui ne serait pas l’écriture. L’amour et l’émeute, et la terre et la ville du deal, et les ponts sous lesquels marcher vite, et les lits où s’allonger pour ne pas s’endormir ; morsure sous les cheveux ; et toute cette vie sauvage qui s’invente contre la vie elle-même, qui est la seule vie possible.

Il y a un cercle, sur ma route, encore et encore : ce qu’il fait tourner n’est pas seulement la route, mais son propre cercle qui s’étend — suis la direction (et quelle que soit : l’accepter comme un désir, une force) pour mieux l’inventer, la trouver, l’épouser.


[1Traduction par Pétrus Borel, éditions Borel et Varenne, 1836 (Volume 1, pp. 161-168).