arnaud maïsetti | carnets

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les perspectives bleuâtres

samedi 26 décembre 2015



Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. — Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création.

Là s’échapperaient l’année et tout avec elle. Peut-être recommencerait avec la nuit, le reste aussi. Dans Luxembourg, la lumière de l’après-midi est celle de l’aube, et de la nuit tombante. Un crépuscule d’un bout à l’autre de l’horizon. Y puiser une image de l’histoire : où le jour commence et s’achève, un seul mot est là pour le dire. Le crépuscule comme situation historique. On se réveillerait à n’importe quelle heure du jour, on verrait étale le ciel s’effondrer et se dresser à la fois. Les hommes, eux, passeraient lentement. Certains prendraient des photos. La plupart resteraient chez eux, en attendant le lendemain. Plus rares seraient ceux qui prendraient des forces pour la nuit.

Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; — les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage.

La tentation de tourner le dos au monde. De tourner le dos aux faiseurs de mondes impossibles. La tentation de ne plus y croire : et celle, surtout, de renoncer à croire, comme à ne pas croire. De renoncer à l’idée même de croyance. D’être celui qui marche dans Luxembourg éteint en désirant voir ici une image de notre histoire, et regardant par dessus les grilles, les fenêtres des hommes, jugeant à la lumière dans les salons la force d’affronter le jour et la nuit – et pensant : c’est encore une croyance. Le soir, je relirai peut-être Aurélia, sans autre pensée, toujours la même, que celle d’un homme pendu à la lanterne près de Châtelet, et dont la dernière pensée fut peut-être pour le jour ; telle est ma croyance. Et dans la chaîne des pensées et des croyances, de la lumière et de la nuit, de l’année qui s’achève pour engendrer l’année qui va commencer, je ne sais quel est le piège : celui de la croyance ou de son refus. Reste, comme image ultime de l’année : marchant dans Luxembourg presque éteint, cette statue que j’ai prise pour la représentation d’une tragédienne, et qui n’était que la déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans, des artistes et des maîtres d’école. Pot pourri de croyance où pourrissent les croyances et les renoncements, où pourrissent le jour et la nuit, et les artistes et les maîtres d’école : tendresse et pensée à ceux qui leur survivent, la nuit.

La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté [1].


[1Gérard de Nerval, Aurélia