arnaud maïsetti | carnets

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montorgueil

mercredi 15 juin 2005

Il s’est arrêté de pleuvoir. Allongé sur le sol, comme un trottoir de plus. Par terre, au milieu de la route. Allongé dans le corps de la nuit, la ville soulève un immense drap de fatigue ; partout, le soir est tombé. Le froid en moi, à la surface de ma peau, lancinant, interminable ; je ne dors pas : attendre. Les yeux ouverts, scruter le mouvement des étoiles, là-haut où rien ne bouge. Je voudrais croire qu’un signe ou qu’une porte s’y dessinent, que lentement me soit montrée, l’espace d’une seconde où il me faudra fuir, une vague raison de croire en l’existence du temps. Tout simplement que cesse de passer devant moi uniquement des secondes, mais des notes, égrainant dans le silence un passage où basculer, et l’on m’emporterait, peut-être. Soif. Il suffit de plonger sa langue dans la flaque, là, juste sous le menton… Hé bien ? Tu as perdu ta langue ? Des heures maintenant que je suis là, sous la lumière éteinte du soir. J’ai perdu ma langue, on dirait. Il y a ce type un peu plus loin, en haut de la rue, il essaie de comprendre comment il a pu passer de la rue d’Aboukir à la rue du Sentier, il regarde les numéros des maisons, parle tout seul, regarde sa montre. Tout à l’heure, une jeune fille est allée vers lui, pas un bonjour, elle lui demande les Grands Boulevards. Pas un bonjour. Ni rien. Elle repart. Elle le laisse là au milieu de la nuit qui tombe. Qui s’effondre toute seule, en silence et dans le froid ; sur lui, et sur moi, que personne n’a remarqué.

Il s’approche de moi. Je suis surpris, je ne pensais pas qu’on se souciât encore d’hommes qui tombent comme des arbres. Maladroitement j’ai voulu m’expliquer.

Non, non, je n’étais pas soûl.

Si je vais en ce lieu, ce soir, monsieur, c’est que j’ignore où aller. Sinon, je serais resté chez moi, vous pensez bien. Mais je suis là. J’ai déjà si froid, et rien n’a encore commencé, enfin je crois, je l’espère. Mais il n’y a rien d’anormal à s’allonger dans la rue. Oui, sans doute n’est-ce pas l’heure d’être ici. Personne n’est ici. Je n’ai vu personne. Des ombres qui rentraient, en courant d’air, les yeux baissés pour gagner du temps sur la nuit. Leur femme attend, des soupes qui refroidissent, des télés allumées. Je voulais marcher pour sortir de chez moi, et rencontrer quelque chose de suffisamment dur et froid, qui m’aurait fait tomber.

Je ne sais pas.

J’ai attendu ; il semble que cela s’est produit, et ça ne m’a pas convaincu, je me demande pourquoi. J’attends encore. Quand je pense à ce qui m’est arrivé, je me dis que rien n’a commencé, et cependant je sens bien que c’est déjà la fin de tout, que tout autour de moi s’effondre comme un rideau rouge et noir. Demain il fera sans doute jour. Tant pis. J’attendrai encore, les trois coups…

Je n’ai même pas essayé de soutenir au dessus de ma tête cette chape de plomb qui tout à l’heure va s’écraser sur le monde, cette chape d’étoiles que je n’ai pas réussi à compter. Tous ceux qui m’ont l’un après l’autre oublié, et dont je ne suis pas parvenu moi non plus à retenir le nom.
Je me trompais.

Le type ne veut pas essayer de me relever. Il pose sur moi un regard vide. Me voir étendu le dos contre le sol à cette heure tardive ne semble pas l’étonner. Il s’approche, se penche légèrement en maintenant d’un geste élégant son écharpe contre lui.

Il voulait juste savoir où était la rue de la lune.

D’un souffle, j’ai dit, c’est par là. Vous descendez la rue Notre Dame de Bonne Nouvelle, puis c’est à gauche en arrivant sur le square. Derrière la vieille église, avec son cadran arrêté sur cinq heures et quart.

Il a dit : merci ; il était parti. L’air soulagé, sans un mot de plus.

Ici, il est toujours cinq heures et quart : que l’on soit en fin de soirée, au milieu du noir. Même en pleine journée, figé dans le petit matin : de toute éternité, le cadran arrêté sur cinq heures et quart. Le matin du monde. Il disparaît là, à dix mètres, en tournant devant l’église, sous le cadran.

Il ne m’a pas demandé, à moi, où j’allais.

Je voulais faire le tour du monde, le traverser. Ce matin, quand je me suis réveillé, je ne pensais plus du tout au chômage, à l’anniversaire des enfants, j’avais presque oublié l’hôpital, et les jambes de la voisine.
Toutes ces choses qui permettent au jour de se lever, qui m’empêchent aussi d’y prendre vraiment part. Il me fallait simplement accomplir tous les gestes du quotidien : et devant la glace de la salle de bain, devant mon visage ravagé par des centaines de nuits qui semblaient s’être abattues sur moi en même temps, l’envie me prit soudain d’engager ce tour du monde, une manière sans doute d’y échapper.

J’ai commencé par le tour de la ville. Marcher toute la journée, sous la neige, la pluie glacée, et d’autres choses qui tombaient on ne sait comment du ciel. Jusqu’à me retrouver là, ou ici : par terre. Effleuré des lèvres le sol. Le visage trempé, et ce n’était pas des larmes, pour une fois. La tête dans cette flaque qui renvoyait l’image du ciel, des milliards de points tremblant de blanc, ondulant à la surface des minuscules rides de l’eau, scintillant au dessus de moi comme pour annoncer l’imminence de l’embrasement final.

Le type était parti, depuis longtemps quand je me suis relevé, peut être avais-je dormi là quelques temps dans cette flaque, le temps de boire aussi.

J’ai recommencé mon tour du monde. Il faisait lourd, de froid, de fatigue surtout. D’alcool sans doute un peu aussi. Les souvenirs sont devant moi : je n’ai qu’à me pencher pour les ramasser. Et ça m’écoeure. J’ai pris la direction opposée de la rue de la lune, et j’ai continué droit devant moi, en descendant vers Montorgueil. Si le bout du monde existe, il doit bien se trouver par ici, sous mes pas, au fond de cette rue.

« Les rideaux qui n’ont jamais été levés, 

Flottent aux fenêtres des maisons qu’on construira »

J’ai rapidement croisé la rue des Jeûneurs, j’avais le vague sentiment des promesses non tenues en passant devant ces maisons, ce défilé erratique qui descend vers l’Opéra, les immeubles semblant se chevaucher sur la route, et dans ma mémoire, les trottoirs serpentent au milieu de ma jeunesse dressée là comme une peine perdue, un écho, un cri lancé que je n’ai pas su entendre, et restant suspendu là au dessus de cette rue qui avait tant auguré pour moi. Une adresse à Paris, un nom griffonné sur un morceau de papier, une photo pour reconnaître le visage : un vieil ami de la famille y habitait, il aurait su guider mes premiers pas dans la capitale. Je me rappelle ma suffisance de jeune homme, moi qui débarquais sur le continent et qui refusais de céder un pouce de terrain à mon indépendance si chèrement gagné alors. Je n’ai jamais mis les pieds dans cette rue. Le vieil homme est sans doute mort, aujourd’hui. On prétend que vers la fin de sa vie, il avait basculé : on le disait fou. On ne sait pas au juste ce qu’il est devenu. Il écrivait, paraît-il, des histoires d’initiations sous des catacombes, de rois d’or, de fleuves qu’il m’aurait peut-être fallu traverser, des terres à conquérir que je n’ai pas même approchées. Je ne saurai jamais.

Je passe, je continue de descendre.

Montorgueil est vide, ou vidé, beaucoup de bars ont fermé depuis des heures. J’aurais voulu me perdre dans cette rue droite, pavée, trop propre pour donner l’impression de la traverser. On la parcourt sans doute, mais c’est fini, Orgueil, livré aux marchands et aux familles, aux restaurants où l’on mange, aux reines qui te visitent. Plusieurs fois, je crois tomber, et je me souviens que j’avais peur aussi, je ne sais pas de quoi.

Par moments, je vois apparaître Saint Eustache, derrière les immeubles, trembler, chavirer aussi un peu, des grandes tours d’argent entourées de silence ; les lumières de la nuit se dressent au milieu d’un rêve. Je marche et il n’est personne avec moi sur qui m’appuyer, ni seins, ni boucles, ni regards. J’entends que sortent d’une fenêtre quelques notes, une vieille mélodie qui date de mon arrivée ici. Après avoir difficilement achevé mes études, j’avais commencé comme commis dans une librairie sur les quais, puis journaliste : payé à la pige. Pendant quelques années, avec des amis venus de mon île et perdus comme moi dans la ville, j’avais aussi essayé de monter un journal. On l’avait appelé « De Traverse » : une tentative de déjouer l’écoulement des choses, comme on le disait alors. On prenait possession du monde, on réinventait l’histoire. Bien sûr, personne ne s’y intéressait : l’aventure n’a pas duré longtemps. La musique s’est arrêtée là haut, et je n’ai pas réussi à me souvenir du titre exact de la chanson. Pour vivre, j’avais dû donner de médiocres cours de piano à de médiocres élèves. Ou servir dans des petits restaurants. Travailler dans des théâtres, faire l’ouvreur. J’avais finis dans une bibliothèque, je rangeais les livres.

« Un soir viendra 

Les pépites de lumière s’immobilisent sous la mousse bleue »

Sous mes yeux passent quelques fantômes.

J’aurais voulu croire au destin, à la rencontre, à ce hasard miraculeux qui défie habituellement la vie, et rien ne s’est passé ; personne n’est venu me donner le sentiment urgent des choses. J’ai cherché partout le visage qui m’aurait sans doute ressuscité à moi-même, et j’ai toujours ce froid à l’intérieur de mon corps qui dénonce un vide, une ligne de partage en moi, comme une ride creusée sous ma peau : de part et d’autre, la conscience de n’appartenir à personne, pas même à soi, surtout pas à soi.
Les réverbères au dessus de ma tête, devant moi, tracent sans doute la voie à suivre : encore plus loin, marcher au devant de tout, de la lumière aussi, je crois. Je ne suis porté par rien d’autre que cela.

La vie ne m’a jamais paru si lente alors, que ce soir où personne ne voulait la jouer. Ni cette jeune fille que je croise encore, elle court, n’a pas trouvé les Grands Boulevards, et sans doute elle va être en retard, - il me semble lire sur son visage un retard permanent sur tout, elle court, elle passe à ma hauteur sans me voir, me dépasse et va porter son retard un peu plus loin, là-bas ; et ni ce type qui devait être encore en train de demander son chemin - je l’avais déjà croisé plusieurs fois dans le quartier : savez-vous où est la rue de la lune ? Vingt, trente, cent fois, il demandait aux passants… Une clé perdue, peut être ; une chance, un rendez vous manqué, des boucles coupées tombées à ses pieds, je ne sais pas, je me fais de beaux films, quand j’y pense….

Un grand rideau d’ombres a surgi devant moi, et je crois devenir aveugle, la Seine dort sans bruit, vautrée sous quelques ponts que je n’ai pas la force de traverser ce soir.

Certaines phrases, dans leur transparence et leur immobilité, m’entraînent au devant de moi :

« Les mains qui font et défont les nœuds de l’amour et de l’air 
Gardent toute leur transparence pour ceux qui voient… »

Je ne vois plus rien du tout, la nuit qui éblouit m’étrangle, nœud coulant à l’intérieur du corps, pressant, pressant et au final buvant jusqu’au moindre désir qui m’avait jusque là maintenu en vie.

Mais le tour du monde continue… Je descends lentement ce fleuve d’Orgueil ; je n’attache pas d’importance aux choses. Le froid se creuse un peu plus en moi.

Le bar d’Orgueil où j’avais mes habitudes est fermé lui aussi, décidemment il ne me sera rien épargné, et les souvenirs un à un tombent le masque, s’affalent à mes pieds.

Je me suis mis à courir en tournant le dos à Saint Eustache, j’ai pris la rue Saint Denis, sans respirer : semer en quelques foulées ce qui me reste de cette vie pour moi à cette heure étrangère à tout ce en quoi je croyais, jadis. Sur le bord de la route, il y a ces corps de femmes qui se vendent, monnayant un désir qu’elles ne prennent même plus la peine de feindre.

Un métier comme un autre.

Je cours, je me remémore des centaines de nuits écartées de toutes les nuits, celle où je pensais encore qu’un peu de poids se déposaient sur les choses, crêpe de dentelles, mauve, âtre perdu pour des raisons inconnues, et des lèvres qui glacent.

Je m’étais sans doute marié pour mesurer dans mes propres mains le prix de ce désir, de cette possession. Et puis j’avais sans doute aimé la dépendance qu’entraînait cette vie, les enfants apportaient quelques bonheurs. Tout cela est vite passé.

Je n’ai jamais senti autour de moi, en moi, la nécessité que j’avais tant recherché, espéré. Ni urgence, ni rien qui ressemblait à un état critique, seul état dans lequel je parvenais à surnager. Tout se déroulait comme dans un livre. Inéluctablement, chaque chose engendrait une autre, personne ne ressentait le scandale de cette banalité. J’avais pensé que parvenu au bout du monde, tout cela serait différent. Et puis le bout du monde s’était dérobé sous mes pieds. Pourtant j’étais parti pour le franchir. Maintenant que je suis devant lui, qu’il me toise de tout son silence, de son indifférence, une nouvelle fois le désir me manque. Et pourtant, il y a dans cette indifférence, la forme d’une réponse. Je croise mon visage dans la vitre d’un magasin, et je vois par terre mon ombre se traîner. Je ne laisse rien d’autre que cela sur tout ce que j’effleure : une trace, une autre peau qui diffère de celle que je possède, et qui pourtant m’identifie partout. J’ai traversé la nuit, j’ai déposé sur chaque chose, chaque souvenir, un peu de cette vie qui ne me possède plus. Il a suffit de cela. Dépossédé. A trop chercher sa route, on en arrive à croire que quelque chose attend, que le retard pèse sur nous comme une honte. Il y en a qui se perdent, et d’autre qui ne savent pas trouver. Je ne sais pas.

Je me sens de retour.

Je suis à nouveau pointe Turbigo ; au loin, j’ai vu l’homme de la rue de la lune, qui la cherchait encore. A jamais.

Le vent n’est pas tombé, lui. Il m’aide à rentrer chez moi. Et il me brise le corps. Je n’ai plus froid à l’intérieur de mes poumons, le vide en moi est tellement creusé qu’il a tout déchiré, charriant avec lui tous les alluvions de la conscience, les entraînant avec lui loin de moi ; il n’y a plus un seul survivant. Violente est la couleur du ciel à l’aube et l’air est si piquant de froid. Le matin se lève à peine, je le vois comme s’il allait s’éventrer et mourir à mes pieds. Des papiers journaux traînent déjà par terre, on annonce (aujourd’hui ? hier ?) la fin des combats, là-bas, derrière la mer - ou ailleurs. Les immeubles sont trempés et comme recouverts d’une couleur foncée, grise, si bien qu’ils paraissent encore plus sales, d’un gris noir qui ne veut pas trancher avec la couleur des routes ; je marche sur les murs qui m’entourent, sans lever les yeux, gagnant pied à pied du terrain sur la ville.

Le trottoir claque du bruit de mes pas. Un ronronnement léger se prépare à recouvrir l’atmosphère comme le bruit d’une machine en marche, le moteur d’un immense bateau. Plane sur les rues, les sièges sociaux, cette imminence, comme un arc bandé ; et la cible et la flèche vont se réclamer.

Des flux vont se tendre, s’échanger : flux de capitaux, de parfums, ou de bonheurs diffusés, retransmis. Différés. Des évènements vont se produire en chaîne, et puis finalement s’annuler.

Tout va prendre sa place, sagement avec une précision aveugle : la réalité est le moteur unique de l’histoire.

Mon tour du monde s’achève, et je ne sais pas vraiment où il m’a emmené, vers où il me ramène : toutes ces questions n’ont désormais aucun sens. Je voyais juste sur chaque souvenir la plaie qu’il m’aurait fallu agrandir de mes mains, et dont j’allais extraire les cadavres de la terre. Je n’avais même pas la force de me souvenir du code de mon immeuble. Du numéro de mon immeuble.

Là-bas c’est sûr, les journaux l’annonçaient, la paix allait être signée, on allait se souvenir d’un autre jour qui marquerait l’histoire - la changerait peut-être. Ce n’était pas important, mais. Ne pas oublier ce jour.

Sauter du train en marche, l’esquisse d’une révolte lancée à la face du monde. Sortir du rêve que fait le monde. J’avais envie de m’étendre sur le sol, de me reposer de tout ce désir qui n’était pas parvenu à me porter, et qui m’avait fait échouer aux rives du temps. Contre des rochers qui m’ont brisé. Montorgueil était de nouveau derrière moi, j’avais sur ma droite les deux portes magiques de Saint Denis, qui ferment Paris, et qui l’ouvrent.

Pas un bruit.

Le silence est si violent.

Quelque part entre le ciel et Montorgueil.

Doucement, sereinement, je me suis allongé par terre, pour dormir, me reposer un peu. J’ai regardé le ciel, mais on ne voyait rien, des nuages, la respiration de la ville.

Autour de moi, je ne reconnaissais rien.

Je souriais, j’étais comme délivré. Si je n’étais pas parvenu à franchir le monde, ce soir, c’était sans doute parce que d’une certaine manière, tout avait déjà basculé. Plus rien ne me concernait vraiment. Le hasard de certaines rues, seulement. Je me suis soudain rendu compte que je me retrouvais là où j’avais commencé l’histoire. Au dessus de moi passait le ciel, et sans que rien ne produise l’esquisse d’un mouvement, le temps se déposait au fond de la lumière. Des poussières de notes bourdonnaient dans mes oreilles et recouvraient tout, la chute ad libitum de mon ombre portée sur le sol. Je ferme les yeux et le froid s’arrête.

De nouveau, le type s’est approché de moi. Il devait penser que j’avais passé la nuit sur ce trottoir. Il ne savait pas que j’avais traversé la vie, en quelques heures, sur quelques rues, le monde entier. Et que j’étais revenu.

De nouveau il m’a demandé son chemin.

On ne demande jamais à l’autre où il va ; c’est pourtant ce qu’il faut faire.

Où allez vous monsieur ? Là, sans doute. Merci. Je vous en prie. C’est ça qu’il faudrait faire pour comprendre quelque chose. A quoi ? Justement comment le savoir, si vous abandonnez à la première difficulté. J’ai pris cette route pour essayer de comprendre pourquoi j’avais eu envie de la prendre, de la serrer tout contre moi, et contre l’histoire qui m’oublie peu à peu, comme j’ai oublié pourquoi je me suis retrouvé au début de la nuit, allongé comme là, contre la dureté froide de la ville, la nuque contre le sol.
De toute manière, je n’aurais pas su lui dire. Où aller ? Mais partout monsieur. Ici, comme ailleurs.

Ailleurs, c’est là d’où vous venez sans doute. L’endroit où tout se perd, la lune, comme la route. Pourquoi n’essayez-vous pas de vous allonger, et d’attendre qu’elle vienne à vous, qu’elle tombe enfin, pour que dans sa chute, elle vous entraîne encore ?

Il répond, parle de routes, d’emblavures noires creusées comme des tombeaux, il crie maintenant qu’on la lui rende ; un autre linceul, un autre, celui-là est plein de boue ; il faut faire vite, la marée avance, et rien ne saurait l’arrêter. Qu’on lui rende sa vie, sa mémoire. Ne pas attendre que l’océan dévore le sable, mais trouver l’entrée, loin des jeûneurs, là-bas, rue de la lune. Il n’a pas parlé depuis des années, ou depuis le siècle dernier. Il se tait soudain, regarde ses mains, des mains immenses. La rue des jeûneurs, il baisse la tête sur ces mots. J’ai tout de suite reconnu ces mains, je les avais déjà vues, en rêve sans doute. Une vieille photo que m’avait remise mon père avant le départ.

Je suis incapable de lui répondre : j’ai sans doute perdu ma langue, quelque part sur le chemin. A Bonne Nouvelle, le cadran était à l’heure pour la seule fois de la journée.

D’un geste, sans cesser de le regarder, je lève le doigt au ciel.

La lune déchirait un nuage.