arnaud maïsetti | carnets

Accueil > INTERVENTIONS | COMMUNES > Nuit et Jour, ZeigtGeist | Chronique des migrations > Nuit et Jour, ZeigtGeist | Bruxelles (Marseille) #6

Nuit et Jour, ZeigtGeist | Bruxelles (Marseille) #6

lundi 4 avril 2016

Chronique pour la revue en ligne Nuit et Jour, dans la rubrique ZeitGeist (l’esprit du temps) – que coordonne Candice Nguyen [1]


Sommaire : Chronique des Migrations

— Semaine 1, le 17 février : Hospitalité (pour les Suppliants)
— Semaine 2, le 24 février : Des frotnières (cultiver le sel)
— Semaine 3, le 3 mars : Des rivages (des lointains)
— Semaine 4, le 9 mars : Du désir des mondes (les cartes anciennes)
— Semaine 5, le 17 mars : L’île de la solitude (les étoiles


Aujourd’hui : Sixième semaine : 29 mars 2016



El Payande, Lhasa


L’or, sur les humbles abîmes
Tout doucement s’ensanglante.

Verlaine, Bruxelles, simples fresques

D’un bord du monde à l’autre, les secousses du réel nous parviennent altérées, affaiblies par les distances, amplifiées par les lointains : on reçoit les douleurs au filtre des écrans. Chaque jour est inconnu, les nouvelles du monde prennent chaque matin un matin de plus qui les rend obsolètes. De l’autre côté du pays, les cris sont les mêmes sous les mêmes douleurs, on les reçoit en miroir des nôtres, fuseau horaire des catastrophes. Ici, dans nos rues, on tabasse la jeunesse qui voudrait choisir leur avenir : on est peut-être ce pays qui tabasse sa jeunesse : on est peut-être cette jeunesse tabassée. Pendant ce temps, les cadavres sont enterrés, l’oubli continue et la vie commence : ou est-ce l’inverse ? On ne sait pas. On est tout cela à la fois, l’oubli et la jeunesse, les corps tombés, insultés, ou indemnes, la distance et la mort conjurée. De part et d’autre des mois, la police acclamée et injuriée. Les nouvelles ne cessent d’enchaîner le pire : le monde ne nous parvient que par éclats brisés comme du verre sur le sol, on ne sait plus si on comprend encore quelque chose à l’ordre du réel tel qu’il afflue comme du sang qui sèche si mal sur le trottoir. Les lois sont votées sans discussion, l’état est à l’urgence, et le temps s’allonge encore et encore avant l’imminence d’une prochaine catastrophe. Les jours s’allongent aussi : le printemps est sans urgence, les arbres poussent vers le ciel comme s’ils voulaient fuir ; les perquisitions s’enchaînent : à la radio, j’entends un homme dire que chaque jour on déjoue des attentats, enfin, chaque jour ajoute-t-il, c’est une façon de parler. D’un bord du monde à l’autre, les mêmes hurlements impossibles, les mêmes façons de parler.

On relit Rimbaud et Verlaine fuyant vers la Belgique et l’amour possible, la vie enfin possible.

Je sais que c’est Toi qui, dans ces lieux,
Mêles ton bleu presque de Sahara !

Rimbaud, Bruxelles

On n’a pas d’abri. On a la mer. On n’est que cela, la mer devant ce qui tombe en elle et s’y mêle peut-être. J’apprends aujourd’hui qu’on interdit la pêche en eaux profondes. (Ici, l’image des fonds marins tapissés de cadavres de poissons.) Le sable des déserts de Libye se répand dans le vent sur Marseille, je le respire avec toi. Je souffle vers le Nord, la buée des derniers givres s’étend. Les récits qu’on écrit dans les rêves, le soir bien avancé, pèse de si peu quand on lève les yeux sur l’écran, les visages brisés. On a perdu le sens des abris, on voudrait croire qu’en les fabriquant avec des mots, on pourrait inventer la possibilité d’habiter le monde, ailleurs.

On relit Rimbaud et Verlaine dansant sous la pluie de Bruxelles, et soudain, on est Galerie de la Reine et on achète une arme, sur le chemin du retour, on s’arrête boire un verre au 7 rue des Chartreux, on laisse durer le verre longtemps avant de remonter la rue des Brasseurs, on montre l’arme pour rire ; on pleure soudain, on est au bout du bras de Verlaine qui tremble et va tirer, et va manquer le cœur.

Boulevard sans mouvement ni commerce,
Muet, tout drame et toute comédie,
Réunion des scènes infinies,
Je te connais et t’admire en silence.

Rimbaud, Bruxelles

On est de ce côté-ci du monde et c’est le même : d’un bord du monde à l’autre, on franchit, on est ici et là d’une même douleur, d’une même soif de n’appartenir à aucun bord de ce monde impossible, d’un même désir d’abolir les frontières en soi et sur la mer et sur toutes les terres connues.

On relit Rimbaud et Verlaine cherchant dans Bruxelles l’amour jusqu’à l’ultime vengeance de la vie, et tirant à vue non sur l’amour, mais sur l’impossible vie qui la rend impossible, crachat sur le monde, et la balle atteint l’amour au poignet gauche, la main qui ne sert pas à écrire, lourde soudain et jusqu’à la mort d’une blessure qui ne servira à rien, seulement à être la blessure au poignet gauche, à être la cicatrice dans ce poignet ; alors quand il faudra écrire, avoir toujours le regard porté sur la blessure, sur cette main qui tient la feuille quand on porte les mains sur elle, dans le souvenir oublié du cri et l’inoubliable soif des larmes versées pour le monde.

L’allée est sans fin
Sous le ciel, divin
D’être pâle ainsi !
Sais-tu qu’on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ?

Verlaine, Bruxelles, simples fresques


[1revue par abonnement : je dépose ici mes textes une semaine après publication