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Lettre à l’Insensé | Pour une critique barricade

La Critique, un art de la rencontre

samedi 1er juin 2019


Article publié dans La Critique, un art de la rencontre,
Presses Universitaires de Provence, dir. Yannick Butel, juin 2019.

Il s’agit de la réécriture de mon intervention lors du colloque « La critique, un art de la rencontre » qui a eu lieu du 2 au 4 novembre entre Aix (théâtre Antoine-Vitez), et Marseille (La Criée, Théâtre national de Marseille, et l’Institut méditerranéen des arts de la Scène à la Friche Belle de Mai)

Réflexion qui prolonge un travail sur les liens entre théâtre et politique, et sur l’enjeu d’une critique qui interrogerait politiquement l’écriture, la scène et le monde.


Note : L’insensé, scènes contemporaines est un collectif de critiques qui écrivent en ligne – et tâchent de penser ensemble ce monde par les arts vivants. Fondé par Yannick Butel en 2008, le collectif de l’insensé regroupe des chercheurs, des acteurs et des metteurs en scène, des écrivains qui tous, sous le mot de critiques,voudraient écrire ce que soulèvent à eux des spectacles. J’ai rejoint le collectif en 2014.


Ami,

tu me permettras ce mot, ami, assuré qu’avec lui je ne voudrais pas fixer un terme facile à ce qui nous lie, ou chercher à achever pour toujours ce qui nous relie, ni à résoudre, ou régler son compte une bonne fois pour toutes à cette histoire qui est la nôtre, puisque les lignes de partage sont tout au-tant des voies qui séparent, se déplacent et qu’on franchit – et qui valent pour cela aussi, d’être atta-quées, loi de la frontière abjecte ici comme en tout, frontières intimes, frontières qui séparent soi et soi-même, frontières entre la lettre et le texte, l’adresse et l’appel, frontières entre le désir et la peur, entre les genres, les gestes, entre les corps, frontières entre pays : frontières qui existent seulement pour être niées, ou comme appel à franchir. Alors, franchir : je t’écris selon ces lois de la frontière attaquée, loi de l’amitié et du désir et loi de l’écriture. « On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans, écrivait Foucault : il faut être aux frontières. La critique, c’est l’analyse des limites et la réflexion sur elles [1]. »

Ami, donc, je t’écris aux frontières pour mieux outrepasser – ami de solitude aussi, et de l’impartageable [2], et c’est au nom de l’amitié et de l’impartageable , et de la solitude pour l’attaquer aus-si, que je t’écris, et de l’écriture donc pour l’attaquer encore : pour franchir tout cela est inventer des corps et des communautés aberrantes auxquelles tu rêves pendant les insomnies puisque comme toi je t’écris la nuit, comme toujours quand il faut écrire ce qui échappe et nous saisit.

T’écrire, donc : avec du moins ce désir, qui est tout entier dans ce geste de t’écrire : tâcher de dire ce qu’est L’Insensé, site de critiques en ligne, ce que localisent dans l’amitié les forces qui l’animent et ce qu’il désigne : et d’abord une façon de se préparer, et de préparer les territoires où aller, ensemble — puisque l’urgence avant tout, dans ces temps, est désormais à la constitution d’un ensemble destitué des formes instituées —, espace de L’Insensé qui voudrait nommer aussi une part de l’appartenance commune à notre temps, temps impossible et terrible, mais dans lequel nous n’avons pas refusé d’aller, au contraire, pour l’impossible et le terrible aussi, et pour, cessant de le déplorer, tâcher de le transformer.

L’insensé, site de critiques en ligne : chaque mot dirait l’impossible de la tâche que tu portes : un site, des critiques, une ligne.

Un site, quand pourtant c’est un espace qui n’existe pas, virtuel comme ils disent, mais toi, tu sais bien que la virtus est cette force qui tend le réel à devenir possible, comme « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel [3] », qu’elle est non-lieu parce qu’elle a lieu toujours quand la parole est prise, et rejouée, et défiée, futile en sa fragilité même, son caractère transitoire, fulgurant tout réel possible.

Des critiques, quand pourtant les textes publiés dans l’insensé écartent de part et d’autre l’instrumentalisation évaluante, le jugement de goût, les j’aime – j’aime pas de circonstances, comme les neutralisations à distance, les discours sur et qui se piquent de mot, qui touchent l’une sans remuer l’autre, les conventions morales ou esthétiques : mais que ces textes critiques réclament le droit au bouleversement et à la joie, constatent que « la beauté ravageuse et indiscutable [4] » manque tant, et la réclame pour cela ; mais que la déception est souvent au rendez-vous quand on se trouve devant des formes perplexes et sans estomac, et qui poussent plus souvent qu’à leur tour le soupir lâche du pro-priétaire terrien entre les murailles d’un palais papal ; et qu’il faut écrire aussi la déception comme au-tant de défaites qui n’ont pas dit le dernier mot ; écrivant encore, cherchant insensément la beauté en-core, celle qui secoue et déplace, brûle, incite, est sans effet, mais non pas sans trace.

Un droit à la pensée en somme : c’est-à-dire à la colère (« je parle dans la colère », phrase ma-juscule de D’Aubigné qui est aussi la tienne), la colère terrible et injuste et nécessaire contre ce temps, et contre tous les spectacles qui ne sont pas des ravages — il faut l’admettre, c’est la majorité — et à la pensée, c’est-à-dire aussi à la joie, injuste également, et tout également terrible et davantage nécessaire face à des ravages qui excèdent les forces quand ensuite il faut les écrire et que le soir tombe sur le corps comme des vols de moustiques, et qu’il faut lutter contre les moustiques et le monde, et la cha-leur et la fatigue, et l’envie de boire qui tient chaud dans la canicule d’Avignon.

Insensé, Sites de critiques en ligne : en lignes ? Tenir la ligne, oui : non pas la ligne de quelque parti, plutôt « les lignes de sorcières [5] » — celles qui font courir à l’horizon sur le plan d’immanence, qui exigent qu’on ne pense pas sans devenir autre chose. Lignes de crêtes qui seules font tenir debout. Lignes qui s’enfuient quelque part où on n’est pas, mais où on va : Ligne de force qui dessine un pro-jet de monde qui serait possible — parce que tu n’as pas renoncé à la possibilité du monde, et qu’il nous revient de tracer ces lignes.
Écrire en ligne, c’est refuser la linéarité de la page, pour dresser des pages immanentes, auto-nomes et reliées, hyperreliées même, et c’est habiter le désœuvrement sans livre et sans recours possible à la clôture, à l’origine — lignes qui se dressent par le milieu.

Insensé, donc. Et pour mieux dire, cette phrase de Gabily que tu portes en emblème et appel : « je suis obsédé par l’insensé, je suis obsédé par la multiplicité » – alors tu comprendras que si je te parle, c’est aussi au nom de la multiplicité que tu endosses, à ta pluralité de vies et de visages, aux corps nombreux que tu écris et qui t’écrivent, et qui te peuplent, et dont je fais partie peut-être dans la mesure d’un corps aberrant, tentaculaire, monstrueux, sans organes je ne sais pas, mais plein de nerfs, courant à sa surface, et dans les profondeurs.

« On n’est pas en train de signifier quelque chose ? » s’écrit le Hamm de Beckett [6] — dont tu portes aussi l’inquiétude comme un rire et une blessure — et tu sais la loi du proverbe : la blessure stimule et redonne courage : des forces — ces virtutes.

Contre le sens orienté de la morale, contre la signification qui tient lieu de vérité, contre la vérité comme principe absolue des grands récits, contre les grands récits enfin, et singulièrement celui des Pères, des héritages et des héritiers, tu sais la valeur de l’inquiétude des contre. Mais tu sais aussi combien on a besoin de pour — et de lancer (comme une douleur lance) des mondes.
Au lieu des significations, tu as choisi depuis longtemps d’habiter le mouvement de l’intensité ; contre la vérité, affaire de flic, de juge, tu voudrais la justesse, question de musicien ; contre le savoir, tu as choisi la pensée comme exercice sensible – et contre les grands récits orientés en amont, c’est vers les marais salants de l’histoire que tu t’enfonces, où le fleuve se change en mer, et puisque tout relève du vent, de l’horizon dans lequel on va et se confond.

Alors quelles lignes, quelques forces : quels mondes ?

Le monde que tu proposes est d’abord celui du temps — car tu réclames du temps comme le Client au Dealer : un monde où le temps serait pris et donné, où le temps ne serait pas seulement ce qui coûte, mais l’objet d’un échange ; et tu réclames de l’espace : non pas soumis aux lois de l’ici, aux lois du sang, aux lois des papiers à avoir pour justifier de son identité identique à soi-même et aux autres, mais librement consentie au mouvement, à la circulation des êtres et des désirs : comme le Dea-ler au Client, si tu demandes du temps, c’est « pour se chercher les poux plutôt que se mordre » […] « Venez avec moi ; cherchons du monde, car la solitude nous fatigue [7]. », ajoute-t-il.
C’est une autre loi de ce monde désirable et émancipé : un monde où il y aurait du monde, et pas seulement des gens ou des chiffres.

Car le théâtre que tu aimes est celui d’un monde que tu cherches comme des poux sur la tête de l’ami, où le temps et l’espace se réinvente contre celui qu’on nous lègue – néolibéralisme qu’on nous inflige sans alternative au prétexte que c’est comme l’air que l’on respire, mais air qu’on crache, pèse sur les poumons : tu as lu comme moi les nouvelles : la vie serait cancérigène, paraît-il. Et tu com-prends que ce n’est pas seulement le monde qu’il faut transformer, mais la forme de la vie : tu te sou-viens de la phrase : « Il n’y a pas d’autre monde. Il y a simplement une autre manière de vivre. » (tu as oublié celui qui a écrit cela.)

« Le théâtre facile est objectivement bourgeois ; Le théâtre difficile est fait pour les élites bour-geoises cultivées ; Le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique [8] ». Cette ultime phrase que tu revendiques comme la tienne — et peu importe Pasolini, ou trop importe que Pasolini t’ait rejoint ce point — et c’est l’autre ligne de force de ce monde désirable : celui de l’égalité, qui fait violence à la critique puisqu’on se retrouve tous sans recours face aux spectacles extrêmement difficiles, égaux face au ravage qui nous ressaisit — forme si exigeante qu’elles nous mettent tous sur le même pied d’égalité devant la sensation, l’émotion, la pensée : spectacles (de Malis, de Tanguy, de Warlikowski, de Lupa…) qui dévastent la pensée, qui résistent à l’évaluation, qui ne nous laissent pas perplexes, mais armés de nouvelles armes inconnues : exigence politique de la tâche qui voudrait être la tienne, d’écrire en retour.
Politique ? Le mot lâché et lui-même trop lâche, trop grand aussi et trop commode. Mot qu’on jette rapidement sur un corps pour mieux l’habiller — et alors ? Mot qu’il faudrait encore peupler, et inquiéter en retour.

Politique, la critique, et au nom de quoi ? Au nom de quoi réclamer à l’œuvre d’être œuvre de salut public ? Au nom de vouloir déceler du vivrensemble, de l’etreensemble, de la communion dans laquelle se dissoudre et s’abolir ? — suture sociale et pathologique du corps malade de la société, le théâtre, guérisseur ? Surtout, au nom de quel politique, de quel régime de fous, de quel projet enfin ?

Car il faut nommer ce contenu politique, faute de quoi, c’est toujours la politique réactionnaire qui l’emporte, c’est-à-dire nous emporte.
C’est que tu sais que le mot politique quand il n’est qu’un mot intransitif désigne le contraire du politique. Tu sais que, suspendu dans le vide de la bonne conscience, il sert à qualifier des théâtres et des livres qui ne sont que l’image pure du monde : tautologies qui réduisent le monde à une image, ou pire, qui justifie ce monde, le légitime. Car tu sais que l’œuvre n’est pas par essence critique et éman-cipatrice, qu’elle peut être aliénante, fascisante, indifférente, stérile ou vaine.

Transitiver le politique, c’est d’abord penser que le politique n’est pas dans l’œuvre, mais dans la construction du spectateur qu’il propose, et dans le projet de société qu’on postule. Et que c’est cette relation-là qui importe – bien davantage que les pseudo thèmes que l’œuvre se plaît à parcourir. Qu’en somme, politique serait le type de relations inventé par le spectacle. Qu’en dernière instance, il n’y a pas de spectacle sans cette relation — et que cette relation relève de part en part de son écriture. Tirant le fil, tu dirais alors qu’il n’y a pas d’œuvre sans son expérience — que c’est cette expérience qui seule importe, déplace, dérange, défie renouvelle, empli de joie et de désir de désirer encore d’autres manières de vivre — et qu’il n’y a pas d’expérience telle sans l’écriture qui s’en saisit et la nomme et la déplace à nouveau : et fait la preuve que le monde est transformable puisqu’il nous a transformés.

Dès lors l’écriture en retour serait SEULE l’expérience véritable de l’œuvre.
Que finalement, il n’y a pas d’œuvre (il n’y a pas d’œuvre) sans son écriture seconde qui la fore et la questionne, l’inquiète et la renouvelle, la donne moins à lire qu’elle propose de nouveau sa traver-sée – que l’écriture est le laboratoire des transformations à venir, tu seras d’accord avec moi, ou plu-tôt : je le suis avec toi.

Politique serait là cette écriture — qu’elle propose au deuxième degré un retour face à la cons-truction du spectateur que propose le spectacle.
Et puisque le but d’aller au théâtre, c’est d’en sortir, on constate que certains spectacles plus que d’autres donnent des forces et du courage, un virtus dont on ne s’estimait pas capable et des forces inconnues — qui ne tiennent pas à l’œuvre, mais bien de part en part à son expérience, et qui n’attendent qu’à s’exercer.

Cette politique a lieu dans l’écriture parce qu’elle considère qu’il s’agit moins d’expliquer, de rendre compte, d’évaluer, encore moins d’émouvoir ou de toucher – tout ce que ce monde, dans sa logique néo-libérale impose économiquement, intellectuellement, et même sensiblement –, mais de creuser davantage, d’inquiéter, de briser : et d’affirmer autre chose que la chose qui est ce monde normé : écriture qui nous met face au défi de nommer cette dépossession, et surtout cet acquiescement à un monde autre : ou comment s’armer de nouveau d’une force qu’on ignorait.

Refuser les effets politiques, c’est refuser de recevoir leçon et c’est donc refuser d’en donner : c’est se placer dans l’écriture sur un plan d’immanence semblable à l’œuvre — proposer une expé-rience aussi, pourquoi pas, ou du moins décrire sa propre traversée, postulant non qu’elle pourrait être exemplaire, mais appelant à être poursuivie, saisie, prolongée — politique l’écriture critique qui place-rait le lecteur dans cette position de ne pas se trouver en face d’un jugement à partager, plutôt devant l’établi où sont déposés les outils. Et charge à chacun, critique et lecteur, de puiser là les armes de son émancipation.

C’est donc placer dans l’écriture le contraire d’une foi : récuser toute ambition de trouver, dans la révélation d’une forme, l’expression d’un être. C’est au contraire danser avec les possibles de soi et de l’autre.

Politique, ce serait tâcher en somme de dire « comment nous habitons le temps, comment nous nous mouvons en lui, dans cette forme qui nous emporte, nous ramasse et nous élargit [9] . »

Dès lors, qu’entendre par critique qui ne soit pas pur geste de refus, de censeur, d’autorité du beau par au-dessus ou au-delà ? Habitant souterrainement ce qui mine et récuse l’assignation, il est logique que tu peuples aussi, la nuit où tu écris, la mélancolie — mais c’est aussi contre la mélancolie que tu écris, et contre ce qui t’obligerait à ne pas être mélancolique. Alors tu écris, seulement, un mot après l’autre, pour nommer cela aussi, ce temps que nous habitons traversant la mélancolie pour la placer derrière toi comme la mort [10].

Car le spectacle que tu as vu n’est qu’un levier — tu es entré dans ce théâtre pour en sortir — et cela aussi, cela surtout est politique : un levier pour soulever le monde autour, une manière de puiser dans des formes certaines forces qui enveloppent les structures d’organisation du réel.
Et puis, tu sais la réponse à la critique de la critique, aussi ancienne que la critique : Politique, des critiques qui voudraient se sentir protégé derrière leur langue et leur écran ?

« Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes — phrase de Marx, qui continuait ainsi : la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais — ajoutait-il — la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses [11]. »
Évidemment, tu sais que la voie des masses est en partie impénétrable — qu’il est un autre en-gagement : tu possèdes avec lui le désir de trouver des frères d’armes et d’écriture — tu les convoques, tu les provoques comme un adversaire de capoeira, et si tu partages la certitude que rien dans l’écriture ne changera la face du monde, tu sais bien aussi que cette écriture est planche d’appel, plutôt que de salut.

« La critique aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales — Marx encore, dans ce même terrible texte — conditions sociales où l’homme est un être abaissé, as-servi, abandonné, méprisable, qu’on ne peut mieux dépeindre qu’en leur appliquant la boutade d’un Français à l’occasion de l’établissement d’une taxe sur les chiens “Pauvres chiens ! on veut vous trai-ter comme des hommes !” »

Chiens toi-même donc, aurais-tu dit, paraît-il, à Marx, mais par tendresse. « Je ne veux pas être accidenté comme un chien distrait [12]. » avait déjà dit le Client au Dealer.

Et je te parlais de Blanqui.

Blanqui, l’homme des barricades : « celui qui ne pense pas aux ravitaillements des barricades a déjà des morts sur les bras », aurait-il pu écrire.

La critique, c’est se préparer, c’est s’organiser.

Dans ce monde de flux, de vitesse, de temps réel et d’information continue, comment penser l’écriture critique dans un rapport lui-même critique au monde ?

Barricade est cet espace de la sécession, et de l’assaut, du retrait, désinstitué et reconstituant, dé-légitimé et délégiférant, délié et délirant dans la mesure aussi où il relierait. Car la critique exige du temps et de l’arrêt, exige dans ce temps pris, l’espace où le prendre, en dehors du temps et dans l’espace de nos vies.
Barricade est interruption et arrêt, posé aux points stratégiques de la ville pour en arrêter le flux et le redistribuer selon son désir propre, dessiner une autre ville dans la ville ; car, la barricade, c’est l’arrêt et le contraire de l’arrêt. C’est l’appui.

Dans Instruction pour une prise d’armes, Blanqui tire conceptuellement sur les barricades, res-ponsables du désastre de 1848 — en 1868, il fait le pari d’une guerre de mouvement, où la barricade est un point de ralliement plutôt qu’une réunion de quartier.

Espace de reconquête — de nos territoires oniriques et sensibles, intelligibles aussi —, la cri-tique serait une barricade où se forge les armes de la pensée capable de reprendre pied ici et mainte-nant, non refuge ou territoire souverain –, plus sûrement travail d’élaboration de ce qui pourrait servir, plus tard, bientôt, dans l’imminence des luttes à venir, qui déjà commencent.

Une critique barricade, ce serait non pas ce retour aux glorieux emblèmes des luttes passées — plus glorieuses d’avoir été mélancoliquement vaincues, semble-t-il, même chez une certaine gauche —, non, ce serait plutôt cet espace d’organisation et de circulation paradoxale, ce lieu d’où l’assaut à lieu.
La critique, c’est se préparer en utilisant les outils du monde désirable et émancipé. Ce serait cet amont de l’agir — ce serait se préparer : localiser les territoires, et envisager la situation historique des formes et des figures, c’est considérer le théâtre des opérations et c’est mesurer sa force et son cou-rage à ce qui s’apprête historiquement à avoir lieu.

La critique barricade, c’est ce moment juste avant, et ce lieu des soulèvements.

Ici s’arrête la peine que je t’inflige, ami, poursuivant sans l’achever une discussion déjà longue, pas vraiment ancienne, toujours commençante, et qui se poursuivra, ici ou ailleurs, au rendez-vous des soulèvements à venir.


[1Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], repris in Dits et écrits, 1954-1988, Tome 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1393.

[2« Nous vous appelons à partager ce qui ne se partage pas : la solitude », Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, 1994, p.329.

[3André Breton, « Le rêve aux cheveux blancs », in Œuvres Complètes, tome 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 50.

[4Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie (entretiens), Paris, Minuit, 1999, p. 144.

[5« Dès qu’on pense, on affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la raison et la foie, et cette ligne vous entraine. On ne peut penser que sur cette ligne de sorcière ». Gilles Deleuze, Pourparlers (Entretiens avec Claire Parnet), Paris, Minuit, 1990, p. 141.

[6Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957, p. 49.

[7Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Paris, Minuit, 1987, p. 56

[8Pier Paolo Pasolini, Manifeste pour un nouveau théâtre, 1968

[9Gilles Deleuze, L’image-temps, Cinéma-2, Paris, Minuit, 1985, p. 110.

[10« Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse. » Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 108.

[11Karl Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel [1844], Introduction.

[12Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, op. cit., p. 56.