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Léon Trotsky | Fascisme, démocratie & révolution

Brüning est-il « meilleur » qu’Hitler ?

samedi 6 mai 2017

Léon Trotsky, au tournant des années 1931 et 1932 : deux textes de circonstance ; pour aujourd’hui et pour demain, rassemblés ensuite dans différents recueils, dont Contre le fascisme, 1922-1940. Extrait (ici pour lire l’ensemble).

Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand, Décembre 1931
— La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne. Problèmes vitaux du prolétariat allemand, Janvier 1932


Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand , 8 décembre 1931

(…)

Brüning est-il un « moindre mal » ? La social-démocratie soutient Brüning, vote pour lui, assume la responsabilité de sa politique devant les masses, en se fondant sur l’affirmation que le gouvernement Brüning est un " moindre mal ". C’est ce point de vue que le Rote Fahne essaie de m’attribuer, sous prétexte que j’ai protesté contre la participation stupide et honteuse des communistes au référendum d’Hitler. Mais est-ce que l’opposition de gauche allemande, et moi en particulier, avons demandé que les communistes votent pour Brüning et lui apportent leur soutien ? Nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un " moindre mal " est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution.

Dans une gamme il y a sept notes. Se demander quelle note est la " meilleure ", do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper. Se demander abstraitement qui, de Brüning ou Hitler est le moindre mal est tout aussi dépourvu de sens. Mais il faut savoir sur laquelle de ces touches frapper. C’est clair ? Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un " moindre mal " en comparaison du revolver.

Le malheur veut que les chefs du Parti communiste allemand se soient placés sur le même terrain que la social-démocratie, en se contentant d’inverser les signes : la social-démocratie vote pour Brüning, en le qualifiant de moindre mal ; les communistes qui refusent absolument de faire confiance à Brüning et à Braun (et ils ont tout à fait raison), sont descendus dans la rue pour soutenir le référendum d’Hitler, c’est-à-dire la tentative des fascistes pour renverser Brüning. Par là, ils ont reconnu qu’Hitler était un moindre mal, car une victoire au référendum amènerait au pouvoir Hitler et non le prolétariat. A vrai dire, on est un peu gêné d’expliquer une chose aussi élémentaire ! Il est mauvais, très mauvais que des musiciens comme Remmele, au lieu de distinguer les notes, jouent du piano avec leurs bottes.

Il ne s’agit pas des ouvriers qui ont quitté la social-démocratie mais de ceux qui y restent Des milliers -et des milliers de Noske, de Wels et d’Hilferding préféreront en fin de compte le fascisme au communisme. Mais pour cela ils doivent rompre définitivement avec les ouvriers - ce qu’ils n’ont pas encore fait aujourd’hui. La social-démocratie avec tous ses antagonismes internes entrent aujourd’hui dans un conflit aigu avec les fascistes. Notre tâche est d’utiliser ce conflit et non de réconcilier au moment crucial les deux adversaires contre nous.

Maintenant, il faut se retourner contre le fascisme en formant un seul front. Et ce front de lutte directe contre le fascisme, commun à tout le prolétariat, il faut l’utiliser pou une attaque de flanc, mais d’autant plus efficace contre la social-démocratie.

Il faut montrer dans les faits le plus grand empressement à conclure avec les sociaux-démocrates un bloc contre les fascistes partout où ils sont prêts à adhérer à ce bloc. Quand on dit aux ouvriers sociaux-démocrates : " Abandonnez vos chefs et rejoignez notre front unique en dehors de tout parti ", on ne fait qu’ajouter une phrase creuse à des milliers d’autres. Il faut savoir détacher les ouvriers de leurs chefs dans l’action. Et l’action maintenant, c’est la lutte contre le fascisme.

Il ne fait aucun doute qu’il y a et qu’il y aura des ouvriers sociaux-démocrates prêts à se battre contre le fascisme au coude à coude avec les ouvriers communistes, et cela indépendamment et même contre la volonté des organisations sociales-démocrates. Evidemment, il faut établir les liens les plus étroits possibles avec ces ouvriers d’avant-garde. Mais pour le moment, ils sont peu nombreux. L’ouvrier allemand est éduqué dans un esprit d’organisation et de discipline. Cela a ses côtés forts et ses côtés faibles. La majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates veut se battre contre les fascistes mais, pour le moment encore, uniquement avec son organisation. Il est impossible de sauter cette étape. Nous devons aider les ouvriers sociaux-démocrates à vérifier dans les faits - dans une situation nouvelle et exceptionnelle -, ce que valent leurs organisations et leurs chefs, quand il s’agit de la vie ou de la mort de la classe ouvrière.

Il faut imposer à la social-démocratie le bloc contre les fascistes Le malheur veut qu’il y ait dans le Comité central du Parti communiste de nombreux opportunistes terrorisés. Ils ont entendu dire que l’opportunisme, c’était l’amour pour les blocs.

C’est pourquoi ils sont contre les blocs. Ils ne comprennent pas la différence qui peut exister entre un arrangement au niveau parlementaire et un accord de combat, même le plus modeste, à propos d’une grève ou de la protection des ouvriers typographes contre les bandes fascistes.

Les accords électoraux, les marchandages parlementaires conclus par le parti révolutionnaire avec la social-démocratie servent, en règle générale, la social-démocratie. Un accord pratique pour des actions de masse, pour des buts militants, se fait toujours au profit du parti révolutionnaire. Le Comité anglo-russe était une forme inadmissible de bloc entre deux directions, sur une plate-forme politique commune, imprécis trompeuse et qui n’obligeait à aucune action. Maintenir ce bloc pendant la grève générale où le Conseil général jouait le rôle de briseur de grève, revenait pour les staliniens à mener une politique de trahison.

Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d’accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski. A la seule condition de ne pas se lier les mains.

Enfin, il faut rapidement mettre au point un ensemble pratique de mesures, non dans le but de " démasquer " la social-démocratie (devant les communistes), mais dans le but de lutter effectivement contre le fascisme. Ce programme doit porter si la protection des usines, la liberté d’action des comités d’usine, sur l’intangibilité des organisations et des institutions ouvrières, la question des dépôts d’armes dont peuvent s’emparer les fascistes, sur les mesures à prendre en cas de danger, c’est-à-dire sur les actions militantes des détachements communistes sociaux-démocrates, etc.

Dans la lutte contre le fascisme une place immense revient aux comités d’usine. Il faut sur ce point un programme d’action particulièrement soigné. Chaque usine doit se transformer en une forteresse antifasciste avec son commandant et ses équipes de combat. Il faut se procurer le plan des casernes et des autres foyers fascistes dans chaque ville, dans chaque district. Les fascistes essaient d’encercler les foyers révolutionnaires. Il faut encercler l’encercleur. L’accord sur ce terrain avec les organisations sociales-démocrates et syndicales est non seulement admissible mais encore obligatoire. Le refuser au nom de considérations " de principe " (en fait, par bêtise bureaucratique ou, pire encore, par lâcheté) revient à aider directement le fascisme.

Nous proposions dès novembre 1930, c’est-à-dire il y a un an, un programme pratique d’accord avec les ouvriers sociaux-démocrates. Qu’a-t-il été fait dans cette direction ? Presque rien. Le Comité central du Parti communiste s’occupa de tout sauf de ce qui constituait sa tâche immédiate. Que de temps précieux a-t-on perdu ! A vrai dire, il n’en reste pas beaucoup. Le programme d’action doit être purement pratique, purement concret, sans aucune " exigence " artificielle, sans aucune arrière-pensée, pour que tout ouvrier social-démocrate moyen puisse se dire : ce que proposent les communistes est absolument indispensable pour la lutte contre le fascisme. Sur cette base, il faut entraîner par l’exemple les ouvriers sociaux-démocrates et critiquer leurs chefs qui, inévitablement, s’opposeront et freineront le mouvement. C’est seulement sur cette voie qu’est possible la victoire.

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La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne. Problèmes vitaux du prolétariat allemand, Janvier 1932

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Brüning est-il « meilleur » qu’Hitler (serait-il plus sympathique ?), cette question, il faut bien l’avouer, ne nous préoccupe guère. Mais il suffit de regarder la carte des organisations ouvrières pour dire : le fascisme n’a pas encore remporté la victoire en Allemagne. Des obstacles et des forces gigantesques se trouvent encore sur le chemin de la victoire.

Le régime actuel de Brüning est un régime de dictature bureaucratique, plus exactement : de dictature de la bourgeoisie, réalisée par des moyens militaires et policiers. La petite bourgeoisie fasciste et les organisations prolétariennes s’équilibrent pour ainsi dire l’une l’autre. Si les organisations ouvrières étaient réunies en soviets, si les comités d’usine se battaient pour le contrôle de la production, on pourrait parler de double pouvoir. Du fait de la dispersion du prolétariat et de l’impuissance tactique de son avant-garde, cela n’est pas encore possible. Mais le fait même qu’il existe des organisations ouvrières puissantes capables dans certaines conditions d’opposer une riposte foudroyante au fascisme, ne permet pas à Hitler d’accéder au pouvoir et confère à l’appareil bureaucratique une certaine "indépendance".

La dictature de Brüning est une caricature du bonapartisme. Cette dictature est instable, peu solide et provisoire. Elle ne marque pas le début d’un nouvel équilibre social mais annonce la fin prochaine de l’ancien équilibre. En ne s’appuyant directement que sur une faible minorité de la bourgeoisie, Brüning, toléré par la social-démocratie contre la volonté des ouvriers, menacé par le fascisme, est capable de lancer des foudres sous forme de décrets, mais non dans la réalité. Dissoudre le parlement avec l’accord de ce dernier, promulguer quelques décrets contre les ouvriers, décider une trêve pour Noël, en profiter pour régler quelques petites affaires, disperser une centaine de réunions, fermer une dizaine de journaux, échanger avec Hitler des lettres dignes d’un épicier de province, - voilà ce à quoi suffit Brüning. Pour ce qui est plus élevé, il a les bras trop courts.

Brüning est obligé de tolérer l’existence des organisations ouvrières, dans la mesure où il n’est pas encore décidé à remettre le pouvoir à Hitler et où il n’a pas la force indépendante nécessaire pour les liquider. Brüning est obligé de tolérer les fascistes et de les protéger, dans la mesure où il craint mortellement la victoire des ouvriers. Le régime de Brüning est un régime de transition, qui ne peut pas durer longtemps et qui annonce la catastrophe. Le gouvernement actuel ne se maintient que parce que les principaux camps n’ont pas encore mesuré leurs forces. Le véritable combat ne s’est pas encore engagé. Il est encore devant nous. C’est une dictature de l’impuissance bureaucratique qui remplit la pause avant le combat, avant l’affrontement ouvert des deux camps.

Les sages qui se vantent de ne pas voir la différence "entre Brüning et Hitler", disent en fait : peu importe que nos organisations existent encore ou qu’elles soient déjà détruites. Sous ce bavardage pseudo-radical se cache la passivité la plus ignoble : de toute manière nous ne pouvons pas éviter la défaite ! Relisez attentivement la citation de la revue des staliniens français : tout le problème est de savoir s’il vaut mieux avoir faim avec Brüning ou avec Hitler. Nous ne posons pas la question de savoir comment et dans quelles conditions il vaut mieux mourir, mais comment se battre et vaincre. Notre conclusion est la suivante : il faut engager le combat général, avant que la dictature bureaucratique de Brüning ne soit remplacée par le régime fasciste, c’est-à-dire avant que les organisations ouvrières ne soient écrasées. Il faut se préparer au combat général en développant, en élargissant et en accentuant les combats particuliers. Mais pour cela, il faut avoir une perspective juste et, avant tout, ne pas proclamer vainqueur un ennemi qui est encore loin de la victoire.

Nous touchons au cœur du problème : là est la clé stratégique de la situation, la position de départ pour la lutte. Tout travailleur conscient, et à plus forte raison tout communiste, doit se rendre compte du vide, de la nullité, de la pourriture des discussions de la bureaucratie stalinienne où l’on affirme que Brüning et Hitler c’est la même chose. Vous mélangez tout ! - leur répondons-nous. Vous embrouillez honteusement tout parce que vous avez peur des difficultés, des tâches importantes. Vous capitulez avant le combat, vous proclamez que nous avons déjà subi une défaite. Vous mentez ! La classe ouvrière est divisée, affaiblie par les réformistes, désorientée par les errements de sa propre avant-garde, mais elle n’est pas encore battue, ses forces ne sont pas encore épuisées... Non, le prolétariat d’Allemagne est encore puissant. Les calculs les plus optimistes s’avéreront complètement dépassés le jour où l’énergie révolutionnaire se fraiera un chemin dans l’arène de l’action.

Le régime Brüning est un régime préparatoire. A quoi ? Soit à la victoire du fascisme, soit à la victoire du prolétariat. Ce régime est préparatoire parce que les deux camps se préparent au combat décisif. Tirer un trait d’égalité entre Brüning et Hitler, c’est identifier la situation avant le combat à la situation après la défaite ; cela veut dire considérer à l’avance la défaite comme inévitable, cela signifie appeler à capituler sans combat. La majorité écrasante des ouvriers, particulièrement des communistes, n’en veut pas. La bureaucratie stalinienne, naturellement, n’en veut pas non plus. Il ne faut pas s’en tenir à de bonnes résolutions dont Hitler se servira pour paver son enfer, mais comprendre le sens objectif de la politique, son orientation, ses tendances. Il faut dévoiler jusqu’au bout le caractère passif, lâche, attentiste, capitulard et déclamatoire de la politique de Staline - Manouilsky - Thaelmann - Remmele. Il faut que les ouvriers révolutionnaires comprennent que c’est le Parti communiste qui détient la clé de la situation ; mais avec cette clé la bureaucratie stalinienne s’efforce de fermer les portes donnant sur l’action révolutionnaire.

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