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Nouvelles écritures théâtrales | ce que le numérique fait au théâtre

vendredi 13 octobre 2017

Dans le cadre du Mèq, festival international d’art numérique performatif de hTh (12, 13 et 14 octobre 2017), le laboratoire RIRRA21 a organisé une journée d’études intitulée : « Nouvelles écritures théâtrales à l’heure du numérique » sous la direction de Florence Thérond le vendredi 13 octobre 2017 de 9h à 17h au Centre Dramatique National hTh (Grammont - Montpellier).

Occasion de revenir pour moi sur les enjeux de l’écriture dramatique quant à l’enjeu numérique, à partir des travaux conduits avec les éditions publie.net et la collection THTR…


CE QUE LE NUMÉRIQUE FAIT AU THÉÂTRE
Langue, forme, édition

« Le théâtre n’est pas ce que l’on croit ». Pour présenter les premiers textes de la collection ThTR que je lançais avec Christophe Triau, en 2015, dans une préface de la pièce d’Arnaud Rykner Dedans Dehors, je commençais par ces mots : le théâtre n’est pas ce que l’on croit, et j’ajoutais : par exemple des pièces [1]

Par là, je voulais dire : le théâtre excède la pure nature spectaculaire à laquelle on la réduit aujourd’hui, et qu’elle peut prendre corps sans corps, dans la matière vive de textes qui eux-mêmes ne semblent parfois pas ressembler à ce qu’on croit être des pièces – ce dont le numérique témoignait parce qu’il était tout à la fois l’espace et l’opération d’un dépassement que je dirai éditorial, poétique, et politique…

À l’heure du numérique – sous-titre de cette journée –, il est toujours juste d’aller à contretemps du temps réglé, ici en 2015 : et de regarder ce qui est passé, ce qui a passé : et tant de choses se sont passés : et l’on sait que toujours on sera en retard.

Alors relire ce texte, à l’occasion de cette journée, me permet de mesurer ce retard, de faire un point avec lui, de travailler dans ce débord, de reposer différemment cette croyance pour m’en défier davantage, m’assurer que je n’y ai pas logé d’autres croyances.

Mais c’est aussi parce qu’on n’est jamais à l’heure du numérique, que ces questions ne cessent de se poser : et qu’il y est, aussi, s’agissant de ce territoire si mouvant (j’aime ce mot de Daniel Bourrion, qui qualifiait les travaux qu’on menait avec publie.net, issue de remue.net (depuis au moins le début du siècle) : « nous sommes les dinosaures du futur ») : s’agissant du numérique donc, il est aussi question de débordement – puisque l’heure du numérique se tient toujours dans l’imprédictible (mot précieux que ne cesse de dire François Bon sur ces enjeux) – et il s’agirait même, à cet égard, de se laisser déborder par ce qu’on ne sait pas encore et qui va arriver, qui arrive déjà, qui est déjà là, ou qui passe, qui est passé.

Je dois donc confesser le caractère décevant de ce que je vais présenter ici – je ne parviendrai pas à donner l’heure du numérique ni à l’ajuster à celle du théâtre. Et considérant la situation depuis le point de vue que j’occupe – modestement éditeur dans une fragile structure, et auteur et dramaturge aux heures perdues, ou conquises –, quand je fais le point comme on me l’a invité sur les travaux des éditions publie.net, je ne parlerai pas de découvertes bouleversantes, d’innovations, de violentes ruptures, de continents vierges découverts. L’histoire technique – telle que je l’ai traversée – de l’édition de textes numériques est finalement décevante : elle se heurte souvent à des limites puissantes, celles des formats imposés malgré nous par les GAFA ou la législation, voire simplement les pratiques, et quand elle fraie, c’est souvent l’histoire de ruses et de joyeux détours qu’on raconterait, de mises à jour qu’on ne fait justement pas pour permettre que passent les triches qu’on fait avec les supports dominants et écrasants – mais la littérature, disait Barthes, est-ce que n’est pas aussi tricher avec la langue, fasciste par essence : et tricher la langue, œuvre de salut public.
Les explorations que certains – parmi vous – font et feront dans l’éco-système numérique sont possibles, passionnantes, émancipatrices. Et je ne serai pas ici pour les réduire, ou les remettre en cause. Seulement, témoigner d’une part de ce que sont les éditions publie.net en matière de théâtre : et comment malgré tout, quelque chose se fabrique qui n’est pas le calque pauvre et pirate ou clandestin de l’imprimé, mais qui prend appui sur l’espace conventionnel pour se réinventer.

D’où le titre que je propose : ce que le numérique fait au théâtre – manière de vouloir penser une singulière affection, une altération féconde. Non pas comment le numérique fait du théâtre, ni comment un théâtre numérique est possible (et il l’est sans doute) – mais ce qu’il fait à sa pensée et sa production, et qui permet aussi qu’on l’envisage peut-être en son entier.
De fait, je parlerai essentiellement d’écritures dramatiques plutôt que de scène, et même, j’en ferai une position de principe qui pour moi peut-être le premier agir du numérique sur le théâtre : qu’il pourrait devenir la skene imaginaire d’un spectacle mutilé de sa scène ; qu’il peut être l’espace d’une expérience sensible du théâtre comme lecture – et ultimement, peut-être (et je terminerai par cette dernière hypothèse) que le théâtre pourrait être la forme même que prend le web lui-même, quand il s’écrit.

À l’heure du numérique, on est toujours après [2] : et travailler sur et avec des textes de théâtre redouble ce décalage horaire joyeux :

— anachronisme des écritures théâtrales quand c’est aujourd’hui la forme même de l’écriture dramatique qui s’est raréfiée, qui s’est retirée – pour laisser la place à l’écriture de plateau, du plateau, qui est une façon de dire que l’écriture textuelle, celle d’un texte, en amont du plateau n’est peut-être qu’un reste d’une histoire passée…
— anachronisme du numérique lui-même, qui ne cesse de fabriquer son propre oubli, qui est toujours en avance sur une législation, toujours en retard sur ses propres modes d’organisation (par exemple, la dialectique terrible (que travaille par exemple Emmanuel Guez) entre puissance de stockage quasi illimitée, et principe matriciel de flux qui engloutit l’archive…)

Quand on prend le parti de défendre une collection de textes dramatiques depuis le numérique, c’est d’une certaine manière jouer à double front renversé. Et c’est même travailler contre une double lame de fond historique : travailler sur le numérique pour éditer des textes, et proposer des textes de théâtre. Double aberration qui n’est rien sans une autre, plus accablante encore. Car au moment de la création de la collection, les directeurs de publications de publie.net ont décidé de proposer chaque eBook en impression : avec cette bascule symbolique, pour moi qui avais vu la naissance de publie.net comme une sorte de dépassement du livre imprimé, et qui constate ce retour au livre papier.

Mais précisément, c’est cette suite de débords et de contradictions que nous forcent à penser le numérique, dans cette brèche historique – quatrième révolution industrielle, dit-on –, et qui immédiatement nous invite à délaisser les fausses oppositions
— numérique / papier (et avec elle : ces débats sur la mort du livre, ou la vie éternelle du numérique : vice versa)
— format ouvert / forme close
— émancipation web / aliénation matérielle

Oppositions qui se retournent, et contre lesquelles il faudrait pouvoir préférer une dialectique, et même une image dialectique chère à Benjamin : dans un mouvement qui ne s’ajuste jamais – qui ne sera jamais, décidément à l’heure…

Car, pourtant, malgré ce retour au papier, je continue de penser que ce qui a rendu possible, et ce qui continue de nous conduire dans le projet ThTR, c’est le numérique, et c’est depuis cet espace que nous pensons l’édition, la fabrication, et la nature même du matériau dramatique que nous proposons… Quand bien même il n’est (en amont) ni nativement numérique (texte qui ne sont pas écrits (pas tous…) POUR le web), et quand bien même ils ne sont (en aval) finalement pas destinés in fine (pas tous…) AU WEB, ils sont pensés par les directeurs de collection et rendus possibles depuis ce milieu du numérique – ce « milieu où les choses prennent de la vitesse », comme l’écrit Deleuze Guattari dans Mille Plateaux.

La collection ThTR propose à ce jour sept pièces publiées, dont je tâcherai de témoigner – comme autant de leçons inexemplaires (ou exemplaires en cela qu’elles sont sans exemple) sur ce que le numérique fait au théâtre – et inversement, ce que le théâtre peut, dans l’espace numérique. Soit une politique du web, et une éthique du théâtre.

Pièces d’Amin Erfani, d’Arnaud Rykner, de Joseph Danan, deux (bientôt trois) pièces de JY, et cet automne deux pièces de Barbara Métais-Chastanier, une pièce d’une dramaturge polonaise Bozena Keff, et l’an prochain, une pièce d’un jeune auteur polonais Benjamin Bukowski – ainsi qu’un essai de Christiane Jatahy, et d’un autre en préparation de Christophe Triau sur Koltès – j’ajouterai un essai de Christophe Bident, Koltès Généalogies, d’abord édités par Farrago, qui n’existe plus. Car ce que fait le numérique, c’est aussi, marginalement, mais pour les auteurs concernés, de façon décisive, prendre le relai sur les cendres des éditions imprimées qui cèdent.

C’est un mince catalogue, qui dessine pourtant, à notre petite mesure, ce qu’on voudrait si ce n’est défendre, au moins porter : quelques lignes de force, si ce n’est des lignes éditoriales, au moins des lignes de sorcière écrit Deleuze, sur lesquels on danse, on pense.

Peut-être que, en premier lieu, ce que le numérique fait au théâtre, minusculement, ce serait sa publication : c’est qu’il valide la contemporanéité d’écritures que la scène n’endosse pas, ne peut accepter – scène aujourd’hui livrée à sa propre matière, soucieuse d’inventer au plateau sa langue.

Et je commencerai par là, ce geste simple, peut-être anecdotique, mais tout de même : ce que le numérique fait au théâtre, c’est rendre possibles et visibles et lisibles des pièces, c’est modestement proposer à lire des pièces – ou plutôt, des textes. Car aujourd’hui, peu d’éditions publient des textes qui ne sont pas produits sur des théâtres ; souvent, elles exigent des spectacles avant l’édition de textes pourtant tout prêt. Il y a évidemment des contre-exemples. Mais finalement, les éditions théâtrales se réduisent, comme tout le champ de l’édition, mais singulièrement les éditions théâtrales, aujourd’hui confondues dans les rayons des librairies à deux ou trois étagères dans la partie poésie.

Il faut avouer que le projet ThTR est né dans cet esprit que je suis contraint de qualifier de militant.

Le resserrement de l’espace éditorial s’explique facilement : raisons économiques, donc, qui affectent tout le champ social dans une incontestable régression généralisée ; mais pas seulement : c’est une logique aussi poétique, au sens aristotélicien. Force est de contester un reflux touchant à la nature même du texte. Déconsidération qui a ses raisons profondes, historiques, et sa fécondité aussi : et il faut admettre que les entreprises théâtrales les plus enthousiasmantes de notre époque touchent des aventures d’émancipation du texte dramatique, soit dans la recomposition de pièces mises en pièces, sans dans l’emprunt à des matériaux non dramatiques, soit dans une écriture dite de plateau, qui couronne le metteur en scène/auteur.

Il s’agit malgré tout non pas tant de résister à ce mouvement – qui est celui de l’époque –, que de proposer aussi d’autres forces possibles, ou justement impossibles parce que l’époque ne coïncide pas avec ces forces. Il faudrait pouvoir s’attarder sur cela : l’histoire du texte dramatique nous enseigne que presque toujours l’écriture théâtrale s’est inventée contre la scène de son temps, ou au moins dans un échange d’hostilité et d’attaque – d’Hugo à Claudel, à Beckett, à Koltès même, dont Regnault disait que cette écriture forçait le théâtre à endosser ce dont il était incapable : écriture insupportable, insoutenable, impossible. Et peut-être qu’aujourd’hui, ce qui est impossible au théâtre, ce n’est pas seulement telle ou telle construction dramaturgique, mais le texte lui-même ? Et que ce serait pour cette raison même qu’il faudrait encore en donner à lire – non comme les vestiges d’un passé qui ne passe pas, une espèce en voie de disparition qu’on exhiberait pour montrer ce qu’il en était avant : mais parce qu’on sait combien les écritures peuvent en retour dévisager la scène et la renouveler, même par effet retard, retour de flammes.

Alors, si on sait qu’il n’y a pas d’autre monde, mais d’autres manières de vivre, on décide d’aller sur ce territoire de vies autres : le texte dramatique, hors spectacle, sans l’exclure, mais sans s’y subordonner – et prendre le contre pied des éditeurs de l’imprimé, des libraires aussi, en proposant nos textes à la vente en ligne : être à soi même toute la chaîne du livre, c’était le projet.

publie.net dès l’origine de sa fondation par François Bon a voulu concentrer en elle les maillons de cette sacro-sainte chaîne du livre. Éditeur, libraire, imprimeur (diffuseur web sans papier) : on refaisait la vieille utopie du bon libraire/imprimaire Lemerre des Parnassiens. Coopérative d’auteurs, selon le mot et la volonté de François Bon : les différentes collections étaient prises en charge par des auteurs, qui souvent sollicitaient des textes, diffusés en livres numériques directement en achat sur le web.

L’idée était d’accélérer la mise à disposition des textes et leur circulation. C’est encore l’ambition pour la collection THTR : s’émanciper de la logique de production, pour proposer des textes sans mise en scène, c’est essayer de fabriquer un espace théâtral sans théâtre, une scène théâtrale qui serait celle du livre, et d’un livre sans livre : d’un espace intérieur, en somme. Et en cela, une collection théâtrale a du sens, au moins dans le sens que lui donne le traducteur David Ferré dans sa conception de la Skéné dramatique, libérée de la scène dans la mesure où elle devient en puissance sa scène mentale lâchée dans l’imaginaire d’un lecteur qui la recompose, dans la solitude.

Proposer des textes malgré tout : c’était – c’est toujours — l’ambition militante de publie.net, quand bien même aujourd’hui les textes sont aussi proposés en papier : en Print On Demand, c’est-à-dire sans stocks, mais imprimés à la demande du lecteur, qui le commande auprès d’un libraire – j’y reviendrai peut-être.

Mais il y avait une autre ambition : un enjeu littéraire, de poétique, un enjeu de langue.

Parlant récemment avec Barbara Métais-Chastanier – qui co-dirige également une collection de texte dramatique aux Presses du Mirail –, on échangeait ensemble sur ce qui conduit à choisir des textes : il y aurait moins des critères que des désirs, et avec THTR, avant tout celui de vouloir transmettre des textes impossibles , c’est-à-dire proprement théâtraux : je parlais de textes insoutenables pour la scène, mais c’est dans la mesure aussi où ils peuvent l’être aussi pour l’expérience tout entière de leur saisie.

Parmi les lignes qu’on suivrait, lignes de sorcières, il y aurait celle-ci : cet enjeu de la langue. Mais quel éditeur ne défendrait pas (ou ne dirait pas défendre) la langue : disons que nous cherchons des textes qui feraient de la langue une question, voire un affrontement : qui ferait de leur dramaturgie un espace d’exploration de ses formes, de traversée et pourquoi pas de contestation.

Et c’est précisément cela, il me semble, que fait le numérique au théâtre : libéré du plateau, jeté sur l’écran, se lève l’espace même, la scène, de cet affrontement. Le plateau où se livre le livre dans un combat avec la scène, avec la langue, contre elle peut-être.

Dans un article à paraître sur la collection THTR, Yannick Butel le dit à sa manière [3] :

Sans vouloir réduire la singularité de chacun d’entre eux, les auteurs de Thtr, semblent ainsi partager un rapport sinon de défiance, du moins de prudence vis-à-vis du langage et de l’écriture. Notamment à l’effet de saturation et d’uniformisation qui vient avec la syntaxe, le lexique, la fable, la mise en page, les registres cloisonnés des signes… Et les lisant, on trouve chez chacun d’eux la volonté, lisible et sensible, à travers le travail d’écriture, de ne pas tomber dans le piège du langage dramatique et de lui préférer un geste qui porte sur la dramatisation du langage.

La bascule entre langage dramatique et dramatisation du langage, c’est précisément il me semble, ce que permet, ce qu’ouvre, ce que libère, ce qu’exige même le numérique.

NOTE : cette bascule n’implique pas nécessairement le numérique : et d’ailleurs, je l’ai dit, les textes peuvent se lire en dehors du format web. Mais c’est par le numérique que s’est conquis cette ouverture, et c’est depuis le web qu’on peut le penser, puisque c’est lui qui directement affecte l’écriture dramatique (sa réception, si ce n’est sa production).

Ainsi sur la langue : travail d’écartement des blancs entre les mots et entre les lettres dans Dedans Dehors d’Arnaud Rykner. C’est sur l’écran que se joue le spectacle, ou le drame du silence et de la parole, moins ceux des personnages que du langage même : scène spatiale, qui prend corps sur la page numérique. Enjeu qui prend sens sur la surface même du web, où le format EPUB reconfigure la page à la mesure de l’objet qui accueille le fichier (et que l’imprimé rend finalement mal). Geste de l’écriture numérique : l’auteur a composé son texte peut-être dans le rêve de Mallarmé, ou d’Appolinaire, mais avec l’élémentaire espace fine – double, ou triple, en fonction de la langueur, de la longueur des silences. On aurait pu le retrouver sur le papier ? On peut le retrouver (on le retrouve). Mais c’est le numérique – comme geste d’inscription et comme espace d’accueil – qui lui donne sa mesure et son ampleur : le livre numérique est cette surface plastique, de reconfiguration, d’espacement incessant, à volonté, qui rend possible l’étoilement de la langue.

Sur la langue, donc, mais aussi sur la structure : la pièce fleuve, et feuilleton, de Joseph Danan. Nuit de théâtre – c’est le rêve de l’auteur – si difficile à produire (dans les conditions économiques de la création théâtrale actuelle) ; si complexe à éditer dans son ampleur pour un éditeur traditionnelle, mais qui dit quelque chose aussi de la lecture web – feuilletonesque, journalière presque : et si Joseph Danan rappelle dans un entretien à paraître (dans la revue du TNS) l’héritage du feuilleton du XIX, on peut évoquer aussi la pratique web actuel du webbloging : chaque scène comme un jour écrit, et qui finit par tisser le continuum d’un récit qui se tiendrait une nuit durant, pour un spectacle impossible, insoutenable par le théâtre d’aujourd’hui – jusqu’à ce qu’un metteur en scène endosse l’impossible.

Un mot sur ce que je viens de dire : aucune de ces pratiques ne tient spécifiquement à l’écriture numérique – et j’ai fait référence aux feuilletons, mais aussi à Mallarmé, à Hugo, à Claudel… volontairement.
C’est même pour moi une méthode : non pas m’empêcher de voir la singularité des écritures numériques, mais tâcher de la penser dans une histoire des formes. Et à cet égard, tâcher de prendre la mesure de la singularité des écritures numériques à l’aune de cette histoire.
C’est, avec Sébastien Rongier, que je dirai que cette histoire des formes, les écritures numériques la prolongent (plutôt que l’interrompent) dans trois directions :

— l’intensité
— la plasticité
— la radicalité

Ce que fait le numérique aux écritures dramatiques, c’est le prolongement de mouvements qui affectent l’écriture en tant que telle sur ces trois coefficients.

Intensité de la langue puisqu’elle n’est plus soumise à l’échelle de la page, mais actualise en chacun de ses points sa réalisation (le texte d’Amin Erfani l’expérimente spectaculairement). Ainsi cette écriture ne se déroule pas dans l’espace d’un livre, mais se produit à chaque instant, à chaque moment. Il n’y a plus de bascule d’espace comme dans le changement de page : mais une même coulée qui rompt l’arbitraire de la page pour enfin établir ses propres unités de sens : c’est la pensée du paragraphe, de la page, de la scène, de l’acte même qui trouve sa nécessité spatiale, dans la coulée plutôt que dans le défilement.

Plasticité, au sens où Catherine Malabou l’entend : « structure différentielle de la forme ». La plasticité est ici le trait général de la malléabilité, un espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène. C’est la plasticité de la structure – ce peut être aussi celle des matériaux. Dans le texte numérique, la langue travaille à appeler ce qui n’est pas de la langue – sons (dans les textes de JY, des lectures, parfois indépendantes du texte écrit, se lancent, en tête des chapitres), images (pour Bukowski : en luminaires du moyen âge)–, et paraît être appelée à développer en elle-même cette altérité : langue formellement organisée comme plastique, à son degré de plus haute intensité. Autre plasticité : celle du matériau. Texte de Barbara Métais Chjastanier qui va présenter un chantier d’écriture : non pas des notes de plateau, mais des successions de monologues écrits pour une actrice, sans ordre (et on cherche à travailler une configuration qui puisse jouer le texte arbitrairement, aléatoirement : des entrées labyrinthiques).

En cela rejoint-on la radicalité : cet arasement de la langue, de la structure, et du rapport au monde : au nerf le plus vif, mise à nu jusqu’à faire le vide de ce qui parle, où la plasticité n’est pas loin du plastiquage.

À cet égard, je dirai avec Sébastien Rongier que l’écriture numérique n’est pas une rupture – elle ne naît pas de rien, mais poursuit un mouvement, qu’elle accentue, et même qu’elle rend possible, là où l’édition imprimée et l’économie du spectacle vivant prend acte de compter sans le texte dramatique.

C’est certes l’histoire de l’écriture : chaque saut technique a travaillé l’écriture de l’intérieur, de sorte qu’on ne sait plus si c’est la technique qui a produit des écritures, ou si des écritures ont appelé à elles ces innovations techniques : voir comment Rabelais a travaillé avec les imprimeurs de son temps ; voir comment Mallarmé a pensé la page et avec elle le langage dans un autre temps de renouveau profond des modes de production du texte ; voir comme une littérature peut naître et se diffuser en dehors même de son support, dans les Goulags ou les Camps, toute une poésie récitée et transmise d’un corps à l’autre.

Le livre imprimé tel que l’occident l’a conçu ces cinq derniers siècles n’est pas la forme figée de la pensée, mais une forme donnée dans l’Histoire d’un rapport au langage et au monde qui n’est ni figé ni achevé.
Le numérique ne serait ainsi ni la survivance d’une forme passée ; ni le surgissement purement neuf : il serait le prolongement singulier des lignes qui l’ont produit.

Dernières lignes : dernières facultés que possèderait le numérique pour affecter le théâtre : une ligne politique. Pas une ligne qui ferait du politique la consolation de la communauté enfin assemblée, l’être ensemble qui tient lieu de slogan - mais au contraire, plutôt : politique dans le dissensus recherché, dans les fractures ouvertes qui disent conflit, assaut, disparités. Et en cela, dans le choix des txtes, dans ce qu’ils ouvrent de conflictuel (voire le texte contre-mémoriel sur la Shoa de Bozena Keff), on rejoindrait la singulière expérience du théâtre : celle de la solitude dans la communauté, celle de soi-même au milieu des êtres dans une salle qui dialectise infiniment le fait d’être seul et d’être ensemble.

En partage de ces textes, un même souci du théâtre dans l’articulation ouverte entre ses moyens et notre présent : en commun, la pluralité des propositions qui toutes chercheraient à faire violence, soit frontalement, soit par le bais, aux conventions et aux règles du genre, à celle du commun partage des communes pensées. Textes unifiés non pas par la question du genre, mais par celui de son inquiétude, ou de son mouvement – où la question théâtrale serait moins générique que touchant à son énonciation, celle qui attaque communément la question de l’adresse, de la présence, et blesse la langue à l’endroit où elle s’élabore.

Ce que fait le numérique au théâtre ? Des pièces, donc. Mais pas seulement. Et je voudrais pour finir déborder le strict cadre de cette collection. Car finalement, dans un effet retour, impossible pour moi de ne pas mesurer combien le numérique ne fait pas seulement quelque chose au théâtre, mais qu’il se produit comme théâtre : qu’il fait théâtre.

Ici, lors de journées consacrées au travail de François Bon, je proposais une lecture de son site comme théâtre : c’était une image, une sorte d’allégorie. Est-ce que cette allégorie n’est pas devenue pour moi celle du web lui-même ? Est-ce qu’elle n’est pas finalement moins une image qu’un principe à l’œuvre dans l’écriture nativement numérique ?

Sites de François Bon donc, de Mahigan Lepage, de Fred Griot, de Guillaume Vissac, de Sébastien Rongier, de Joachim Séné, de Christine Jeanney, de Chloé Delaume, d’Éric Chevillard : qui se fondent sur le passage de voix, sur le récit sans intrigue, sur l’action du langage sans représentation : sur l’adresse levée comme mise en mouvement de la page, sur l’appel, sur l’écho comme drame du monde qui, sur la surface même où nous parvient le réel, ses informations et notre courrier personnel, vient résonner et bousculer les frontières entre la vie et ce qu’elle n’est pas : où la fiction est présence, où le réel est son rêve, où le lyrisme est politique, élégiaque : le passage des fantômes.

Finalement, les scènes que le web dresse, est-ce qu’ils ne sont pas dans le web lui-même : théâtre, ces sites (dont le nom désigne un espace : un plateau ?) où le corps manque, bien sûr, mais se dresse comme spectre de corps, ou dans l’appel de corps véritable : virtuel n’est pas le contraire du réel, mais son devenir insensé, lancé au possible.

Ce que le numérique fait au théâtre ? Du théâtre, encore – scènes des voix levées, déchirées, en attente de corps, jetées sur les corps qui passent. Sites comme espace où on nommerait en intensités les territoires intimes ou politiques reconquis dans lesquels ensuite plus férocement, plus intensément se jeter dans la vie.


[1Le théâtre n’est pas ce que l’on fait, par exemple des pièces. Par exemple, des pièces. Avec leur lot de personnages et d’intrigue à double tour. Ou des spectacles, avec costumes et décors. Et ces rideaux qui tombent comme des cadavres. Non vraiment. Le théâtre n’est pas ce qu’on imagine. Par exemple, du théâtre. Sur les scènes d’Avignon cet été, on aura pu voir des plateaux transformés en boue, en cour devant les palais majestueux, et les rues en spectacle permanent de leur propre spectacle. On aura croisé des troupes hurlantes, pleines de foi. Et puis, tout un public qui voulait l’espace d’une heure oublier ce qu’il faisait là. Le théâtre qui se donnait loin était si loin de la vie que le théâtre appelle, suscite, vient défier et parfois venger.
 Le théâtre n’existe pas. Il y a seulement ce qu’on en fait.
Car le théâtre ne suffit pas, il ne suffit jamais. […] Il y a ces mots jetés qui dessinent l’espace d’une adresse, et il y a ce temps qui dresse lentement la possibilité du présent. C’est fragile et dérisoire, le théâtre. C’est la seule façon qu’on ait pu trouver pour fabriquer du temps. On peut s’en passer. (Beaucoup s’en passent facilement). Mais c’est le seul lieu qu’on a pu bâtir capable d’accueillir le territoire visible de notre présence. C’est l’unique endroit où la solitude est un partage. Et la communauté une déchirure. Ce n’est rien, en somme. Presque rien. Dans ce presque, on y jouerait la vie.
Il y a ce qu’on pourrait dire sur le théâtre et qui ne suffira pas à épuiser la blessure de voir qu’il est l’art méprisé de notre temps. Du théâtre, on entend dire combien il enjolive certains étés, certaines soirées. Qu’il entoure la parole d’un manifeste éclat. Qu’il est l’art spectaculaire, dans une époque qui cherche frénétiquement le spectaculaire pour se voir lui-même s’effondrer joyeusement. »

[2Alors il y aurait ce double décalage qui ferait la rencontre féconde entre théâtre et numérique : d’une part, des écritures qui plus que tout autre – plus que le roman peut-être, si attaché à l’époque, ou la poésie, arrachée à elle –, ne coïncident pas, et même exigent de ne pas coïncider : écrire du théâtre, ce serait le faire en défi avec les moyens de son temps ; et le numérique, qui est toujours en avance sur ce qu’on pourrait en penser ou en dire, parce que précisément, c’est une pratique, un agir quasi pur : en témoigne une législation toujours obsolète, et des mutations techniques presque quotidiennes dans les formats, les logiciels, les soft ware – on le sait bien avec les travaux d’Emmanuel Guez par exemple : dans cette diablectique infini entre puissance de stockage quasiment illimité et principe matricielle de flux qui engloutit l’archive.

[3Article à paraître, dans la revue Parages