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et au soleil et toujours

lundi 4 juin 2018


Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !

Rimb. « Départ » (Illuminations)



Que les départs portent toujours l’assez vu des poèmes anciens : c’était la pensée, au départ de Marseille, vers tous les suds possibles. C’était la pensée, vendredi, de tous les départs devant toutes les Notre-Dame du monde, et tous les ports de tous les désespoirs. La pensée était aussi pour un autre mois de juin : sur les docks ici-même où j’attendais d’embarquer, attendaient autrefois d’embarquer deux jeunes hommes – Conrad avait 18 ans, et Rimbaud 21 ans, quand juin tombait comme du plomb sur Marseille et sur 1875 endormi. Peut-être se sont-ils croisés, Conrad et Rimbaud, le désespoir et le plomb, ce mois de juin – et ce peut-être à peine formulé devient une certitude qui fait tenir le monde droit et vivant : bien sûr qu’ils sont croisés, et parlés – sinon, comment croire ce monde possible et vivable –, et qu’ils ont échangé les cigarettes, l’alcool et les mots qu’il fallait pour dire le désespoir, 1875, et toutes les autres années à venir, les ténèbres au cœur desquels il n’y avait plus qu’à aller désormais, armés du seul désespoir face à quoi tenir bon. Et dans le désespoir de notre époque, cette pensée s’ajustait soudain, s’accrochait à chaque image. Sous le vent qui se levait, le bateau s’éloignerait dans ces pensées.

Bastia viendrait avec le jour, samedi, la ville levée dans le ciel avec la même évidence que le soleil : c’était Bastia. Le bateau s’échouait soudain dans un port sans attache avec rien. La ville aussi s’enroulait dans des rues perdues, reliées entre elles par une vague promesse d’appartenir au même horizon qui reculait avec les vagues. Je marchais dans ces rues seulement pour épuiser les heures, et atteindre midi, le juste. Dans cette ville, on levait des statues pour un Empereur français et des églises pour des saintes d’ici, on creusait des citadelles dans la roche, pour quel ennemi, quelle peur, quel orgueil ? Il fallait se perdre longtemps dans ces rues pour comprendre : ici, il n’y avait rien à faire que se perdre, pour finir échouer dans un port comme un bateau, une fatigue, ou le reste de vent de Marseille perdu ici. La route vers Porto-Vecchio, entre la montagne et la mer n’aurait rien d’inoubliable : seulement une longue descente, comme une trachée construite dans le corps d’un pays pour que l’horizon passe, dimanche.

C’est une autre route qui conduit vers Zonza, lundi – elle serpente autour d’elle-même, suivant des lois inconnues, aberrantes, essentielles. Autour de ces routes serpentent les brumes et les forêts – vertige redoublée, écœurement. Au milieu du chemin comme en travers de la gorge, l’Ospedale, son barrage, donne une leçon comme on pose une énigme. En amont, les pierres en blocs ramassées ; en aval, le lac rasé par le vent d’est. Au milieu la route. Leçon politique, amoureuse, intime, esthétique ou théâtrale : qu’entre la soif et la plénitude, il y a toujours ce qui suture et déchire, la route qui relie et sépare ; qu’entre la sécheresse et la noyade, il y a toujours la vitesse des choses qui les écarte et éloigne les directions. Qu’entre les autres et le monde, il y a toujours la possibilité d’appartenir à l’un et à l’autre, et la solitude qui fraie.

A la fin du trajet – on compte ici en heures de route, non pas en kilomètres –, le sommet de la montagne (ce n’est pas vraiment le sommet, et ce n’est pas vraiment une montagne). Personne ne connaît plus les secrets des sources et des chemins qui s’enfoncent dans d’autres chemins qui s’enfoncent dans d’autres chemins, personne ne sait vers où ces chemins vont, ni pourquoi ils allaient, ni quelle soif les sources étanchaient, personne ne sait plus le nom du dernier vieil homme qui savait tous ces secrets. En bas de la route, celui-ci pointait autrefois son doigt vers les pierres dans la montagne et disait doucement un mot inouï, c’était le nom du lieu là-haut, que j’atteins. Les pierres étaient des bergeries, et ces bergeries sont de nouveau des pierres, maintenant, pour toujours. Les enclos existent encore ; les bêtes ont rejoint le vieil homme et ses enfants. Sur la porte d’une des bergeries, il y a les initiales de chaque enfant de ces enfants, et leurs enfants : il y a mes initiales, cachées quelque part sous le bois vermoulu, et désormais les initiales de mon enfant, gravées de ma main. Une porte de bergerie devenue des pierres perdues dans la montage où s’écrivent sur un siècle des noms, est-cela, l’origine ?

Il y a, en face de la bergerie, un arbre planté dans la terre, qui touche le ciel. Est-cela, le contraire de l’origine ?