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la seule souffrance que tu puisses éviter

lundi 13 avril 2020

22 février 1918.

La contemplation et l’activité ont leur vérité apparente ; mais seule l’activité qui émane de la contemplation ou plutôt, qui y retourne, est la vérité.

Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, tu es libre de le faire et cela répond à ta nature ; mais cette abstention est peut-être précisément la seule souffrance que tu puisses éviter.

Kafka, Journal

13 avril
Arnaud Maïsetti/Journal

Rien à attendre du ciel, et tout du vent. Il n’y a pas de volonté dans la cause sans effet — il y a dans l’existence des feuilles celle du sol qui va les recevoir ? Incapable de travailler hier soir, à cause de ce mal au crâne qui fore loin dans les jours passés, à venir. Seulement essayer de regarder sur l’écran les images d’un film (pas le film) : trouver le secret des plans qui se donnent naissance, en se tuant.

Dans le journal de Kafka, cette pensée cruelle à chaque fois que la Création est sans cesse recommencée et que le temps est immobile : que la Création est création de l’immobilité. Que la Chute est accident de l’Histoire qui n’en change pas fondamentalement le cours. Que fabriquer du temps — écrire, désirer, lutter — c’est combattre contre lui et s’est être détruit doublement par lui : dans la vanité et dans la mort. Et que cela n’empêche pas la lutte, le désir et l’écriture : au contraire, que cela appelle tout ce qui viendrait en travers de la route, quand bien même est-ce en pure perte. Que dans la perte réside la faculté de vivre.

Le sens perdu de ces jours se trouve peut-être dans une perte plus grande qui est le sens inventé par d’autres jours.

Dans l’automne 1792. Longuement pensé à la question du sacrifice. Les cadavres de Septembre arrachés aux prisons et lancés dans le vide : des sacrifices ? Mais le sacrifice est ce qu’on offre de soi aux Dieux, et ce qu’on a de plus précieux. Ceux de la Place du Carrousel, au printemps 93 jusqu’à l’été brûlant de 94 : sacrifice ? Ou au contraire. Ce dont on s’arrache et qui nous constituait jusqu’alors pour pouvoir aller, dans le destin : et pourtant, ces morts donnés par centaines, rien qui ne les justifie en personne. Seulement voilà, on donne à la mort ce qui nous permet de vivre. On ne le donne cette fois pas aux dieux, mais à l’histoire immanente. On s’en délivre. Surtout, si le sacrifice fabrique le lien entre soi et ce qui nous dépasse, alors la Terreur, c’est trancher ce lien.

Dans la nuit, ces idées sont si transparentes, si claires ; elles s’enfuient au matin — il faut les arracher au vol, les piéger. Fabriquer un livre comme un piège ; comme ce qui me piège dans mes propres pensées.

Au matin, oui, rien que de la fuite, l’oubli : l’effacement qui s’échappe avec le reste sous la douche brûlante.

Ciel couvert : mais par moments, par espaces, par hasard ? Le temps fait défaut.

Ce soir, tout le monde attend que le Pouvoir nous parle : pour dire que tout continuera de ce qui s’est arrêté, et alors ? La maladie est entrée dans la vie, elle partira quand elle aura fait son office. L’événement historique de notre temps serait l’attente d’une part, l’énergie du désespoir dans les salles de réanimation, la patience de part et d’autre : être patients est le sort et le mot de ceux qui sont bien portants ou malades. On en est rendu à des banalités d’usage sur le sens des mots.

Reviendra le moment où les retourner : faire de la lente impatience le rapide assaut ? On ne sera pas démuni de colère et d’armes lentement (patiemment) aiguisées.

Ce qu’on partage : ce qui ne se partage pas (la solitude). Dans ces lignes de partage, s’invente l’espace politique non pas neuf, mais révélé à lui-même. Le pouvoir ne peut fabriquer pour se défendre que de l’isolement : et la distanciation sociale ne produit bizarrement qu’une masse compacte. Faire de ce qui nous est commun une force traversée de nos solitudes, ce n’est pas seulement la tâche qui vient, mais le moment présent. Le ciel nous en est témoin : et personne ne témoignera pour lui.