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une nuit plus sombre qu’aucune ne fut jamais

mercredi 15 avril 2020

Il y a deux adversaires : le premier le presse par derrière depuis l’origine. Le deuxième l’empêche d’avancer. Il se bat avec les deux. À vrai dire, le premier le soutient dans son combat contre le deuxième, car il veut le pousser en avant, et de même, le deuxième le soutient dans son combat avec le premier, car il le refoule. Mais ce n’est ainsi qu’en théorie. Car il n’y a pas seulement les deux adversaires, il y a encore lui-même, et qui connaît ses intentions en vérité ? Quoi qu’il en soit, son rêve est de profiter d’un instant sans surveillance — il est vrai qu’il faut pour cela une nuit plus sombre qu’aucune ne fut jamais — pour se détacher de la ligne de combat et, en raison de son expérience de combattant, être érigée en arbitre dans le combat de ses adversaires entre eux.

Kafka, Journal, décembre 1920

15 avril 2020
Arnaud Maïsetti/Journal

Sur le sol traînent les derniers restes du jour : on voudrait s’y allonger et, en faisant mine de le consoler, l’étrangler une fois pour toutes. On ne le fait pas : c’est le mystère. On a renoncé à céder à la folie. Ce n’est pas plus sage. Pas plus que d’écouter les injonctions paradoxales qu’adressent ces morceaux de réalité qui nous parviennent à la radio, ou dans le vent.

Tourner autour du mot vacarme hier, alors que je cherchais à entendre ce qui se disait dans les hurlements d’octobre 1792 : lui trouver des points de fuite : par la fenêtre ouverte de la Convention, on entendait la foule dehors : c’est cela qu’il faudrait écrire : non pas les bruits de la foule, ou ceux du dedans des débats, mais l’entrechoc des cris.

Enfin, je n’oublie pas qu’on est le 15 avril. On ne sait pas si c’est le 14 dans le soir, ou dans la nuit noire entre le 14 ou le 15, ou au petit matin du 15 qu’il est tombé, seul comme toujours, dans la chambre 205 du Jack’s Hôtel au 19 de l’avenue Stéphen-Pichon à Paris où je serai souvent passé, entre 2012 et 2013 cherchant à trouver la lumière qu’il aura vu lui aussi, ici, la densité et la rareté, dans ces endroits stériles de Paris, d’une laideur banale, atroce, contraire à tout ce qui avait pu l’emporter dans la vie, jusqu’à l’emporter, dans la nuit du lundi au mardi, ou à l’aube du mardi ou tard le soir du lundi, on n’en finira pas de chercher le jour où il est tombé et qu’il a crié à l’aide longtemps peut-être, et qu’il a renoncé sans doute, et qu’il a fermé les yeux, et qu’il a dû se dire : c’est peut-être comme cela que tout se termine, dans une chambre d’hôtel qui ressemble à celle-là, et que la lumière est faible et que le souffle est court et que la vie l’emporte. Avril 1986. Il y a 34 ans. Le monde occidental l’avait piétiné : il ne l’aura jamais convaincu. Jean Genet aura soixante-seize ans toujours désormais. Que la terre de العرائش face à la mer lui soit légère.

Dans le vent traine encore du vent : celui qui porte les mauvaises nouvelles. Ce qu’on devient ? Comment le savoir sans point d’appui, au lointain — le onze mai n’est même un avenir, à peine une date. Je ne me résous pas à effacer les rendez-vous prévus, comme une vie fantôme qui a même cessé de gratter le membre amputé. La force de cette contre-vie : être au présent continu, dans les cris, les larmes, les joies sidérantes du jour le jour sans répit, voir grandir de ses yeux ce qui grandit, une plante, des êtres, les vagues le soir, la lumière chaque seconde. S’absenter de tout le reste, même et surtout de soi.

J’ai marché mentalement le long de la rue Saint-Honoré hier soir ; dans ce quartier Saint-Roch que je connaissais autrefois si bien, je n’avais jamais eu l’idée d’aller voir de près le 398 rue Saint-Honoré — jadis 366 —, d’aller aux feuillants, de voir ce qu’ils ont fait du 222 rue du Faubourg Saint-Honoré (un marché) : voir ce qu’ils ont fait de toutes ces rues, des magasins de fringues et de montres. Robespierre aura fait toute la Révolution au-dessus d’un magasin de prêt-à-porter de l’enseigne Emilio Pucci, et il ne le savait pas. Sur Google Street View, au 1er rue Gaillon, devant l’hôtel des États-Unis aujourd’hui détruit, et transformé évidemment en banque de l’autre côté de l’avenue de l’Opéra qui était une butte idéale pour les barricades — et qu’on a rasé pour cette raison-là — un type aux lunettes noires devant son taxi attend peut-être encore Saint-Just qui ne descendra plus.

Les 15 avril sont ainsi faits pour reposer : dans une chambre de l’hôpital Laennec, est-ce qu’il pense que c’est ce jour là où Genet le soir (le matin) est tombé ? Non, bien sûr : il ne pense plus, dans le sommeil plus profond que le sommeil où on l’a plongé, il n’attend même pas, il a fermé les yeux depuis plusieurs jours déjà qu’il ne saura plus les ouvrir. Le vendredi soir, sa mère quitte la chambre pour la première fois depuis une semaine ; il fallait peut-être qu’elle parte ? L’amie seule veillera : et puis que dire ? On est le matin du 15 avril 1989. Il y a 31 ans. La seule morale qu’il nous laisse est une morale de la beauté. Bernard-Marie Koltès aura 41 ans maintenant quoiqu’il advienne des siècles. Que la terre du cimetière Montmartre adossé aux murs d’enceinte qui le sépare de Paris lui soit légère.

Il fait encore froid, et davantage quand ces soirs on pense aux jours perdus et dans la solitude où les cris ont cessé, on se retrouve plus seul encore. L’important comme toujours sera de faire quelque chose de ce qu’ils ont faits de nous.

Notre-Dame brûlait il y a un an : pierres dérisoires en regard de ce qui brûle chaque jour dans les crématoriums du monde. Pas comparable ? Il faut tout comparer, surtout à l’aune des corps, de leur désir de vivre arraché.

La branche la plus orientale au-dessus du toit est morte. Elle dresse encore quelque chose en travers du ciel et d’elle-même, semble plus à même de déchirer le ciel que les feuilles qui la ceignent. La blessure qu’elle ferait serait belle, elle justifierait la pluie, celle qui vient bientôt, ce soir, car si toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie, alors nous aurons quelque raison de désespérer qui nous rendront plus vifs encore d’être la branche indomptée, dressant encore sa rage de vivre depuis sa mort.