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quelles forces reste-t-il à l’esprit qui divague

mercredi 29 avril 2020


25 septembre 1917
Chemin de la forêt. Tu as tout détruit, sans l’avoir réellement possédé. Comment penses-tu tout récolter ? Pour accomplir ce travail, le plus grand, quelles forces reste-t-il à l’esprit qui divague ?

Kafka, Journal

D’un jour à l’autre, le ciel est comme l’époque : on ne peut compter que sur nous même pour prévoir. Finalement, on possède seulement la force d’affronter le mauvais temps. Il y a du vent et si fort qu’il pourrait tout disperser, l’époque et le ciel, et nous-mêmes, l’affront et la force, jusqu’au vent lui-même.

On cherche à en sortir, tous. Autant qu’on le peut — et contre eux, qui voudrait nous faire sortir, oui, pour relancer la bête machine, mais pas groupes disciplinés ; on sait bien que sortir de toute manière en l’état, c’est se jeter dans la gueule d’un loup qu’on ne sait pas encore domestiquer. Sortir, en sortir : par le rêve, c’est un premier pas loin du dedans mortel où confiné, tout pourri. Par les forces qu’on trouve dans le rêve pour repenser le monde et l’inventer, plus aberrant, plus désirable. Dans le passé aussi : pour, comme une fronde, le geste en arrière de soi permet de lancer plus loin (je ne sais pas le nom de cette force de propulsion par rétraction). Et dans tout ce qu’on peut trouver qui ne serait pas le réel, mais cette éclaircie d’irréalité permettant d’y échapper : d’en réchapper. D’en sortir, de s’en sortir.

En l’état : formule commode de l’époque, qui dit bien que nous sommes sous obéissance de l’état, cet état précaire des choses qui ne sait rien que le pas posé devant lui, qui ne sait rien d’autre que le pur présent périmé. L’effet de sidération est captif : comme l’est l’état paralysant des formules comme celle-ci. En l’état, on ne peut rien dire. La formule étatique désigne l’organisation nouvelle de l’État ? Sa puissance paralysante qui fait de toutes forces opposées une force visant à la menacer. Cette fois, sans doute, en l’état, il aurait raison de le croire.

Rêve. Une grande pièce vide. Je suis seul et cherche une fenêtre. Il n’y en a pas. Alors, je creuse avec mes ongles : un rectangle se fabrique peu à peu avec mon propre sang.

C’est plus tard, mais dans la même pièce en second jour ; passe une lumière (il n’y a toujours pas de fenêtre). Je crie : rien ne sort de ma bouche, alors je jette mes vêtements contre le mur en face. Quand je suis nu, je suis désespéré de ne pas jeter mes jambes aussi.

Quelqu’un entre par la porte (il y en avait une, depuis le début, et ouverte) : me regarde consterné ; dans la honte de ma nudité, je sors en courant : c’est une autre pièce.

Le plus sidérant, dans les discours révolutionnaires, c’est leur extrême complexité rhétorique, théorique, poétique : et leur efficacité politique, l’implacable clarté qui s’en dégage, et pour ceux qui l’entendaient dans le vacarme de la Salle du Manège, la transparence des intentions et des conséquences. Il y aurait deux siècles plus tard, quelque chose de vertigineux à regarder les renversements d’aujourd’hui.

Autre vertige : s’endormir effondré à onze heures du matin pour une courte nuit d’une heure, profonde, et pleine d’images horribles et sereines dans leur violence douce, presque confortable. Il faut se méfier des rêves qui viennent hanter le jour.

Le mois d’avril aura passé pour de faux : théâtre, mais sans action, sans espace, sans lieu. Dramaturgie par la négative ; silence partout dans la bouche d’acteurs qui font semblant de faire un geste, et qui, soudain, par une porte dérobée, sortent.