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par des chemins qui hantent les lointains

dimanche 14 février 2021

Inutile de rebrousser vie / par des chemins qui hantent les lointains / demain nous empoigne dans son rétroviseur / nous abîmant en limaille dans le futur déjà /et j’ai hâte à il y a quelques années / l’avenir est aux sources

Gaston Miron, « L’héritage et la descendance », Six Courtepointes


Ils marchent dans Cracovie transformée en foire touristique à ciel ouvert, marche-pied vers le parc d’attraction qu’est devenu Auschwitz, et l’homme, observant les marchands, les passants venus du monde entier pour s’affliger et se souvenir, se désole, tâche sans le parvenir de se rappeler la Cracovie d’avant, avant la marchandisation de l’horreur, avant les touristes : cette ville déserte et nue, affairée à elle-même et son ennui. Il se dit finalement : « Tu sais bien qu’il n’y a plus d’autre monde et ta plainte aussi est inconsistance. » Je marche dans ce roman fade et désolant où je trouve cette scène, je marche et me débats au dedans de lui comme cet homme, trébuchant parfois sur ces phrases enfin honnêtes quoique lâches auxquelles je me raccroche pour penser ce qui me désole, sans vouloir rehausser la fadeur mais lui cherchant au moins un usage, comme le désir de la faire passer en moi.

Je ferais mieux d’arrêter de lire ce livre affligeant — désarmant — et de regarder des films : hier celui que j’avais choisi presque au hasard était plus consternant encore : le type (c’était peut-être le même qu’à Cracovie, mais un siècle et demi avant, et on était à Wichita Falls, Texas) trouve au cœur d’une forêt obscure une enfant au pied d’un arbre auquel on avait pendu son guide, Noir, puisque le Sud leur est hostile. La jeune fille ne parle que le Sauvage. Un document retrouvée sur elle raconte : les Kiowas avaient massacré sa famille de pionnier du Grand Ouest, des colons allemands, et avaient élevé l’enfant rescapée, rebaptisée Cigale. Des années plus tard, les colons ont pris leur revanche, massacré les Kiowas, et libéré la fille. Avant de la laisser là. Déchirée par le deuil, Cigale n’est plus que Johanna, le nom qu’on lui rend et qu’elle ne reconnaît plus — qu’elle est même incapable de prononcer. Elle, elle n’est la fille que de Tourbillon d’Eau et de Trois Taches, pas de migrants luthériens dont elle n’a aucun souvenir. Tant pis. Le type décide de prendre la relève du guide pendu, et de la ramener chez elle : à sa tante au fond du Texas, vers Castorville, autre avant-garde pionnière de la fin du Nouveau Monde. La longue route raconte surtout combien ce pays, pointe acérée du monde libre, est né de massacres et de vols, au nom de rien ou de la propriété de ceux qui s’arrogeaient le droit de dire qu’ils sont ici puisqu’ils le disent, ont planté leur croix et leur maison, répandu leur maladie, établi leur cimetière. On croise des Sudistes qui n’ont pas ravalé la honte d’avoir été vaincus, hurlent dès qu’on prononce le mot Noir, ou Nord, qui ne veulent que creuser la terre et tuer des Sauvages. Et on croise deux fois, muette, la longue dignité des Premières Nations : à travers une averse et la nuit, d’abord, au loin, de l’autre côté du fleuve ; et puis au dedans d’un nuage de poussière et la tempête de sable recouvrant le jour. Deux fois, ils semblent migrer, vers où ? Leurs fuites devant les assauts des colons paraissent surtout une procession funèbre, onirique et sacrificielle. Le type aura bien-sûr sa révélation sur les ravages de la guerre et la nécessité de réconcilier nord et sud : d’une ville à l’autre, lui ne fait que lire les nouvelles en public, ouvre le journal et raconte l’histoire de l’Amérique au présent, jeté au-devant d’elle-même pour s’unir, racistes ou non, propriétaires ou pauvres, peu importe, mais Américains au fond. Le film, tout à sa tâche édifiante de parler pour aujourd’hui – d"unir les racistes et ceux qui ne le sont plus ? —, n’aura pas une pensée pour son cœur saignant : les Indigènes. Entre autres pensées, il aurait pu avoir la dignité de celle-ci : qu’il aurait été sage alors de détruire ce pays nouveau et de le laisser à ceux qui, sur des chevaux et dans leurs langues, ne possédaient aucun mot pour dire la propriété, ou le vol.

Je ferais mieux d’arrêter de regarder ces films, et de plonger plus souvent dans la leçon des couchers de soleil, destructeurs mais sans haine, patients et rapides, recommençant chaque soir une tâche accomplie la veille, prouvant la révolution des corps dans les jets de sang, penchés comme une morsure de désir sur la mer qui l’avale et la recrachera demain, peut-être.