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Didier Da Silva | Sept hypothèses du deuil

La mort de Masao, Marest Éditeur

mercredi 26 mai 2021


La Mort de Masao,
Didier Da Silva,
Marest éditeur, 2021


Masao meurt, mais Masao n’est pas mort : le pivot sur quoi bascule et tient le récit est une sorte de théorème comme savent les produire les sciences fondamentales — dont j’ignore tout à fait les lois, autant dire que je les accepte toutes. Ainsi du roman, de tout roman, de celui-ci radicalement : architecture complexe qui repose sur la simplicité d’apparence. D’apparence. Ce qui est vivant dans Masao n’est pas tout à fait Masao : plutôt une trace échappée de lui. Le corps, lui, est là, et bien là, mortellement accroché à sa corde, elle-même solidement arrimée à son cou. Non, Masao n’est pas pour autant vivant. Seulement, c’est lui qu’on suivra, à travers ses yeux qu’on verra le monde, par ses souvenirs qu’on percevra le désormais de toutes choses. Il y aurait comme une leçon que porte tout récit, qu’on pourrait nommer l’irrémédiable, ou l’écrit, qui dit aussi la stricte fonction de l’écriture.

Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse, et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable. [1]

Donc Masao meurt, mais Masao s’observe. Son fantôme plane au-dessus de lui, et déjà les phrases piègent, ou se trament dans l’approximatif. Récit qui se tramera précisément dans l’approximation, qui cernera l’impossible à dire, à penser. Est-ce son fantôme ? Est-il au-dessus de lui-même ? Plutôt est-ce un corps étranger qui, sous lui, demeure, tandis que Masao fantôme naît, littéralement et à lui-même. C’est l’autre coup de force du récit : les lois de ce monde neuf, celui de la vie dans la mort (plutôt qu’après elle ?), Masao les découvre en les éprouvant, et comme devant nous. Beauté humble du récit d’établir de telles lois, d’évidence, dont chacune possède la grâce du fragile et la force de l’implacable. Ainsi tout fantôme est-il invisible aux yeux d’un autre, hors les quelques minutes où le soleil se couche. Dès lors tout apparaît, spectres lassés, ombres errantes, ectoplasmes curieux : des conversations se nouent qui s’évanouissent sitôt basculé le soleil de l’autre côté. Dans ces lois, toute ce que le fantastique nous aura légué d’essentiel : le monde est une hypothèse, la littérature est le savoir qui le met à l’épreuve ; ou l’épreuve des savoirs possibles — en tout irréfutables. Personne ne saurait dire que le récit n’est pas arraché à la vie même : personne pour le croire cependant. Mais puisqu’il ne s’agit ni de vie véritable, ni de croyance, peut-être est-il question d’interprétation posée sur le réel, ou comme on interprète une partition au piano. Pour voir. Pour entendre. Par exemple, une fugue.

Savoir.
Autre savoir ici.
Pas savoir pour renseignements.
Savoir pour devenir musicienne de la vérité » [2].

Resterait à « non-savoir » quelle vérité est interrogée ici, et vers quelle épreuve elle entraîne. C’est l’hypothèse, elle aussi paradoxale s’agissant d’un récit de fantôme, qu’on dirait réaliste. Récit qui joue d’une approche attentive, soignée au moindre détail, d’un réel avec lequel on ferait le point sans cesse, dans les distances et les sensations. Car une des lois de ce monde neuf de la mort, c’est qu’il autorise son fantôme à s’incorporer dans telle ou telle matière, corps, objet inerte, pierre, objet, nuage. Ainsi reçoit-il non seulement les pensées de ces hôtes humains, amis, proches et famille, mais aussi éprouve-t-il la sensation d’une pantoufle, le moelleux d’une pelouse, d’un marais. À la douleur des siens répond, comme par écho fraternel et renversé l’indifférence du monde. Masao joue l’un avec l’autre, comme un musicien — parmi la chair même du monde qu’il éprouve dans sa totalité, mais par fragments. Récits composé de micro-détails qui nomment notre présent, autant que d’émotions plus grandes et insondables, évidemment impossibles à dire : le deuil, la perte — que le récit n’approche que par ces détours, ces échappées belles, et ces denses pages de silence qui hantent le récit, et dans quoi le récit s’enveloppe.

26 nov 77. M’effraie absolument le caractère discontinu du deuil. Littérature qui s’essaie à cette durée vécue non comme ligne de récit, mais comme expériences sans cesse violentes de la vie vécue depuis la mort. Et ce mot absolument posé ici : en entendre sa vraie valeur, son sens pur — absolument : qui est coupé, qui est séparé, qui est délié. [3]

Mais le récit n’habite nullement le chagrin. [4]. Plutôt se déploie-t-il dans une tristesse, sereine, inconsolable et lointaine. Pas de regret ; le geste même n’est jamais expliqué : il s’établit dans l’il y a fatal, voilà tout. Le regard se pose sur chaque instant comme pour assister à son éclosion, et c’est un autre miracle du texte, qui est peut-être celui de toute littérature : qu’un monde naisse sitôt qu’on le nomme, et disparaisse dans l’instant en demeurant dans la mémoire comme l’assise sur quoi se fonde chaque page.

J’ai vu les morts mourir une seconde fois couchés sur la mer/ J’ai vu les morts inventer les ponts/ Si tu passais je te suivrais/ Toujours il y a/ entre deux feux entre deux bûchers un empire d’orage ou de dalles une ivresse de venin à boire dans la fiole des poissons des hirondelles/ Si tu passais je serais le dessein de tes pas l’entêtement mystérieux du fil et je mettrais le temps qu’il faudrait pour fixer ton visage/ Les jours se comptent sur le bout des voix tues/ Puis tout est noir J’ai vu les morts respirer avec nos poumons et la mer dessous perpétuer leur souffle tandis que tu échafaudais pour chaque antenne un écran pulvérisé de patience [5]

La terre lui soit légère. Il est une autre loi de ce monde d’après la vie : le fantôme ne peut s’éloigner trop de son corps ni crever le plafond des nuages. Le fantastique se loge aussi dans les principes les plus matérialistes qui disent tant de ce qui attache l’esprit au corps, la pensée à la chair. C’est dans ces articulations que le récit noue son énigme : entre la réalité et le rêve (les apparitions que le fantôme suscite auprès des vivants, comme seul et dernier espace d’échanges avec eux) ; entre le sol et le ciel (le fantôme délesté de la gravité éprouve son existence dans la légèreté de son évanescence : pages aériennes, suspendues, presque flottantes elles aussi au cœur du récit) ; entre le passé et le présent (toute une vie saisie par fragments depuis ce qui l’a achevé) ; entre la terre et la mer (dernières pages où il s’agit d’en finir avec le récit et Masao : où il s’agit de larguer les amarres avec toute vie incarnée même dans un spectre : où la dernière loi éprouvée devient celle de l’éclatement, de la diffusion, de la dilution).

Où le pied ne va pas, le regard peut atteindre ; où le regard s’arrête, l’esprit peut continuer. [6]

Le Japon, on le perçoit peu à peu, n’est pas un cadre ou quelque support de l’intrigue. Bien sûr la précision presque documentaire des lieux irrigue le texte et élabore le récit autant que les événements dans lesquels l’espace évolue aussi. Noms de villes, de rues ; d’hommes et de femmes. Il y a autre chose pourtant. Du Japon, je n’ai de connaissance que par images ou comme l’analogie de l’ailleurs : ce sont des porcelaines ciselées, des paysages peints, des poèmes rapides où la simplicité nomme le tout du monde — je sais du Japon seulement ce que l’art dit de lui, jusqu’à nous, dans le lointain. Et le récit constitue aussi cette image, lointain si proche soit-il, aura. Récit d’orfèvre ; lignes claires ; épures ; totalité par le fragment ; humilité cosmique. Mais au-delà, le Japon paraît à mesure que le récit avance (et se clôt) comme sa propre métaphore : île composée d’îles d’îles, archipel disloqué au large d’une faille qui sépare et suture le monde, dont le frottement infime peut soulever les catastrophes les plus puissantes jusqu’à dévaster les puissances nucléaires. N’y a-t-il pas, aussi, comme un espace forclos de notre appartenance au monde, ici et maintenant ? Où le Japon désigne lui-même son lieu, notre relation à lui témoigne plus largement de notre rapport au présent. Ce temps de la catastrophe tranquillement levé comme une ample et simple vague ; ce moment du deuil qui nomme peut-être notre relation à l’histoire ; cet instant de la perte qui dure. On est peut-être tout à la fois le fantôme de Masao et ceux qui lui ont survécu : de l’autre côté de la fin, et désirant à tout prix que tout continue, ou recommence — rencontrer des corps malgré tout ; faire l’expérience du désir, des larmes, éprouver la violence ou l’apaisement d’un trajet en train qui fait coulisser le monde contre notre peau. « Masao n’est pas un fantôme japonais, écrit justement Sébastien Rongier, il est un fantôme du Japon ». N’est-il pas aussi la position du regard par quoi on perçoit le temps désormais, qu’on vient hanter, qu’on prend plaisir à faire durer, dans l’après de ce qui a eu lieu, comme si la mort ne finissait rien, mais pouvait seule rendre possible d’autres commencements épars ?

C’est l’ennui d’un deuil qui porte en lui-même sa cause, c’est l’embesognement de l’amour, c’est la peine dans le travail. Les cieux pleurent sur la terre qu’ils fécondent. Et ce n’est point surtout l’automne et la chute future du fruit dont elles nourrissent la graine qui tire ces larmes de la nue hivernale. La douleur est l’été et dans la fleur de la vie l’épanouissement de la mort. [7]

Les derniers récits de Didier Da Silva se produisaient dans une sorte de vitesse emportée, de coulée. Allure vive qui dictait à la lecture son tempo : lui aussi rapide nécessairement, comme traversant l’acte même d’écrire [8]. On pourrait croire ici qu’au contraire, c’est avec lenteur que tout se déploie. Ce serait faux. Car la lenteur est une autre forme de vitesse. Elle est même la vitesse absolument confondue avec elle-même : la foudre au ralenti tombe aussi sûrement, et peut-être davantage. Récit suspendu à lui-même, chapitre étal ; paragraphe infime. Pages blanches qui séparent (et comme une faille tectonique : lient) l’écriture. La vitesse relative du récit dit aussi quelque chose de ce qui se joue, dans le deuil quand elle est cette syntaxe propre à la littérature. La poétique de la retenue, où il s’agit aussi de nommer ce qui retient, et ce à quoi on tient. Le vent, les pierres, quelques amis, une sœur, le bruit lointain et confus du monde, le soir, quand la ville s’endort. Cette vitesse lente du récit produit en retour une retenue dans le geste de lire. Chaque page plus légère est aussi plus lente, « C’est comme si l’on avait jeté la montgolfière avec le lest » ; elle repose quand on la tourne, jusqu’au déferlement final qui l’emporte en emportant le vieux monde.


[1Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre.

[2Henri Michaux, L’espace aux ombres, « Face aux verrous »

[3Barthes, Journal de deuil.

[4« 31 juillet 78. Je ne souhaite rien d’autre que d’habiter mon chagrin », idem.

[5Edmond Jabès, Le Seuil

[6Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer

[7Paul Claudel, Connaissances de l’est (« Tristesse de l’eau »)

[8L’Ironie du sort (2014) ; Toutes les pierres (2018) ; Dans la nuit du 4 au 15 aout (2019) …