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sous quelles pierres

[Journal • 20.04.22]

mercredi 20 avril 2022

Il y a des possibilités pour moi, certainement, mais sous quelle pierre se trouvent-elles ?

Franz Kafka, journal du 12 janvier 1914


Sauf la ville et ce qui relie les villes entre elles — pas seulement des routes, mais de vastes champs de désolations qui désignent le monde —, la terre serait toute entière de la terre : visage ; non, rien n’est intact ; quand quelque chose le semble, l’émotion est telle qu’on nomme cela du grave mot de beauté, qu’il s’agisse d’une tempête ou d’un ciel plus insistant, d’un feu, de la boue remuée par elle-même, rien, on regarde, l’homme n’y est pour rien et juge que cela est bon, millième jour (et quelques) — décidément, où qu’on regarde, il n’y a que patiemment levées les ruines où nous sommes et tout ce qui fait défaut au désir : on est une part de ce désastre aussi, on l’accepte, on réalise cela sans peur, mais avec la honte et la honte seule est ce qui rend possible qu’on n’en soit pas tout à fait quitte — non pas qu’il faille se défaire de la honte, au contraire, c’est par elle qu’on demeure malgré tout debout, seulement, il s’agirait de faire quelque chose de cette honte, celle d’être un parmi tous ; oui, ce ne sera qu’au prix de la honte qu’on ferait de cette vie autre chose qu’une pierre de plus sur les ruines du désastre.

Ni rire ni pleurer ni haïr, mais comprendre, disait à peu près Spinoza (je crois) : en chaque fenêtre ouverte sur l’actualité — celle qui mime la réalité —, l’alternative se dresse comme une injonction morale ; on balance : peste ou choléra ? Vingt ans que ce qui se prétend la plus haute cérémonie démocratique n’est qu’un jeu de massacre à variable nulle — vingt ans que choisir n’est pas choisir, que les mots sont renversés, que rien n’a lieu ; à force, évidemment, cela va s’imposer : que l’essentiel ne peut avoir lieu que de nos mains, qu’en nous emparant de toutes forces ce qui nous est dû, le pouvoir sur nos vies — à force, oui, mais combien de peine avant cela, combien d’autres désastres ajoutées aux autres ?

Entendu dans la rue, hier, d’une jeune fille à son amie : « Elle ne vit pas dans la réalité, elle vit dans sa réalité ». Je pense à elle : à sa réalité ; sommes-nous différents ? — et je plains ceux qui vivent dans la réalité, pleine et entière, sans rien savoir de leur propre réalité.