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Éric Gravel | À plein temps

Traverser le temps hostile

lundi 4 avril 2022

Un film d’Éric Gravel
Avec : Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich, Nolan Arizmendi,
Sasha Lemaître Cremaschi, Cyril Gueï, Lucie Gallo, Agathe Dronne


Quand les historiens du futur écriront notre histoire, ils se pencheront sans doute longuement sur cette énigme : pourquoi l’explosion insurrectionnelle qui mit fin au long régime d’exploitation et d’oppression qui avait dominé le monde jusqu’au milieu du XXIe s’était-elle produite si tardivement ? Ils consulteront les ressources documentaires à leur disposition : les archives seraient évidemment peuplées de raisons qui avaient rendu fatale, inéluctable même, la chute des forces d’organisation qui avaient régenté violemment les sociétés humaines en occident pendant plusieurs siècles. Ils éplucheront aussi, méthodiques et laborieux, les sources narratives, certaines considérables et manifestes, les grands romans des appels et des déplorations, mais aussi, d’autres, plus nombreuses et sensiblement plus discrètes, presque dérisoires, minuscules, et pourtant tout autant implacables. Et ils liraient ; sous leurs yeux, l’énigme apparaîtrait plus monstrueuse encore dans sa férocité. À chaque ligne, écrasante, la réalité sociale se révélerait brutalement telle qu’en elle-même lorsqu’elle s’exposait ainsi arrachée par la fiction à la gangue de la vie, livrée à ses mécanismes qui la fabriquaient, jour à jour dans sa logique de destruction en chacun des endroits où elle avait lieu ; et cette réalité socio-économique avait lieu partout, dans la vie objective et sociale, mais aussi intime et imaginaire, affectant les corps et les affects, les pensées ou les gestes, les façons de raconter les histoires comme les manières de pleurer.

Soit donc une pièce arrachée de cette masse documentaire, une parmi des milliers d’autres et sans privilège à leur égard, moins notable peut-être, et qui, aux contemporains mêmes, avait pu passer quasiment inaperçue, qui n’apparut en tous cas nullement avec le fracas que possèdent les charges polémiques, les manifestes vengeurs, ou les appels aux armes. Non. Elle n’en offre pas moins une vue terriblement précise de ce fait social total qu’aura été le capitalisme comme entreprise de destruction des formes de vie — destruction qui a lieu deux fois, d’abord en dévastant ces vies, puis en rendant aveugle cette destruction confondue avec le fonctionnement même du réel. Il arrive cependant que raconter des histoires raconte aussi cette histoire-là de ces destructions enchaînées, et rend visibles ce qui a lieu quand les forces d’organisation du monde se déploient toutes contre nous.

C’est un film d’une simplicité presque désarmante quand on voudrait en retour le raconter. Une femme, mère de deux jeunes enfants, habite dans l’une de ces banlieues pavillonnaires de campagne en périphérie de la capitale où elle travaille comme femme de chambre dans un palace. Cette semaine-là, elle obtient enfin un entretien pour un emploi qu’elle convoite et qui correspond à ses aspirations et sa formation d’économiste : un poste dans une très grande entreprise de la distribution alimentaire. Une grève éclate soudain qui paralyse les transports, comme on dit dans les journaux. C’est lundi. Le film durera une semaine entière jusqu’au lundi suivant : tous ces jours, il faudra se rendre à l’heure au travail ; être disponible pour les entretiens qui se multiplient comme par miracle, attisant le désir et l’espoir, accentuant l’angoisse à mesure qu’on approche peut-être de ce qui serait une porte de sortie de l’enfer de l’exploitation ; et rentrer pour les enfants ; préparer l’anniversaire du plus jeune ; éviter les appels de la banque ; réparer une chaudière récalcitrante ; tenter de ne pas s’effondrer : chacune de ces tâches rendant les autres intenables.

Quelques jours où chaque heure est à franchir comme autant d’obstacles qui séparent la vie de sa possibilité. Ce que le film dévoile, fiévreusement, dans la musique d’Irène Drésel, sidérante de beauté froide, répétitive et obsédante, comme dans ses images saccadées cherchant à attraper les regards aux aguets, ou perdus, de la femme, c’est une même logique à l’œuvre partout où le temps s’exerce : logique de ce qui file entre les doigts, de ce qui s’éloigne. Partout, cette course effrénée pour échapper au présent — ainsi le film obéit à la syntaxe cinématographique d’un travelling frotté contre la ville, où Julie tâche de rejoindre (son travail, son domicile, son rendez-vous, sa vie même qui sans cesse lui échappe, est ailleurs). Non, elle ne lui échappe pas : on la lui dérobe. Quelque chose lui est arraché, toujours, ou dont elle est dépossédée. Ses enfants, qu’elle dépose le matin avant que le jour ne se lève chez une nourrice trop âgée pour les garder et qu’elle viendra chercher dans leur sommeil la nuit tombée ; son travail, qu’elle n’exerce que pour le fuir clandestinement afin de subir des entretiens d’embauche ailleurs qui sont autant d’interrogatoires ; le temps, la ville, le passé qui gagne tandis qu’elle ne sera plus bientôt, ni employable ni désirable, dans ce grand marché du travail et des sentiments soumis à concurrence. Le père des enfants est loin, parti, on ne sait où, injoignable toute la semaine scandée par des appels téléphoniques sonnant dans le vide : et les messages demandant, réclamant, exigeant enfin le paiement des pensions. La solitude n’est pas affaire d’amies, de passage ou de collègues affectueuses ou hostiles, elle tient dans le fait nu d’être seul quand il faut faire face et tenir tête.

Chaque situation — d’exploitation et d’humiliation, de précipitation et de traversée malgré tout – joue dès lors comme une métaphore de toutes les autres, et se renverse, ou se redéploie ailleurs. Mère, femme, employée, candidate à ce nouvel emploi, les identités successives de Julie sont toutes articulées par une même logique d’oppression : celle de l’humiliation. Humiliée par un travail réalisé au mépris d’une clientèle sans égard pour elle (le saccage des chambres et de toilettes qu’il faut nettoyer, littéralement, au kärcher) ; humiliée par sa direction qui exige d’elle obéissance et docilité à toute épreuve (« si tu n’es pas capable de nettoyer la merde des riches sans broncher, tu ne peux plus travailler ici ») ; humiliée par la très jeune DRH qui la jauge et la teste ; humiliée quand il faut retirer de son CV quelques lignes qui la rendent trop qualifiée : à l’écran, c’est une part de son passé qu’on supprime, qui ne vaut plus rien parce qu’il vaut encore trop ; humiliée quand il faut au moment des achats, retirer quelques jouets en plastiques destinés au petit garçon, parce que la carte bleue ne passe pas ; humiliée quand on vole un baiser au voisin secourable, et que le baiser renvoie à la solitude plus écrasante encore. La logique d’humiliation qui structure ce monde ne joue pas à sens unique. Elle-même aussi est contrainte de jouer ce jeu abject. Au palace, elle est aussi en position de « direction » à l’égard des filles — chacune prise dans son propre drame, chacune s’en sortant au détriment des autres. Ce que produit ce monde, c’est aussi la mise en concurrence des misères. Ainsi, pour avoir demandé à une très jeune, nouvelle venue et en période d’essai, de la « couvrir » lors d’une de ces escapades pour un nouvel entretien, Julie provoque son renvoi — « on en trouvera d’autres ». Mais pour la jeune fille, mère célibataire, qui disparait du film si brutalement, quel monde s’efface, s’effondre, sans que personne ne la pleure ?

C’est aussi le rythme terrifiant du film : sa pulsation terrible — dans l’anachronisme aussi de cette exploitation des femmes de chambre d’un autre âge —, toujours porté en avant (le prochain train à rater), donc toujours en retard, toujours écrasant le passé pour faire venir un avenir qui ne s’accomplit pas, sans cesse comme une loi de massacre jouant de la survie de l’une au détriment des autres : ainsi de la salle d’attente avant l’entretien d’embauche, ces regards qui se fuient, ces bonne chance à peine lâchés avec tout à la fois une émouvante sincérité et une profonde hypocrisie.

Film social ? Mais à dimension profondément anthropologique, tant il documente les gestes et les visages, les corps broyés par le travail, détruits et s’acharnant à ne pas le voir, à vouloir désirer encore participer à cette réalité parce que la vie serait à ce prix. Le récit documente donc ces contradictions matricielles et ravageuses. Corps amoureux et corps victime — notamment de violences sexistes et de harcèlement de rue —, corps de mère jouant, rassurant le cauchemar de son jeune fils sans parvenir à sortir du cauchemar qu’elle traverse, sauf pour quelques secondes arrachées provisoirement au temps.

C’est par exemple quelques secondes dans le bain, la tête immergée : mais là encore, le monde ne se laisse pas oublier, et le film joue bien de ce rappel métaphorique, puisque l’image joue évidemment avec les images qu’elle appelle — le moment de calme redéploie l’irrespirable du monde, dans le bain, la tête sous l’eau ne peut faire qu’écho à cette sensation d’être submergée, ou noyée sous le fatras du réel. Le premier plan, seul, paraît déjouer cette morale d’emprise du monde sur le corps et les pensées. C’est un long plan rapproché, travelling déjà, mais comme infra-narratif, le long de la peau — si rapproché qu’on ne saisit pas vraiment l’objet du cadre (un bras, un fragment du visage, un cil ?), et l’abstraction rend compte d’un corps morcelé, invisible, épars. On entend la respiration ample et sereine d’une personne qui dort. Dans le sommeil, on ne sait pas : on oublie. On ignore tout du monde et de soi, on n’est plus cette employée corvéable à merci, cette femme que la banquière harcèle, que les hommes dans la rue harcèlent, que sa direction harcèle, on est ailleurs, on ne sait pas où. Le spectateur n’aura aucune image évidemment de ces rêves intérieurs, de ces pensées — d’ailleurs, durant tout le film, il aura toujours une longueur de retard sur les pensées et les intentions de Julie, qu’il saisira au moment où elles sont faites, sans justification au préalable. Ce sera sa seule liberté : celle de penser intérieurement et pour elle seule des pensées qui sont les siennes. Puis elle se réveillera et le film commencera, avec lui toute cette folie, d’une course perdue d’avance. Peut-être, au contraire, le film s’achève là, après quelques secondes — et que tout ce qui suit est la destruction du film, mais que demeure intacte, intouchée, la part du rêve qu’on n’a pas vu.

À partir de là, ce qui commence, c’est donc le temps : le temps plein, mais vide de sens ; le temps à rejoindre, le temps qui occupe chaque seconde, occupant les pensées de Julie qui anticipe, prévoit, calcule. Le temps, c’est-à-dire ses contraintes, les violences. À plein temps, c’est le titre : à plein temps, le monde s’exerce sur nous, il n’y a pas de dimanche, pas de soir, à peine quelques nuits, et encore : les nuits savent écraser et être hantées par le jour. Dans son bain, les plans muets sur son visage disent cela : qu’elle y pense, qu’elle se fait le film de la journée à venir, prenant quelques forces à la nuit et au silence, avant de replonger dans le bain des jours écrasants.

Film dense et épais, dans sa répétition même, dans le peu d’événements qui se produit, mais dans la multitude éparse de faits qui nouent entre Julie et le monde cette lutte — film riche aussi (et peut-être surtout) de mille fictions possibles, tous ces films qui ne sont qu’évoqués, en pensées, comme possibles : et qui ont lieu en nous, en nous seulement, comme d’autres films, d’autres réalités manifestes. Par exemple. Elle attend le train. L’annonce traditionnelle s’entend très fort : « Mesdames, messieurs. Voie C. Attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai s’il vous plaît. » Et Julie de s’approcher de la bordure du quai, le train de s’entendre, de s’approcher lui aussi, Julie de continuer d’avancer, le regard perdu, vide, le train arrive sur le plan, au moment où il va percuter l’image du corps de Julie, elle s’arrête ; coupe : Julie est soudain dans le train, le visage posé contre la vitre, regardant ce qu’on ne voit pas, un paysage rural abandonné, une zone périurbaine dévastée, des pensées intérieures. À Plein temps aura donc été, le temps de quelques secondes qui n’ont pas eu lieu, un grand film sur le suicide (les raisons d’y succomber, qui valent autant celles de lutter contre elles)

Ce paysage qu’on ne cesse pas de ne pas voir n’est pas seulement géographique, il est aussi de part en part politique. Tout un hors-champ structure et explique sans mot la situation. Ainsi, femme de chambre dans un palace, elle nettoie et prépare les chambres de clients qu’on ne verra jamais et sur lesquelles pourtant repose son travail. Ainsi, et surtout, de cette mobilisation sociale qui agite le pays et l’entrave dans ses déplacements. Car le film véritable a lieu hors-champs, et c’est lui la clé, celle de l’énigme : hors-champ s’entendent les nouvelles aux informations des grèves et des manifestations. S’entend par là le contre-chant qui permet qu’on entende aussi une réponse au chant de détresse : une réponse de geste et d’actes. Julie regarde les reportages seulement pour s’informer de l’ampleur des blocages pour mieux y faire face. Seulement, tandis que passe cette bande-son, presque sans image, que se dit avec les mots du journalisme, cette neutralité objective qui n’évoque qu’une vaste grogne, sans rien dire des mots d’ordre et des raisons qui précipitent les masses dans les rues, disqualifiant sous la grogne la possibilité même d’un discours articulé en raison, c’est le visage de Julie qu’on voit — et tandis que les chaînes d’infos en continu se contente de déplorer les violences commises par les manifestants (telles vitrines brisées, tels mobiliers urbains vandalisés), l’on voit à l’image, dans les gestes mécaniques de la femme de chambre, dans ses courses pour le seul métro bondé en circulation, l’on mesure même la véritable violence de ce monde : brutalité qui agit sur les corps, sur les pensées et les affects. Les manifestations n’empêchent pas seulement la femme d’aller à ses rendez-vous : elles rendent lisibles la réalité sociale de l’exploitation — dès lors, il n’y a pas d’un côté, elle, et de l’autre les manifestants, plutôt un travail cinématographique et politique d’une liaison paradoxale et heurtée, logique, causale et empêchée : c’est que le capitalisme fait de ces manifestants ce qui entrave Julie, et, en même temps, rend objective cette solidarité entre eux et elle. (Il y a cette phrase, terrible et désolante : au voisin qui emmène Julie en voiture vers Paris, et lui demande si elle va à la manifestation : « j’aimerais bien, mais je travaille ».) Ces raccords, entre champs lisibles et contrechamps invisibles, tracent les causes des colères ; celles-ci ne naissent pas d’un caprice pour se formuler dans la grogne, elles tirent naissance d’une réalité inaudible par ceux-là mêmes qui considèrent l’exploitation comme un véritable travail (puisqu’ils en vivent), et toute forme d’opposition comme une pure et simple « prise d’otage ». Mais quelle vie ? Et qui est l’otage de quoi ?

L’énigme loge peut-être ici : que la logique d’exploitation dresse face-à-face tous ceux qui en sont victimes, au nom même du besoin vital de survivre dans ce monde ; que la lutte contre lui devient un luxe qu’on paie au prix même de son existence sociale ; qu’on devient incapable de distinguer ce qui relève de l’ordre des choses de ce qui tient à la loi économique d’un monde donné. Qu’il semble vain de lutter contre la matière même des choses, l’air du temps, même quand il est empoisonné ou irrespirable, surtout quand celui-ci est compté, que les commerces vont fermer ou que le dernier train va partir. Qu’il paraît impossible, aux yeux de ceux-là même contre qui l’organisation sociale s’organise, de s’organiser contre lui, puisqu’il s’agit de l’organisation de la vie même, à chaque minute de chaque heure.

Le film s’achève sur un trouble. À l’écran, Julie verse en silence et seule des larmes qui sont autant de joie que de soulagement, de dépit, de fatigue aussi. On ne sort de l’enfer de l’exploitation que pour entrer dans un autre, un autre cercle qui ne résout rien de l’épuisement et de l’écrasement. Derrière elle, un manège tourne sa ronde semble-t-il infinie, les enfants hurlent leur joie. La terre aussi tourne, et que tourne la ronde de ses cercles infernaux, ses DRH méprisants mis sous pression par leur direction pour mettre sous pression les employés, qui à leur tour mettront sous pression — etc. Il y a dans la dernière image du film, l’etc. désastreux de cette ronde, de ces cercles que rien ne viendra interrompre. Rien ? Le film s’arrête ici, sur ces larmes qui portent cette question. Charge au monde de reprendre sa place, et que l’Histoire commence enfin, qui mettra fin à ce qui la rend impossible, insoutenable et tenace.

Quand on écrira cette Histoire, celle d’avant les insurrections victorieuses et les bouleversements d’envergure, restera l’image de ce manège infiniment tournant comme une malédiction, et quelques larmes, de Julie et de combien d’autres. Qu’elles soient fertiles sur ce champ de ruines.


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