arnaud maïsetti | carnets

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entrailles des villes

mercredi 23 juin 2010



Anywhere On This Road (Lhasa, ’The Living Road’, 2003)

Though your body is bending / Under the load
There is nowhere to stop / Anywhere on this road

On construit une route tout près de l’endroit où je vis. Ce n’est pas vraiment une route, et on ne la construit pas vraiment : entre deux artères de la ville, on aménage un accès. Opération banale, personne dans la ville ne jette un œil sur le cœur ouvert, les fils qui ressortent du sol, les profondeurs à nu.

C’est obscène, la ville qui montre ses entrailles : mais toute cette laideur porte en elle un sortilège si puissant qu’elle m’attire de plus en plus, m’oblige à tenir le journal des travaux : et le corps défoncé de la ville n’en est que plus désirable.

Sans doute, on doit se plaindre du bruit — ou des détours que les travaux imposent. Je les vois bien, moi, ces types et ces vieilles femmes qui se rendent à la poste et qui pestent, et qui marmonnent, et qui passent comme on enjambe le cadavre d’un chien. Chaque jour, moi, je fais précisément un détour pour voir cela, noter l’avancée du chantier : la route qui sort du sol.

On a commencé à creuser le bitume, on a aplani la terre dessous, tracé au cordeau les largeurs. Mais cette route ne mène nulle part — je me dis en passant — non, c’est insensé : cette route ne conduit à rien. Sur vingt mètres, elle ne relie même pas (en contrebas, une autre sert déjà à raccorder deux grandes avenues parallèles).

Je pense à une cicatrice, puis une autre, que je sectionnerai sur son corps, et qu’elle ne sentira pas : que le sang fera ensuite pour lui une déviation sans effort, naturellement. Je pense à cela, en passant, et je me mors les lèvres plus profondément.

Une route, comme une ligne de vie inutile. Et pourtant : est-ce qu’il ne s’agit pas d’une seule route, sur toute la surface de la ville, couvrant l’ensemble du monde lorsque je pose le premier pas dehors ? Quand je sors, que je vais la rejoindre, je suis déjà par elle, conduit, à travers elle, emporté, et toujours déjà : d’elle, forcément, je suis issu.

J’imagine parfois l’interruption des travaux parce qu’on aurait retrouvé un cercueil, rempli de poussière noire, épaisse. Et ça ne m’étonnerait pas qu’on me dise qu’il s’agisse de mon propre corps.