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Christopher Nolan | Inception

Syntaxe du rêve

vendredi 20 août 2010


(Notes sur le film Inception, de Christopher Nolan —
pour une critique, ou un résumé, voir ailleurs, ici, ou .)


Présentation du film par la presse :

Dom Cobb est un voleur expérimenté – le meilleur qui soit dans l’art périlleux de l’extraction : sa spécialité consiste à s’approprier les secrets les plus précieux d’un individu, enfouis au plus profond de son subconscient, pendant qu’il rêve et que son esprit est particulièrement vulnérable. Très recherché pour ses talents dans l’univers trouble de l’espionnage industriel, Cobb est aussi devenu un fugitif traqué dans le monde entier qui a perdu tout ce qui lui est cher. Mais une ultime mission pourrait lui permettre de retrouver sa vie d’avant – à condition qu’il puisse accomplir l’impossible : l’inception. Au lieu de subtiliser un rêve, Cobb et son équipe doivent faire l’inverse : implanter une idée dans l’esprit d’un individu. S’ils y parviennent, il pourrait s’agir du crime parfait…



Complexité — si Inception est si fascinant dans le rapport qu’il entretient avec le récit — son propre récit et ceux qu’il permet autour de lui —, c’est d’abord en jouant en virtuose avec une dialectique, déjà éprouvée par Nolan dans ces autres films, entre une certaine complexité dans le dispositif et une toujours grande lisibilité dans le propos.

Mais alors que dans Memento par exemple, le film tendait à s’absorber dans sa fabrication, spectacularisant stérilement le récit au détriment de son sujet et de ses personnages, Inception parvient malgré tout à concilier son déroulement et son déroulé. Comme dans la première scène [1] de The Dark Knight, où les personnages s’échangent les rôles (un rôle en fait, et malgré eux) dans un jeu de domino aussi complexe que brillant (et visible), le récit d’Inception progresse toujours selon la vieille loi de l’univers : l’expansion du récit augmente toujours sa complexité narrative, mais sans jamais laisser derrière lui d’angles morts.

En somme, on sait toujours où on en est dans l’avancée de l’intrigue : à chaque étape du film, dans le saut produit par les rêves imbriqués (le personnage rêve qu’il rêve puis qu’il rêve), on sait toujours à quel endroit on se trouve dans le récit, et même à quels endroits, puisque les personnages (et le récit) se doublent à chaque fois en conscience rêveuse et en corps rêvant, le drame jouant sur ces tableaux simultanément dans la diégèse, et successivement dans le film, affectant corps et esprit (et corps de l’esprit) avec implication sur les différents tableaux (pour le dire vite : ce qui se produit sur le corps qui rêve touche directement le corps qui évolue dans le rêve.)

Visibilité — disant cela, je serai toujours plus obscur que le film : car sa grande force, c’est de se débarrasser rapidement de sa théorie (ce que par exemple Memento ne faisait pas, puisque l’amnésie et l’ordre du film inversé étaient aussi l’enjeu du récit). Finalement ici, il importe peu de savoir comment ça fonctionne — comment les personnages, dans ce futur de science-fiction sans gadgets, parviennent à pénétrer le rêve d’autrui : seul compte ce qui fonctionne.

Les explications sommaires et contradictoires données par les personnages, assez incohérentes en fait, ne concernent pas l’enjeu du récit — et le film se regarde dans la foulée de ces explications, jamais assujetties par elle. La question qui reste, ce n’est pas comment les personnages parviennent à agir, mais comment le film élabore sa progression, s’élaborant par lui-même.

Subjonctif — dans un court texte sur Robbe-Grillet [2], Gérard Genette montre comment cinéma et littérature obéissent à une grammaire qui les oppose, et comment c’est en travaillant de l’intérieur cette grammaire que chaque art trouve sa spécificité, son langage, des entrées pour parler du monde.

La littérature jouit de la possibilité du subjonctif : dans un plan de la réalité donnée, cela lui permet d’opérer des décrochages montrant et racontant des plans de réalité autre. Le cinéma, lui, ne connaît pas de subjonctif : tout se passe à l’écran à l’indicatif, dit-il (et Genette de parler plus globalement de modalités énonciatives).

Chaque image dans un film, explique-t-il, possède le même poids de réalité et de certitude — il n’y a pas de décrochage syntaxique : un téléphone sonne, et c’est l’image d’un téléphone qui sonne ; il n’y a pas d’image qui dit qu’un téléphone pourrait sonner, ou devrait sonner, ou aurait dû sonner.

De là la vieille tentation du cinéma de jouer sur les croyances de l’image — ce qu’on a vu n’est pas ce qui s’est passé dans le récit. C’est même devenu une technique éculée, un peu grossière, d’un cinéma qui manipule moins le récit que le spectateur.

Mais Nolan essaie (y parvient-il ?) d’élaborer un récit entièrement traversé par cette grammaire. Il ne va certes pas aussi loin que Lynch, qui avait déjà travaillé le cinéma comme syntaxe onirique (Mulholland Drive) — lui se contente de faire du rêve une donnée cinématographique qui fait fonctionner le récit.

David Lynch | Mulholland Drive

Intrigues — comme le film n’est pas un discours théorique sur la possibilité du cinéma de s’articuler avec le rêve, il développe évidemment une intrigue assez simple qui supporte largement les enjeux du film. Et puisque c’est une production industrielle émanant d’un studio exigeant une rentabilité maximale et immédiate de ses films, il n’est pas étonnant que cette intrigue fonctionne selon un canevas semblable à tous les scénarios du moment : une famille séparée, la relation amoureuse comme unique moteur, le retour au pays comme volonté essentielle.

À la faiblesse de la motivation, répond la puissance du mouvement : rien de très exceptionnel ici — l’audace du film tient cependant à ce que le compromis ne vienne pas entraver la dynamique du récit. Alors, on se désintéresse rapidement des personnages qui ne sont là que pour donner le change (et accessoirement pour assurer les entrées : lnception est aussi un produit qui obéit à une logique de succès — il lui faut au maximum jouer sur des procédures de reconnaissance, que les spectateurs dans leur majorité adhèrent et en aient pour leur argent — comme les studios). Mais Nolan n’abandonne pas son film pour autant. Au contraire.

L’intrigue de surface est ainsi vite identifiée, puis facilement expédiée, d’autant plus qu’elle joue (est-ce délibéré ?) en résonance avec d’autres films récents — Inception prolonge en un sens les rôles que Di Caprio tenaient dans deux films de Scorsese : Shutter Island (le traumatisme du deuil impossible) et The Departed (l’infiltration comme perception de la réalité). Inutile de s’appesantir là-dessus : Nolan laisse le soin aux autres films de psychologiser son récit.

Cela lui permet d’installer d’autres intrigues en parallèle, et souterrainement miner l’intrigue principal : chaque personnage charrie une histoire lacunaire qui épaissit le temps ; des pans entiers du récit sont laissés en chantier, à l’image explicite du rêve bâti puis abandonné par les personnages de Di Caprio et de Cotillard : une ville faite entièrement de gratte-ciels vides, bordée par des falaises de sable qui s’effondrent.

Mais le plus spectaculaire inachèvement est celui qui ouvre le film : délaissé dans un rêve, l’un des personnages passe une vie entière dans ce monde vide, nommé plusieurs fois les limbes. Si le film commence sur cette image, sur laquelle il reviendra à la fin, c’est que tout la durée du récit peut se lire comme une parenthèse qui l’explique, ou la justifie — dilatant une fois encore cette vie abandonnée, que le récit comme le personnage aura charge de ramener en surface à la réalité.

réalisme subjectif — un peu grotesque le recours systématique de scènes de guerre pour représenter la violence : armes à feu, explosions, etc. Il y aurait un comique au second degré, si Nolan ne refusait pas toutes possibilités du second degré et du comique ; il s’est suffisamment exprimé sur cette question. Impossible cependant de ne pas voir la séquence finale — dans la neige avec poursuite en ski — comme une large citation, vaine et ridicule, d’un James Bond moderne : mais passons.

La dimension spectaculaire est ailleurs. On a souvent prétendu que la force du cinéma est de représenter la réalité en puissance, de la supléer via effets spéciaux, images de synthèse, et ces derniers temps, 3D : en somme, remplacer le réel par l’image, donner à l’invraisemblable un effet de réel incontestable. Rendre réel par l’extraordinaire — d’où la surenchère.

Dans Inception, il y aurait comme une mise-en-abime du procédé cinématographique des blockbusters : le rêve créé par les faussaires nécessite en effet à la racine un architecte qui le compose, véritable metteur-en-scène de mondes oniriques. Mais libéré de toute contrainte, l’architecte peut tout faire : plier la réalité à volonté — et littéralement, on assiste à une séquence où l’un des personnages s’exercent à replier Paris en deux.

L’abstraction du plan vaut au-delà de sa simple beauté : Di Caprio-Cobb rappelle alors immédiatement l’architecte débutant à une règle — ne jamais tordre par trop le rêve, ne pas lui donner l’allure de rêve sans quoi le rêveur se doutera qu’il rêve, et fatalement, se réveillera (je simplifie).

Une sorte de leçon transversale d’un risque adressé par le cinéaste à lui-même (et aux autres réalisateurs ?) : la faculté du cinéma à inventer une image toujours radicale menace la représentation elle-même dans sa croyance et de fait dans son efficacité. À force d’exploiter la dimension spectaculaire du cinéma, on finira par ne faire porter l’accent que sur la performance technique, soulignant le geste cinématographique, annulant la représentation.

Les plus belles séquences du film portent ainsi sur celles où les rêves s’achèvent (la mélodie de Piaf l’annonce — comme un avertissement un peu nostalgique déjà, un peu passé, d’un rêve de cinéma qui irait jusqu’à l’extrême limite de l’image) : le rêve s’affaisse sur lui-même, inondation, explosion, écroulement — l’image mine l’image, mais cette débauche d’effets possède un rôle dans l’intrigue, indiquant que l’image va cesser, a déjà cessé d’exister pour elle-même, risque d’emporter sa propre réalité avec elle.

temps et espaces — grande trouvaille du film : dans le rêve à la puissance (le rêve du rêve, mécanisme que multiplie l’intrigue), le temps n’obéit pas à la même loi : il se produit moins vite. Une heure là vaut quelques minutes ici, et quelques jours ou semaines là-bas ; et quand le rêve se démultiplie, plusieurs dizaines années.

La dernière séquence se déroule pratiquement en temps réel : mais si une heure de film vaut une heure en situation dans le film au sein d’un niveau du rêve, dans son autre niveau il ne se passe que quelques minutes (la scène en apesanteur dans l’hôtel, puis dans l’ascenseur) ou quelques secondes (la voiture tombant au ralenti dans le fleuve pendant près d’une heure), voire quelques années dans un troisième niveau du rêve.

Difficile d’expliquer, encore plus de raconter — c’est que le film, encore une fois, dispose linéairement de ces données, ne cesse pas d’en disposer jusqu’à repousser la possibilité même de la ligne droite du récit multiplié ; car finalement, une autre durée s’impose qui n’est pas dans le film mais qui le conditionne, c’est celle du spectateur, qui recompose ces durées, les intègre, les perçoit l’une après l’autre quand elles se déroulent simultanément.

fins — il semblerait que la fin soit sujet à d’interminables discussions sur les réseaux sociaux, dans les forums, ou dans la presse [3]. Elle a sans doute trouvé ce qu’elle cherchait. Elle est bien évidemment perverse : type de fin qui ne ne clôt pas, mais qui à mon sens interdit qu’on l’ouvre.

Dans le même texte sur Robbe-Grillet, Genette disait suffisamment que le film ne durait que son propre temps, qu’il était d’autant plus inutile de se demander ce qui se passe après la fin que d’imaginer ce qui arrive ailleurs dans le film.

En s’interrompant, Inception abolit en quelque sorte tout ce qui l’a produit : il n’est pas utile en son terme de savoir dans quel niveau de réalité on se situe, dans le réel ou dans le rêve — et peu importe dans le rêve de qui on se trouve —, tout n’étant qu’histoire de croyance : on retomberait dans un relativisme un peu pauvre (tant qu’on n’est pas réveillé, impossible de prétendre ne pas être dans un rêve) si le film ne disait pas là l’inanité de tout ce qui la conduit. Inutile en effet de se de réclamer d’un niveau de réalité, tant qu’on l’accepte, tant qu’il est supportable ; on s’y enveloppe en ignorant sa nature.

Peut-être est-ce aussi une telle position que tient Nolan sur le cinéma — moins un cinéma d’illusion que de croyance donc, où ce qui importe le plus est de traverser toute les possibilités de l’espace et du temps de la représentation pour finalement s’en défaire.

[1_prologue détaché du récit, et qui me paraît comme une sorte de résumé théorique de toute la filmographie de Christopher Nolan : à voir ici

[2_Figures 1, ’Vertige fixé’, Seuil, coll. Points, 1966, p. 70-90.

[3_je ne la dévoilerai pas bien sûr ; mais on en parle ici.