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Rareté de la corrida | gestes du duende

jeudi 29 juillet 2010


Me souviens que, dans le cadre du cours Littérature et excès (Sade, Proust, Bataille, Deleuze, Duras, Miles Davis…), à Jussieu, lorsqu’il devait parler de tauromachie — ça n’arrivait pas tant de fois que cela — Francis Marmande commençait toujours par prendre des précautions : la tauromachie n’existe plus, disait-il (ou à peu près), c’est une pratique culturelle qui a eu cours dans certaines régions d’Espagne et de France, une histoire qui s’est terminée (qui se termine peut-être encore.)

Il voulait sans doute devancer les avis polémiques — qui ne manquaient de toute manière pas — les jugements moraux qui empêchent qu’on en parle. Il voulait neutraliser tout cela, dépassionner le débat, ne pas en faire un débat justement : en parler seulement, en évaluer le sens et sa beauté, chercher à nommer à travers le geste la possibilité de la beauté en dehors (ou malgré, ou à travers) un monde qui a changé de paradigme : il ne procédait pas différemment quand il s’agissait de parler de Sade, Proust, Bataille, Deleuze, Duras, Miles Davis, ou de tout ce qui pouvait excéder le strict cadre imposé par l’art et défigurer sa réception, l’accomplir en somme.

La tauromachie n’existe pas et c’est pourquoi on peut en parler — je ne sais pas s’il voulait dire cela, mais c’est ainsi que je l’ai compris.

La tauromachie n’existe plus parce que, lorsqu’on regarde une corrida, et alors que ce sont les mêmes gestes qui se font depuis des siècles, le jugement qu’on porte sur ces gestes s’est aujourd’hui déplacé, finit par ne plus du tout concerner le sens de ces gestes (on parle de la mort d’animaux, d’exécutions même, de la chance qu’il faudrait accorder à l’animal, et de cruauté — toute chose à laquelle la tauromachie est évidemment étrangère mais à partir de laquelle on la juge).

Peu à peu, la tauromachie n’existe plus parce que ceux qui l’aiment et la défendent finissent par la considérer avec les yeux de ceux qui la combattent : proposent de la réformer. C’est donc qu’il est déjà trop tard.

Il disait surtout : la tauromachie est (était) rare. Il y a peu de corridas qui sont intéressantes finalement — c’est-à-dire dignes d’intérêt (esthétique, non sportif). Et même, durant une seule corrida, il y a peu de moments où des choses se passent, traversent l’espace d’un instant l’équilibre des forces en présence. De là les murmures au-dessus de l’arène, les discussions incessantes qui se tiennent et qui concernent tout sauf ce qui se déroule sur le sable : et puis soudain, le son rauque de toute la foule qui salue telle passe ; tous étaient restés attentifs, en dépit des apparences, à ce qui se déroulait en bas.

L’été dernier, je suis allé voir pour la première fois une corrida ; c’était à Dax, et, même si je n’y connais rien (il disait aussi, et comme j’ai pu le vérifier ensuite, que comme nul autre événement culturel, artistique ou sportif, la qualité d’une corrida dépendait aussi de la qualité du public), j’ai pu juger d’une certaine médiocrité de la part des toreros (impatient, maladroit, peu gracieux, nerveux) et des toros (lourds, empruntés, résignés). L’article dans le journal local titrait le lendemain : "quand les toros se prennent pour des bœufs". C’était un peu, mais dit méchamment, l’impression que j’avais eue.

La tauromachie est rare, je crois, parce qu’elle n’est pas seulement dans sa pratique seulement, dans la répétition de ses gestes, mais dans l’accomplissement d’une histoire qui la transcende. Elle ne serait pas différente, de ce point de vue, d’un livre ou de l’art en général : même processus d’accomplissement impossible qui rend impossible en retour une appréhension définitive. (Ce n’est pas parce qu’un livre est réussi qu’il achève à lui seul l’art qu’il développe — comme dans un rêve, rien ne s’achève en lui, au contraire)

Je me souviens que, lors d’un séminaire — l’intitulé était : "esthétique du geste" — Francis Marmande avait été invité à parler de ce geste-là, tauromachique (et du geste qui consistait à en parler). Il avait demandé à un torero de salon de venir : celui-ci avait exécuté devant nous des mouvements dans le vide, Demi-Véronique, Derechazo, Farol, pour la seule perfection du geste — existe-t-il des activités pour lesquelles le mime du geste final est porté si haut, devient la finalité du geste lui-même, est le geste véritable en acte ?

L’actrice Anne Alvaro était là aussi, qui avait lu certains textes de Garcia Lorca (et peut-être de Ignacio Garate-Martinez) sur le duende : mot impossible à traduire, parce qu’impossible à approcher —

J’appelle duende, dans l’art, ce fluide insaisissable qui lui donne sa saveur, qui est sa racine, un peu comme un tire-bouchon qui s’enfonce dans la sensibilité des gens.
Le duende que quelques-uns d’entre nous portent en eux, est cet être mystérieux, mi-diabolique, mi-angélique - les deux à la fois - qui a coutume d’inspirer ceux qui croient en lui.

Federico Garcia Lorca

esprit de corps dans la lutte à mort que le corps lui-même se propose d’explorer ; approche du gouffre dans l’incertitude de son éternité ; instant de fulguration, et espace de cette fulgurance ; geste qui a autant à voir avec l’inspiration qu’avec l’expiration, avec le face-à-face qu’avec la volte, avec le chant, la danse du flamenco, la terreur de la corrida et sa joie. Anne Alvero avait lu cela, en prononçant chaque mot à l’extrême limite du possible dans l’étranglement et l’enthousiasme, la terreur, dans la terreur oui, et dans l’exaltation qui dépossède.

La tauromachie est rare donc, fatalement, elle est aujourd’hui devenue illégale, soit. Au nom de valeurs qui lui sont totalement étrangères, la tauromachie se retranchera donc dans quelques régions : le pire qui pourrait lui arriver serait bien de finir en activités culturelles à protéger, comme une espèce animale, ou une plante, comme un rite d’une religion ancienne dont on ignorerait et les dieux et la destination des rites, mais qu’on rejouerait parce que c’est ainsi qu’avant on faisait — comme un document historique.

Alors, la rareté du geste, on la retrouvera ailleurs (une page de Bataille, ou de Leiris, ou une anacrouse de Miles Davis, ou autre part) — on l’inventera différemment.

Francis Marmande avait raconté cette histoire (cette légende ?) : à Séville, il y a longtemps, la corrida avait été tellement exceptionnelle qu’en sortant les enfants mimaient pour ceux qui ne les avaient pas vues les passes d’une perfection absolue qu’avait exécuté le torero. Dans l’heure, toute la ville se transmettait la beauté de passes jamais vues, on les rejouait au centimètre près et on confiait au premier venu la tâche de les porter plus loin. Alors que l’arène n’était pas encore vide, tout Séville avait vu rejouer pour lui les magnifiques passes du soir — et finalement, ceux qui n’avaient pas assisté à la corrida refaisaient pour ceux qui l’avaient vue les gestes qui prolongeaient sa rareté.

Cette image, j’y pense parfois — cet après-midi, elle m’est revenue avec justesse pour dire ce qui se termine, ce qui commence après cette fin.