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Où m’emmènent leurs noms_
Laurent Margantin

vendredi 5 novembre 2010

Où m’emmènent leurs noms, se demandait-il. Où m’emmènent ne serait-ce que leurs noms de rue, partout où je vais, partout où j’habite, partout où j’ai habité, parfois une seule année ou quelques mois. Il m’arrive même d’oublier les lieux habités pour ne me souvenir que des noms de rue, dont certains peuvent me hanter des années après. La rue Montcalm. La rue Hortense Foubert. L’allée des bois. (Et je reconstitue ou crois reconstituer alors l’ordre des années.) La rue de l’université. La rue des Anglais. La rue du chemin vert. Le quai Lapicque. La rue du château. La rue de la source. Des noms de rue, encore des noms de rue dans une ville imaginaire, bâtie par moi et seulement par moi, disait-il pour aussitôt se reprendre : non, bâtie par eux, qui m’emmènent je ne sais où avec leurs noms, car je n’ai pas choisi tel ou tel nom pour telle ou telle rue, je n’ai pas composé ce grand réseau des noms de rue sur la carte sans doute affichée dans une salle de la mairie où travaillent un ou plusieurs employés à la recherche des noms de rue (et de place, de square, etc.). Je ne les connais pas ces grands nommeurs, mais je les sens derrière moi, en moi, agissant sur moi année après année, habitation après habitation. La rue des Anglais à Conflans Sainte Honorine, quel sens ça avait ? Alors j’ai déplacé la rue des Anglais à Saint Malo, une rue choisie au hasard s’appelait désormais la rue des Anglais, qui convenait mieux là-bas. Et j’ai rebaptisé la rue des Anglais de Conflans Sainte Honorine rue des bateliers, qui me convenait mieux. Je ne vais pas me laisser dicter leurs noms, je refuse qu’ils m’emmènent où ils veulent avec leurs noms de rue, c’est fini le passé en moi qu’ils fabriquent avec leurs noms de lieu à eux, leurs inventions qui n’ont été, ne sont et ne seront jamais les miennes ! La rue des Anglais déplacée, très bien. Si en souvenir je vais à Conflans Sainte Honorine, je vais à la rue des bateliers (dont on entendait sonner les péniches les soirs de jour de l’An), pas à la rue des Anglais que je ne veux plus voir, dont je ne veux plus entendre parler. Car lorsque j’y marchais j’étais immanquablement piégé par une sensation d’Angleterre, des mots anglais me venaient à l’esprit et je me sentais alors habiter un pays que je n’avais pas choisi, où je n’avais mis les pieds qu’une seule fois, de manière tout à fait épisodique et insignifiante, sans que rien de ce pays ne m’intéresse ni ne m’attire, au point de ne plus jamais avoir envie d’y remettre les pieds, même pas dans une rue des Anglais loin de l’Angleterre ! Il y a heureusement des lieux habités en moi sans aucun nom de rue, continuait-il, des lieux vacants, des lieux vides de tout nom, qu’en faire ? Mais de ceux-là je m’occuperai plus tard. La rue Montcalm, enfant, déteignait sur moi sans que je m’en rende compte, elle s’inscrivait en moi comme le premier lieu habité dont je n’avais gardé aucun souvenir, aucune empreinte sinon le nom rue Montcalm, une rue de Paris dans le dix-huitième arrondissement où « nous » (j’étais compris dans ce « nous » alors que je n’ai aucun souvenir du « je » que j’étais dans ce « nous ») étions restés un ou deux ans, pas plus (je ne sais même pas combien de temps exactement), empreinte, continuait-il, à travers laquelle le nom me dictait sa loi, sa signification imaginaire : mon calme, oui, la rue où tout avait été paisible et reposant quand ce qui suivit – les immenses immeubles auxquels n’est associé aucun nom de rue – n’avait été que bruits, agitation et tambours nocturnes, que rues et avenues dangereuses à traverser, que cris d’enfants à entendre, que leçons à répéter, que mots à ingérer les uns après les autres comme de mauvaises pilules, oui, la rue Montcalm était le paradis perdu de la toute première enfance, de l’allaitement silencieux, la fenêtre dont je n’avais aucun souvenir donnant très certainement sur une rue déserte à certaines heures où « on » aimait se pencher (vague souvenir de photographies montrant cela), la rue Montcalm où il dut y avoir du bonheur dont je n’ai aucun souvenir, du bonheur pur – c’était cela que disait le nom, malgré moi en moi, et désormais sans moi. Je ne suis jamais retourné à la rue Montcalm voir si ce bonheur pur y avait été réellement possible, ajoutait-il songeur, non, je ne me suis pas laissé berner par ce nom en guimauve qu’on mâchouillait devant moi avec nostalgie, comme si rien de ce qui avait suivi n’avait été à la hauteur. Non, j’ai préféré effacer les noms un à un, et quand, bien plus tard, adulte déjà, je suis retourné vivre à Paris pour habiter la rue du chemin vert, je me suis efforcé de ne pas l’associer à la rue Montcalm, car là aussi le bonheur pur n’y était plus, n’y avait jamais été, même si venait bien sûr à l’esprit le quartier des maraîchers disparu depuis si longtemps, un chemin vert y conduisant ou ramenant à Paris qui n’avait pas encore poussé jusque là ; non, j’ai habité la rue du chemin vert en essayant de ne pas me laisser emporter par la beauté de l’image, par la grâce d’une histoire fictive, car tous les noms de rue semblent avoir une fonction pacificatrice, une utilité au fond touristique, vous et moi habitant « nos » villes, n’est-ce pas, en touristes, passant là une ou deux années, ailleurs cinq, puis peut-être dix, voire toute une vie prisonniers d’un nom que vous et moi n’avons pas choisi, les noms des personnages étant peut-être les pires, en Allemagne la rue Konrad-Adenauer est celle que j’ai détestée le plus (car au fond, souvent rétrospectivement, j’ai détesté devoir habiter un nom, j’ai détesté devoir me loger dans l’imaginaire des grands nommeurs dont je n’ai jamais vu et ne verrai jamais le visage), car j’avais et ai en horreur Konrad Adenauer, figure du patriarche allemand ayant subrepticement réintégré des centaines d’anciens nazis dans l’administration de la RFA tout en se faisant passer pour un grand démocrate, oui, cela me faisait mal au ventre de devoir habiter cette rue accueillant l’administration fiscale et le gouvernement régional, d’habiter au bout de cette rue, pas loin des champs et des jardins portant ce nom ignoble de Konrad Adenauer, « conservateur » planqué sous le troisième Reich mais qui sut recycler après-guerre les ex-nazis, un vrai conservateur donc, ce qui montre bien que les meilleurs éléments d’une dictature peuvent être tout à fait recyclables dans une démocratie, mais passons, j’ai eu dès le premier jour horreur de ce nom de rue, cela me gâcha les trois années que je dus y habiter, avec chaque jour le visage de Konrad Adenauer le conservateur dans la tête, j’espère ne plus jamais avoir à habiter un jour une rue Konrad Adenauer, je ferai tout pour l’éviter, comme je ferai tout pour éviter d’habiter une rue François Mitterrand ministre de la justice sous la quatrième République responsable de l’exécution de dizaines de militants indépendantistes algériens, je ferai tout pour éviter d’habiter une rue portant le nom d’une telle crapule, il me semble même que je serais tout à fait capable de débaptiser une telle rue à ma manière, c’est-à-dire à coups de pioche (et disant cela il mimait le geste de), oui, débaptiser à coups de pioche tous les panneaux de rue, tous les noms des grands nommeurs avilissant « nos » villes, polluant « nos » rues de leurs sales noms, leurs villes, leurs rues en fait (mais où leurs visages ?), villes imaginaires que je n’ai jamais voulu habiter, d’où le fait que j’habite désormais à la campagne dans un trou perdu choisi exprès parce qu’il ne porte aucun nom, si bien que j’ai dû renoncer à toute adresse postale ! Tous les noms me pèsent énormément, dit-il alors, tous sans exception, même le mien que je n’ai évidemment pas choisi, ce prénom annonçant de manière tout à fait abusive quelque laurier, et ce nom de famille correspondant, m’a-t-on dit sans que cela m’intéresse, à une colline en Normandie, qu’ai-je à voir, moi, avec le laurier et la Normandie où je ne mets jamais les pieds, qu’ai-je à voir avec ces prétendues origines purement imaginaires alors que je devrais porter un tout autre nom, un nom que je n’ai pas encore trouvé, que je ne trouverai jamais d’ailleurs car je me fiche bien de porter un nom quelconque, d’habiter un nom, malaise lorsque je dois inscrire le mien sur quelque fiche pour grands nommeurs, malaise de devoir apposer quelque part une empreinte nominale. Je ne signe rien.

Laurent Margantin



Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.

Pour les Vases communicants #17, j’accueille Laurent Margatin — de œuvres ouvertes, ’revue de littérature’ : écriture exemplaire prenant le parti du numérique pour explorer les littératures germaniques (Kleist, Thomas Bernhard, le romantisme allemand), les écritures contemporaines, ou les auteurs de l’Océan Indien — Laurent vit actuellement à La Réunion.

Étrange, quand je reviens sur cette expérience des vases communicants commencée il y a un an, de constater le nombre d’échanges passés avec des auteurs vivants hors mes frontières. Le Québec (et même plusieurs fois), Israël, l’Afghanistan, la Réunion : frontières qui ont la fois peu de sens concernant de tels échanges qui n’en connaissent pas, et qui forcent cependant à se poser la question du lieu d’où l’on parle, et surtout qu’on investit : la littérature, assaut contre les frontières. (Kafka)

J’avais été marqué par le livre de Laurent, Insulaires (à lire aussi, L’Enfant neutre, tous deux sur publie.net) : fictions d’un monde coupé, aux lois propres mais dont l’étrangeté même me dévisageait, moi, vivant ici, sur le vieux continent.

Le texte qu’il m’adresse ici est issu d’un travail en cours — on lira sans doute prochainement sur son site, ou aux éditions publie.net, l’ensemble d’où il est issu. Je le mets en ligne ici, dans cette ville qui a été un immense port aux siècles passées, mais dont la mer est à une heure de voiture. Ici, dans une rue qui porte le nom de la capitale d’une île où je ne suis jamais allé.

Merci à Laurent pour l’accueil sur son site


Et suivre d’autres vases communicants ce mois — tout cela (encore !) sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier

 Anne Savelli et Christophe Grossi
 Pierre Ménard et Daniel Bourrion
 Lambert Savigneux et Isabelle Butterlin
 Cécile Portier et Joachim Séné
 Marianne Jaeglé et Olivier Beaunay
 François Bon et Bertrand Redonnet
 Kathie Durand et Nolwenn Euzen
 Landry Jutier et Jérémie Szpirglas
 Anita Navarrete-Berbel et Lauran Bart
 Juliette Mezenc et Christophe Sanchez
 Murièle Laborde Modély et Sam Dixneuf-Mocozet
 Urbain, trop urbain et Scritopolis
 Arnaud Maïsetti et Laurent Margantin
 Piero Cohen Hadria et Brigitte Célérier