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mercredi 17 novembre 2010


Si un chien rencontre un chat — par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser — ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoires commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face — non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de loin, où l’on s’entend marcher, un lieur qui interdit l’indifférence, ou le détour, ou la fuite — ; lorsqu’ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité, qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif.

Les vrais ennemis le sont de nature, et ils se reconnaissent comme les bêtes se reconnaissent à l’odeur. Il n’y a pas de raison à ce que le chat hérisse le poil et crache devant un chien inconnu, ni ce que le chien montre les dents et grogne. Si c’était de la haine, il faudrait qu’il y ait eu quelque chose avant, la trahison de l’un, la perfidie de l’autre, un sale coup quelque part ; mais il n’y a pas de passé commun entre les chiens et les chats, pas de sale coup, pas de souvenir, rien que du désert et du froid. On peut-être irréconciliables sans qu’il y ait eu de brouille ; on peut tuer sans raison ; l’hostilité est déraisonnable.

Le premier acte de l’hostilité, juste avant les coups, c’est la diplomatie, qui est le commerce du temps. Elle joue l’amour en l’absence de l’amour, le désir par répulsion. Mais c’est comme une forêt en flammes traversée par une rivière : l’eau et le feu se lèchent, mais l’eau est condamnée à noyer le feu, et le feu forcé de volatiliser l’eau. L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir des coups et tout le monde aime gagner du temps.

Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison.

Bernard-Marie Koltès (in ’Prologue’ & autres textes )

Le texte est paru pour la première fois dans le programme des premières représentations de Dans la solitude des champs de coton,
en 1985, à Nanterre-Amandiers