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Bob Dylan | Visions of Johanna

jeudi 13 octobre 2016

note du 13 octobre 2016 – « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique »


première parution le 4 janvier 2011

Si c’est par Blonde on Blonde que j’ai commencé à écouter Dylan, c’est vers ce disque que je reviens sans cesse, image de la pochette floue qui dit déjà l’insaisissable désir, le vertige fixé sur quelques chansons, sorte de pivot pour moi qui organise le reste des albums et les déplace. Et toujours quand j’y reviens, c’est à un point différent.



Visions Johanna (Bob Dylan, ’Blonde on Blonde’, 1966)


Dans le contrepoint, il y aussi le disque contemporain, celui de 66, le concert au Royal Albert Hall : et ces versions immenses d’immenses chansons.



Visions Johanna (Bob Dylan, ’[Live] The "Royal Albert Hall" Concert, 1966)


Visions Of Johanna, c’est, pour moi, le sommet de l’album, de ce concert — parce qu’il donne une vue dense sur ces explorations, parce qu’il formule dans l’énigme et l’évidence ce pour quoi on écoute une fois puis cent fois ces chansons, inépuisables. Mais c’est comme si à chaque fois, j’y trouvais mon compte, cherchant ce que je ne sais, trouvant malgré tout, ou pour mieux dire : surtout, ce qui se dérobera la prochaine fois.

Cette chanson, il ne faudrait pas la réduire à son propos, tout à fait là, ces suites d’images sans nul besoin qu’on les raconte : elles se racontent directement elles-mêmes, avec simplicité et violence. Non, mais le récit qui les produit, le dispositif de vision qui les rend présentes, d’où il vient, comment il procède, et surtout, qu’est-ce que Dylan trouve, là, dans cette matrice qui contient le fait même d’assister à la production de ces images ? Ou comment l’écoute est incluse elle-même dans le processus d’écriture.



Visions Johanna (Bob Dylan, Alternate take (with the Hawks) - 30 nov. 1965)


Il y a quelques semaines, invité à parler dans le cours d’une amie qui portait sur les Ballades (de Gœthe à Leonard Cohen), elle me demande de parler de Dylan et de la manière dont il réinvente la Ballade (et j’en profite pour remercier de nouveau Mathilde…). Je choisis trois chansons, trois formes de ballades — Ballad of Hollis Brown, Like a Rolling Stone, et Visions of Johanna : trois époques, trois strates aussi dans Dylan, trois manières de produire des récits de vie — ou comment, en cinq ans, à l’écriture politique de la ballade se substitue un rapport directement plongé au récit sans point de fuite hors sa profération même.

Visions of Johanna résiste. Elle résiste d’autant plus dans l’évidence des images qu’on n’a pas (trop) de difficulté à isoler pour les identifier, mais on demeure sans référent pour dire le surplomb du récit, et les horizons de sens. Pourtant, s’il n’y a pas de clés, on n’est pas non plus devant un code clos, interdit, un de ces monuments admirables qu’on est prié de regarder de l’extérieur — non. Il y a comme une sorte de désir latent dans ce texte d’en conduire une lecture, une écoute qui procéderait de la même manière que son écriture : comme si on était appelé à y entrer, et à faire parler ces visions : je veux dire : à voir, cela, comme en soi-même.


Visions Johanna (Bob Dylan, Live 1966, in ’Biograph’, 1985)


Visions de Johanna


Ain’t it just like the night to play tricks when you’re tryin’ to be so quiet ?
We sit here stranded, though we’re all doin’ our best to deny it
And Louise holds a handful of rain, temptin’ you to defy it
Lights flicker from the opposite loft
In this room the heat pipes just cough
The country music station plays soft
But there’s nothing, really nothing to turn off
Just Louise and her lover so entwined
And these visions of Johanna that conquer my mind

Ça n’appartiendrait qu’à la nuit, de jouer des tours alors que tu essaies seulement d’être au calme ?
On reste là, échoués, et pourtant, on fait de notre mieux pour dire : au contraire.
Et Louise tient dans son poing une poignée de pluie, c’est qu’elle essaie de te défier
Des lumières vont et viennent de l’appartement d’en face
Dans cette chambre, le chauffage ne fait que de tousser
De la country passe à la radio, doucement
Mais il n’y a rien, vraiment rien qu’on puisse éteindre
N’y a que Louise et son amant emmêlés
Et ces visions de Johanna qui gagnent mon esprit

Visions de Johanna : ainsi ce qui se donne à voir, c’est ce que voit Johanna ? Ou est-ce des visions de Johanna, différentes versions d’elle, absente, mais incarnée sous des figures qui la représentent et la dissimulent, la donnent en voir en tant qu’absente même, dans son absence même ?

De nuit : visions que ne sont que des inventions de la nuit qui trompent, qui faussent le cours du temps, le truquent pour se jouer de nous : la nuit, les ombres qui s’étalent, la fatigue qui diffracte les formes — qui permet de les voir aussi. Toutes ces choses qui se renversent, malgré nous, en dépit de ce qu’on pourrait tenir.

Et la nuit comme rivage : ici, tout serait échoué ; car la tempête, le naufrage, ils ont déjà eu lieu : c’est après que se situent les visions, dans l’absence de Johanna donc, dont les visions ne sont pas un secours, juste une torture de plus.

Impossible de ne pas aussi approcher la logique onirique du récit sous son aspect le plus littéral : la drogue, l’ouverture opéradique des représentations mentales tenues pour vraies dans leur libération, hors des censures, hors de tout ce qui tient le réel pour acceptable. La poignée de pluie que tient Louise dans sa main, le défie qu’elle lance, c’est celui de la drogue, malgré tout — malgré Dylan qui dira : « Ce n’est pas une chanson de drogués (drug song), je n’écris pas de chansons de drogués, c’est vraiment vulgaire de penser que je ferais ça ». Nocturne vulgaire [1] — si ce n’est pas seulement cela, difficile de se détacher des moments où cette chanson a été écrite et chantée.

Jeux de lumière qui absorbent tout, créent en un vers ces clignotements qui rendent visibles puis invisibles les objets du réel : qui offrent puis dérobent, comme le vers précisément, ce qui se dit, ce qui s’effondre.

Cette musique dans la chambre qui passe doucement, de la musique traditionnelle : plus qu’un décor : c’est dans la musique même que la chanson évolue, et pas seulement telle ou telle, mais la musique dans son allégorie la plus haute, la plus essentielle pour Dylan : écrire dans l’élément de la musique, et c’est à elle que viennent se brancher les visions, permises par elle, en elle.

Dispositif qui dans la première strophe a trouvé sa logique et son mode de fonctionnement et qui pourra à partir de là aller en s’amplifiant : les images qui se succèdent, sans lien, qui sont des suites d’objets reliés par Johanna, ses visions iront jusqu’à posséder entièrement l’esprit de celui qui les rapporte — jusqu’à se substituer à lui ?

Dispositif qui a trouvé sa formulation aussi : son énonciation spectaculaire — partir dans le grave, son de voix monocorde, poser sa voix seulement sur les mots, et au milieu du vers, décrocher la voix pour le chant, et attraper dans les aigus les notes pour amorcer autre chose, tirant sur la voix pour mieux agripper les visions. Le sens résiderait alors dans ces inflexions, ce qui décolle dans la voix quand elle va chercher l’aigu, décroche, s’accroche, et les ralentissements que cela produit : de la pensée accrochant la pensée et tirant. De la voix accrochant et tirant. La guitare, ce n’est plus l’important : mais c’est alors que l’harmonica devient central (le souffle : qui disperse, énonce, articule au souffle du dehors) dans sa déchirure.

Et ainsi à chaque vers, recommencer : repartir de zéro, la voix parlée, et ensuite le chant pour amorcer la vision. Coda ; dans la répétition, ce qui se joue de violence à la voix et au récit, c’est tout ce qui arrache dans le mot ce qui se refuse dans le réel, ne s’obtient qu’au terme du récit, et pour un temps seulement, le temps de la profération — et ensuite ? Ensuite recommencer.



In the empty lot where the ladies play blindman’s bluff with the key chain
And the all-night girls they whisper of escapades out on the "D" train
We can hear the night watchman click his flashlight
Ask himself if it’s him or them that’s really insane
Louise, she’s all right, she’s just near
She’s delicate and seems like the mirror
But she just makes it all too concise and too clear
That Johanna’s not here
The ghost of ’lectricity howls in the bones of her face
Where these visions of Johanna have now taken my place

Sur le terrain vague, vide, où les jeunes filles jouent à colin-maillard avec le porte clé
Et où les filles de nuit murmurent les échappées sur le train express
On entend le veilleur qui te braque sa lampe torche
Alors va te demander, qui de lui ou d’elles sont réellement fous.
Louise, elle, elle va bien, elle est toute proche de toi,
Elle est fine et fragile, ressemble au miroir
Mais elle rend tellement concrète et trop évidente
Que Johanna est absente
Le fantôme de l’électricité hurlent dans les os de son visage
Là où ces visions de Johanna ont désormais pris ma place.

Images désaxées, prises à l’extérieur maintenant : sorties de la chambre, ces visions n’ont pas perdu de leur précision — et cette manière de prendre appui sur une perception globale d’un lieu, un terrain vague, et de terminer le vers par quelque chose de si précis et si minuscule, un porte-clé : effet de vertige jusqu’à la provocation. Mais ces clés, qu’ouvrent-elles ?

Il y a aussi le désir d’aller, de s’enfuir de là, d’en terminer avec ces visions qui sont maintenant au bord du cauchemar, prendre le train pour en finir avec ici. Impossible. Figure inquiétante de ce veilleur, sorte de personnage qui n’apparaît qu’une fois dans le récit, mais sous la lampe duquel tout semble se dérouler, sous surveillance inquiétante, et qui tient toutes ces figures prisonnières sous le halo de sa torche.

Densité puissante de la perception : le narrateur entend le veilleur, mais c’est la lumière qui éblouit : tous les sens sont agressés quand c’est vers les visions de Johanna qu’il faudrait tendre. Monde de folie, de contagion de proche en proche : mais dire qu’ils sont réellement fous, ça pourrait tenir aussi pour celui qui les voit, et les nomme.

La figure de Louise : là, bien trop là — dans la première strophe, avec son amant, sans pudeur, elle montrait déjà le manque de Johanna : ici, c’est sa seule présence qui le souligne. Et cette image du miroir : si elle lui ressemble, c’est que se verrait en elle son propre visage ? Louise comme une projection de Johanna, son envers, nécessairement : et le sien.

Il y a dans cette chanson de tels vers qui disent seul ce qu’on ne saurait formuler de l’horreur, sa solitude des morts en soi quand tout manque, et la musique (électrique, forcément : celle qu’on reproche à Dylan alors, celle qu’on vient siffler dans ces concerts, et qu’on paie sa place chère pour cela, rien que pour cela), cette musique mise plus fort qui ne chasse rien, mais les appelle : le fantôme de l’électricité hurlent dans les os de son visage — aux visages émaciés par la fatigue des figures répond celui de Dylan : Louise comme une figure de plus du chanteur échoué, disparu maintenant que la chanson a pris la place ; maintenant que les visions ont recouvert tout ce qui pouvait rester de son corps, de son squelette : et qu’il ne reste que des mots, que le chant vient poser là, dans la douleur et sa transgression.



Now, little boy lost, he takes himself so seriously
He brags of his misery, he likes to live dangerously
And when bringing her name up
He speaks of a farewell kiss to me
He’s sure got a lotta gall to be so useless and all
Muttering small talk at the wall while I’m in the hall
How can I explain ?
Oh, it’s so hard to get on
And these visions of Johanna, they kept me up past the dawn

Et là, petit enfant égaré, il se prend tellement au sérieux
Il brandit sa misère avec fierté, il aime vivre dangereusement
Et quand c’est son nom à elle qui vient à ses lèvres
Il parle d’un baiser d’adieu qui m’est destiné
Il se gonfle tellement et tellement d’être sans aucune utilité
Voix basse contre le mur quand je suis dans le couloir
Comment je pourrais le dire ?
Oh, c’est si dur à expliquer
Et ces visions de Johanna, elles m’ont tenu éveillé bien après l’aube.

Récit scandé à partir de là par ces now qui marquent comme des points successifs, dont j’ignore s’ils sont temporels ou spatiaux : impression cependant qu’il s’agit moins de dérouler une histoire dans sa succession, que d’adopter des points de vue différent sur une expérience : de changer de regard, et de considérer à chaque fois un angle autre des visions.

Nouvelles figures qui apparaissent : Louise, cette fois, devient elle aussi absente. Ainsi, tout résiderait dans l’absence : et les figures s’échangeraient leur poids relatif de présence : le jeu sur l’énonciation démultipliée, entre soi, Louise, et Johanna, avec autour une myriade d’autres, sans nom, mais avec autant de réalité ? Dispersion de l’univers de référence parce qu’il n’y a personne à qui parler vraiment, avec et auprès de qui se tenir.

Cette fois, c’est la figure d’un petit garçon, arrogant, moqueur — on est si loin du jeune enfant visionnaire aux yeux bleus de A Hard Rain’s A Gonna Fall, qui racontait ce que sa mère ne pouvait voir, un peu comme dans le conte de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. Loin, oui. Mais image de soi aussi, non ? Une image vieillie de soi, du temps où le chanteur brandissait les misères avec fierté aussi : No direction home.

L’enfant vient dire davantage, et plus cruellement, l’absence de Johanna, un baiser adressé mais impossible. Le jeune enfant n’est plus visionnaire, il dit seulement ce qui aurait pu avoir lieu : il n’est plus qu’une vision, en cela inutile, tout aussi utile qu’une autre — la protest song renvoyée à sa prétention folle, et elle a beau continuer à murmurer ses révoltes, là-bas, le narrateur, lui, est dans le couloir, désarmé, sans mot, à dire qu’il ne peut pas dire, et ce qu’il faudrait dire (il faudrait être ailleurs).

Visions qui empêchent de dormir, peut-être, mais dont l’insomnie permet de les écrire : de les suivre à la trace, de refaire le trajet de soi jusqu’à soi, de revoir sa vie défiler sous ses yeux : et d’en finir avec elle.



Inside the museums, Infinity goes up on trial
Voices echo this is what salvation must be like after a while
But Mona Lisa musta had the highway blues
You can tell by the way she smiles
See the primitive wallflower freeze
When the jelly-faced women all sneeze
Hear the one with the mustache say, "Jeeze I can’t find my knees"
Oh, jewels and binoculars hang from the head of the mule
But these visions of Johanna, they make it all seem so cruel

Dans les musées, on assigne l’Éternité au tribunal
Un écho des voix, voilà : c’est ainsi que doit apparaître le salut après un temps
Mais Mona Lisa, sûrement qu’elle doit l’avoir, le blues de l’ailleurs
Tu peux le supposer rien qu’en la voyant sourire
Vois, les tapisseries aux murs se figer
Lorsque les femmes, figures gelées, éternuent toutes ensemble
Écoute, celle qui porte une moustache, elle dit : « Bondieu, je trouve plus mes genoux »
Oh, bijoux et jumelles sont pendus sur la tête de la mule
Mais ces visions de Johanna, elles rendent tout si cruel

Haine des musées chez Dylan : « Les grandes peintures ne devraient pas être dans les musées ; vous avez été, vous, dans un musée ? Les musées, c’est des cimetières. La peinture, on devrait les accrocher dans les restaurants, les stations-services, les chiottes pour hommes. Les grandes toiles, on devrait les trouver là où on passe du temps, alors qu’on ne peut pas les voir, les grandes toiles. Tu paies un demi-million de dollars, et tu l’accroches dans ton salon pour que tes invités l’admirent ; c’est pas de l’art, c’est une honte, un crime. »

Les tableaux des musées, c’est le contraire des visions : toutes en mouvement, toujours nouvelles, pleine du blues des grandes routes — les tableaux envient forcément ces visions — étrange dialogue, ou jeux de regards entre l’œuvre de Leonard de Vinci et les figures dressées par la chanson : dispositif qu’on dirait critique, qui intègre en son sein ce qui permet de le réfléchir.

Mais rapidement, la contamination s’opère : et les tableaux aux murs sont mis en mouvement par la même logique d’horreur et de rêve — les portraits prennent vie, mais pour réaliser quelle vie elles possèdent. Une vie en arrêt, figée dans des poses, des postures toutes fabriquées pour l’admiration.

Toutes différentes les visions de Johanna, construites elles pour le désir (et le manque). La cruauté aussi de ne jamais se trouver possédées dans une âme et un corps



The peddler now speaks to the countess who’s pretending to care for him
Sayin’, "Name me someone that’s not a parasite and I’ll go out and say a prayer for him"
But like Louise always says
"Ya can’t look at much, can ya man ?"
As she, herself, prepares for him
And Madonna, she still has not showed
We see this empty cage now corrode
Where her cape off the stage once had flowed
The fiddler, he now steps to the road
He writes ev’rything’s been returned which was owed
On the back of the fish truck that loads
While my conscience explodes
The harmonicas play the skeleton keys and the rain
And these visions of Johanna are now all that remain

Le colporteur parle ici à la comtesse, qui lui fait croire qu’elle s’intéresse à lui
Et lui dit : « Nomme moi quelque qui ne soit pas un parasite, et je sortirai d’ici, et je prierai pour lui »
Mais comme Louise dit toujours
« Qu’est-ce qu’on peut y faire, dis moi ? »
Alors qu’elle, elle se prépare pour lui
Et Madone, on ne la voit toujours pas
On voit cette cage vide se corroder là
Précisément là où son costume de scène, retirée, s’était autrefois répandue
Le type au violon, lui, ici, il prend la route
Il écrit qu’on a fini par rendre tout ce qu’on devait
À l’arrière du camion de poissons qu’on charge
Tandis que ma conscience explose
Les harmonicas joue les fausses clés et toujours la pluie
Et ces visions de Johanna sont désormais tout ce qui reste

Dernière strophe — même si le dispositif ainsi lancé ne possédera ni clôture ni sens terminal : ce qui a commencé pourra se poursuivre à l’infini.

Dernières figures : celle du vendeur ambulant (du dealer, aussi…) et de la comtesse : la chanson est ce lieu où on peut faire se rencontrer des personnes qui jamais ne se rencontreraient dans la vie. Figures d’exclusion : figures qui excluent. Chercher un parasite : sorte de formule à la Diogène, lui qui allait, en plein jour, une torche à la main, dans le rues grouillantes d’Athènes à la recherche d’un homme. Toutes ces figures levées depuis le début, serait-ce des parasites ? Des parasites de Johanna — absente. Quelle prière formulée pour eux : cette chanson peut-être ?

Retour une dernière fois de Louise (pas d’elle vraiment, elle est aussi a disparu : la chanson rappelle ses propos seulement) : mais pour dire son impuissance — le récit peu à peu se dissout dans ses propres formes.

Images qui se précipitent en cette fin, se succèdent, s’élèvent et s’échouent sur elles-mêmes : la reprise du même procédé que dans A Hard Rain’s, par exemple, où chaque vers construit une sorte de récit laissé ouvert ; mais ici, celui qui écoute reste toujours un peu plus dans l’effet de sidération, jamais dans la totalité permise du fragment. Il y a cette cage, vide ; cette salle de théâtre (?), vide aussi : un costume de scène noyé là : monde qui reflue, sorte de ressac des images qui ne trouvent plus de figures où se poser. Johanna est non seulement absente, mais désormais c’est son absence même qu’on n’arrive plus à fixer.

Il y a enfin un musicien, forcément : ce n’est pas Einstein au violon, juste un anonyme : mais lui aussi s’en va, est déjà parti. « Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! » (A. Rimb.)

Rien qui demeure. Toute cette humanité que la chanson avait cru pouvoir rassembler, de l’amante à l’enfant, du pauvre, de la riche, de l’art et de la vie, de l’acteur et du musicien : tout cela s’échappe. Il y a bien cette inscription que le musicien a laissée (lointain spectre de Mr. Tambourine, mais qui aurait refusé de jouer) : « on a fini par rendre tout ce qu’on devait. » Pour solde de tout compte, une formule vague qui dit l’épuration des notes, deal sans précision : ce qu’on sait seulement, c’est qu’on ne doit plus rien à personne.

Message que Dylan a besoin d’écrire à l’intérieur de sa chanson pour s’en convaincre, ou pour mieux l’assumer peut-être.

Les fausses clés jouées par l’harmonica terminent la chanson : et on ne sait toujours pas quelles portes elles auraient pu ouvrir, ces clés : la musique clôt ce qu’elle avait commencé — la country n’est qu’un air à l’harmonica qu’il faut reprendre. « J’ai seul la clé de cette parade sauvage ».

De la nuit à la pluie, rien qui demeure de tout cela : si, une chose : ces visions de Johanna déposées ici. Alors, il faut recommencer, remonter la chanson, la chanter de nouveau pour faire tomber la nuit, peut-être, et la pluie aussi à la fin, mais pour retrouver les visions de Johanna, puisque c’est tout ce qu’il reste — ce qu’il reste de soi, et du monde : mais tout ce qu’il reste.

pour toutes les images @Barry Feinstein | 1966

[1_Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. — Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés — Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; — Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier. 
 
 — Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées, 
 
— (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
 
— Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues...
 
— Un souffle disperse les limites du foyer.
A. Rimb.
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