arnaud maïsetti | carnets

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mes usines

jeudi 12 mai 2011


Aucun Express (Noir Désir (reprise de A. Bashung), ’Tels Alain Bashung’, 2001)


Les arbres sont responsables de plus de pollution aérienne que les usines.

Ronald Reagan

Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ?

Michel Foucault, Surveiller et punir


J’ai bâti pour moi seul une Règle — je suis lié à elle comme en liberté, chaque heure sonne pour moi la tâche à effectuer, je lui obéis comme à un Dieu auquel on a renoncé de croire, envers qui on vénère le renoncement à la foi même. Je réalise que la vie réglée ainsi est plus ample, nombreuse : en elle l’épaisseur étrange de toute une semaine — le soir, quand il faut allonger son corps, la fatigue mord sans effort sur la nuit ; oui, c’est la sensation même de la fin comme on dit en anglais, au dernier plan des films.

Cependant, il y a des angles morts. Dans l’organisation forcenée de mes jours, je réalise que la lecture n’occupe aucune place : impossible de lui accorder une heure. C’est parce que je sais que, lorsque je n’ai pas au moins deux ou trois heures devant moi, impossible de commencer à lire ; et jamais je n’ai, devant moi, deux ou trois heures, au moins.

Le train est devenu naturellement pour moi mon cabinet de lecture.

Alors, je ne compte plus les trajets en heures, mais en romans (ces derniers mois, redécouverte du roman : lutte sans fin avec cette forme, je ne suis pas réconcilié, mais on n’a pas encore rompu les pourparlers). C’est ainsi : mes arrangements plus ou moins avouables avec le temps.

Ma Règle n’a pas de nom, évidemment. C’est une usine avec ces tours, ces gardes chiourmes, ces pauses salvatrices, ces pointages — je pourrai donner l’impression d’une astreinte, mais c’est le contraire : cette règle est l’organisation joyeuse, effective, utopique, d’une réalité qui me devance toujours.

Évidemment, l’une des règles de ma Règle (l’une de ces premières Lois) est que chaque semaine, chaque jour, chaque heure, la règle se réajuste, et invente d’autres règles. Évidemment, cette règle aussi, le temps la devance ou l’anticipe. Évidemment, cette Règle m’échappe tout à fait dès la deuxième heure. Mais enfin : la joie utopique de mon ici et maintenant, elle, demeure. Le travail, quand il est livré à ses champs libres (magnétiques) doit s’ajuster au désir.

Étrangement : la seule Loi immuable reste les heures consacrées à la lecture, dans le train, dans la hâte, une page après l’autre, une gare après l’autre.