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orgueil du silence

jeudi 25 août 2011


Mary of Silence (Mazzy Star, ’So Tonight That I Might See’, 1993)

Help me walk with you, / To the sky that we see / Shuddering in myself, in-my-self

Il n’y a pas de solitude orgueilleuse parce qu’il n’y a pas d’orgueil solitaire. L’orgueil ne peut vivre que s’il gît sous la présence (ou l’absence, qui est encore une présence tant que quelqu’un est là pour la constater, la nommer) de regards, même imaginaires ; ce sont les visages qui rendent orgueilleux et qui soulèvent le pauvre orgueil sur lequel on s’écroule de solitude.

n-a-m.


Certains jours, me rendre compte de n’avoir pas parlé – ou si intensément, dans mon propre silence, que lorsque je prononce à voix haute quelques mots, par hasard, je les vois prolonger une sorte de rêverie intérieure qui n’a ni commencement ni fin, mots confondus, comme des cheveux après la nuit, avec les cris de toute cette ville dehors. Je me retrouve à les noter, et je me tais. Dans mon carnet, je jette tout cela comme des corps lestés dans une mer morte. Le sel est si dense : les corps à la surface forment ce pont imaginaire que je chevauche certains jours de temps plus clair, quand je peux voir la rive, qu’elle recule, que les corps sous moi sont plus désirables encore.

Ce que j’imaginais : c’était qu’il n’y avait d’orgueil que seul ; que seul pouvait naître en soi le sentiment que cela pourrait suffire : soi. Se dire : oui, je suis à la mesure de cette ville. Oui, je peux traverser : j’ai assez de mots en moi pour le dire et nommer chaque mot, chaque endroit de la ville qui traverse chaque être pour rejoindre quelque chose qui soit comme – bien sûr, le mot se dérobe, mais seulement parce que le mouvement de rejoindre est premier sur tout, sur le but, sur la jonction ; dans cette solitude et cet orgueil : première la soif sur l’apaisement ; la morsure sur la pulpe mordue des choses qui coulent le long du corps pour dire : ce n’était que cela. Et je suffis pour le dire.

On n’écrirait pas si on n’était pas armé de cette folie du jour, celle qui dirait : si je ne nommais pas cette ville, cette ville cesse d’exister (et ces corps, en moi, si je ne les nommais pas, si je ne racontais pas un peu de leur désir, c’est la morsure du temps qui me lâche, et le temps continuerait de passer comme si personne n’était entre lui et la fin pour le dire). On n’écrirait que les mots des autres, si on n’avait pas cette prétention, celle qui fait éprouver si violemment qu’on est seul ici à pouvoir nommer cela : alors, j’accepte l’orgueil, et j’accepte la solitude.

Oui mais – oui mais il y a d’autres moments. Il y a des moments où la solitude est brisée, soudain : et c’est l’orgueil qui s’efface avec elle. La solitude brisée (je parle de la brisure véritable : marcher longtemps à côté de quelqu’un, partager même son silence : non, il n’y en a pas tant avec qui je marcherai le long de ce fleuve, si longtemps), la certitude que l’orgueil ne reviendra plus (oh, elle reviendra, évidemment), puisque je sais que je ne pourrai plus traverser seul, cette route, et que les corps que j’ai lancés pour former ce pont [1] se tournent et se retournent, comme des crocodiles, et mes pas se dérobent sous eux.

Peut-être suis-je un de ces corps. Peut-être un soir, un soir comme ce matin, je découvrirai mon visage parmi eux. Ce soir-là, il faudra tout brûler. Trouver une autre ville, d’autres fleuves. Si je n’avais pas cet orgueil – la certitude de dire : oui, je trouverai cette ville, sinon, je l’inventerai –, je n’écrirai pas cela. Je sais bien que le prix à payer, de solitude et de silence, m’endette jusqu’à la fin. Qu’il n’y a personne d’autres que moi pour réclamer cette dette. Seul, je sais que je pourrais nommer chaque mot s’il le fallait.

Quand soudain je marche à côté de qui veux bien marcher le long du fleuve, avec moi, il n’y a plus à vouloir traverser : il y a : s’échanger le silence qu’on aurait allongé comme deux corps, et l’orgueil effondre avec lui chaque mot et le silence intérieur. Les mots qu’on prononce interrompent l’interruption même de la solitude. Les mots qu’on prononce racontent soudain autre chose, c’est une autre phrase que la mienne, un autre sujet, des corps dans le désir desquels je suis à la fois soudain la morsure et sa blessure, où étancher la soif, boire longtemps.


[1je n’ai plus aucun scrupule (j’aime ce mot, d’où il vient : le caillou dans la chaussure) à piller ma vie pour l’écrire désormais : au contraire