arnaud maïsetti | carnets

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peur du jour

vendredi 16 octobre 2009

La nuit, ça commence par une appréhension moins bornée du temps : dans le jour, il y a les tâches à faire ; les courses vides d’un endroit de la ville à un autre pour démarches administratives qui tiennent lieu d’identité sociale, à assumer, et entre les dents parfois les insultes ; les heures où il faut manger, appeler, tenir la distance, à bout portant le jour et toujours un horizon de choses à faire qui m’étreint, la projection qui m’empêche d’habiter ici et maintenant le lieu où je suis, ce que je fais — la nuit disperse immédiatement cela.

Il n’y a rien d’autres inscrit à l’agenda des heures suivantes : on est libéré du jour, de l’harassement continu des heures qui scandent la vie sociale ; quand ça commence, c’est au-devant de nous quelques heures (elles ne sont pas nombreuses) sans compte à rendre ; des heures épaisses et noires, toujours jamais le même noir, le noir qui s’assombrit à mesure que nos yeux l’apprivoisent : circulation étrange et puissante ; la nuit aux plis aussi nombreux que possible : de retour dans la vieille ville dont les rues débouchent sur d’autres rues, et pas sur des boulevards identiques.

On est devant son écran, devant son livre, on est dans le rue et on peut ensuite rentrer, et ressortir, saluer le fleuve, les types qui font les cent pas à côté de lui pour le veiller, on se tait, la nuit on se tait, rien n’oblige de parler, on connaît les codes, on les partage, on regarde le type qui nous regarde et on sait ce que chacun attend de l’autre : une part de silence partagé pour une part de trottoir qu’on arpente, tous les deux, mais on n’est pas au même point de la nuit : la nuit, personne n’est au même point des heures, c’est cette certitude qu’on partage ; et on se quitte, sans mot, sans regard ; la nuit partagée comme un repas par ceux qui ont toujours faim ; on peut aussi descendre les rues tellement vides qu’on ralentit et qu’on inspecte les pavés, un par un, rue de la lanterne hier, il faisait encore froid, et ce n’était pas l’hiver, juste le souvenir qui prenait sa place, forait dans le crâne, et colères contre les hommes qui l’ignorent.

ça finit de la même manière : la lumière du dehors qui coulisse sur les nuages noires, et dans le bruit que ça fait au dedans de soi, la douleur, on reconnaît le jour passé, et que la nuit ne lui appartenait pas : on le sait bien, mais tout de même ; je vois le filet de lumière gagner de sa ligne droite et implacable les bords du bureau, et gratter peu à peu la nuque, et monter sur le clavier, et l’écran (je suis dos à la fenêtre) ; quand elle a fini par tout recouvrir jusqu’aux images qu’on essaie, plus rapidement, dans l’urgence que le soir fini et que tout risque de disparaître avec lui, et l’essai des images sur la langue se termine au moment où on était sur le point de les écrire, je veux dire, vraiment ; formuler ce que le jour refuse dans la lumière pleine des évidences.

Peur du jour, c’est ce mouvement qui me pousse dans ces heures vides et longues, plages de silence et de bruissement sourd, parce que quand le jour commence, qui nous vieillit d’un jour, on est dans la joie d’avoir traversé des heures que la plupart n’ont pas connu, enfoncés dans le sommeil, ils n’ont pas vu telle minute passée et combien celle-ci, celle-ci précisément et justement, avait un poids différent des autres, tirait à elle autre chose, et la densité de la lumière opaque. Alors dans la joie absolue de cette minute, je sais que j’assiste à l’événement qui me justifie ; la minute passée pour moi seule est ma conquête, moi qui regarde une carte déjà remplie de toutes les terres, des livres pleins de tous les savoirs. Cette minute est ma terre et mon savoir.

Peur du jour, parce que je me retrouve dans la fatigue insondable du corps, et j’en tiens le jour responsable, jamais la nuit. Peur du jour dans sa vitesse, sa rapidité sans mouvement, sa pression sans élan ; tout le contraire de la nuit qui adopte des vitesses différentes selon l’heure (ceux qui vivent l’insomnie savent de quoi je parle), et le rythme particulier de 3h, quand on bascule, ou la précipitation de 5h, ou le ralentissement au dernier moment de 6h avant la douleur du matin.

Peur du jour : quand les lignes qu’on a écrits dans la gloire d’heures secrètes et noires, invisibles à soi-même, oui, quand ces lignes nous apparaissent et tombent, misérables, les unes après les autres, dans la béance du sens que le jour apporte avec lui.
Peur du jour ; et dans le jour, c’est toujours l’attente de la nuit, son imminence au soir rouge que je guette, qui me tient éveillé, et vivant.



écho fraternel à la peur du soir de Mahigan ; et salut de l’autre côté de la mer : au moment où ces lignes sont écrites, il est pour moi le matin, quand là-bas, lui est encore plongé dans la nuit.