arnaud maïsetti | carnets

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sur les parois de mon ombre

jeudi 8 décembre 2011


Une grande jetée de lumière sur toute la route d’Opéra jusqu’au Batignolles recommence à écrire en moi la possibilité de la lumière, de la route et de l’écriture – oui, la route quand elle n’obéit à aucune direction que moi-même marchant, traversant la profondeur des choses, l’intuition vive de la vitesse, l’angle de rue pris soudain dans sa violence peut-être, mais sans aucun reniement, l’évidence surtout imposée comme avant de tomber le saut, celui qui renoue, à quoi, à quelle origine posée devant moi ; la réponse ne vient pas car me voilà au pieds des Champs : réalise que cela fait une heure que je marche ainsi, une heure de combien de semaines et de mois, mais il a fallu cette plongée ce soir où m’abîmer en elle sans penser ni à aller, ni simplement rentrer : quelque chose avance alors dans le corps de plus grand que moi : et je suis arrêté, par l’image, magnifique, que je ne dirai pas, de cette forme sur le mur, et de ce qu’elle produit en moi d’évidence : je sais alors. J’arrive finalement à destination après toutes ces semaines : je ne m’attendais pas à ce que celle-ci m’apparaisse comme ce milieu de rue, nulle part en somme, impasse d’Antin, murs noirs de reflets dans lesquels je me vois soudain, au vertige fixé maintenant, moi si grand sur les parois de mon ombre.

Je me retourne : la route devant, pavée de nouveau, et toutes les images que je suis venu ici rejoindre pour en habiter le mystère, la patience, traquer la beauté où qu’elle se trouve : oui : la beauté où qu’elle se trouve, peut-être quelques parts de moi y seront aussi. Des images me reviennent si puissamment que je ferme les yeux pour mieux les voir, qui ont produit cette nuit en moi. Le visage de ce garçon, en larmes, dans le théâtre tout à l’heure, juste à mes côtés, et comment retenir ses larmes dans le silence de la pièce qui va commencer, comment lui dire : pleure encore, je suis là ; le corps de cet autre, près du métro, cherchant sur la carte une station qu’il ne trouvera jamais ; les yeux clos d’une autre, allongée sur le trottoir, dans sa maison de sacs plastiques rangée comme un château ; les cheveux tombés surtout en désordre de mes doigts qui les arrache pour dire : je suis chacun d’eux et ce qui les console, et ce qu’ils éprouvent ; j’assiste comme la mère et l’enfant à la naissance de cette mouvance ; où je suis, je vais, maintenant.

Sidéré comme j’avance, dans cet état d’hallucination quand la fatigue est si grande qu’elle porte le corps au-delà encore ; alors les mots de la pièce lave ; et les images de la pièce sauve ; be again dit le corps de l’acteur ; les images de la pièce à moi seules adressées comme d’une étoile l’autre la vitesse de la lumière atteinte avant elle : je suis là ; je porte en moi tout ce qui m’a conduit là.

J’ai gardé le silence comme le geôlier son prisonnier dans Le Chant d’Amour de Genet. Je l’ai observé longuement, à son insu. Mais maintenant – qu’on me pardonne, voilà ce silence jeté comme des mots après les avoir longtemps possédés en moi, du désir au tréfonds du corps avant l’expulsion dans le jet de sang et de plaisir, oh, comme il vient de plus profond que moi, combien il faut atteindre en ce silence la part la plus nue, se dépouiller entièrement pour le forcer, comme un coffre, et le parler enfin, ainsi qu’on le fait dans le noir et les mots qui s’échangent comme des corps.

Oui, combien de rage de soi a-t-il fallu pour dire : cela, ces simples mots qui disent en moi, dans chaque partie du corps, il faut se dépêcher maintenant. Il faut se dépêcher, cela peut prendre toute une vie, cela prendra le temps de toute ma vie désormais. Oui, comment cette colère de soi agit en sursaut. J’avance, les pavés irréguliers sur lesquels je peux trébucher me coupent et la blessure m’inonde, ou sur le corps de ceux-là endormis, et leurs rêves se propagent en moi : qui veille ; je marche sur eux ; je pourrais crier : rien ne se lèverait que la colère en moi encore – elle ne fera que localiser les énergies vives, rien de plus. À la joie ensuite, à la joie seule, de tout réinventer.

Ainsi, veille silencieuse, rage interminable, grandes secousses soudaines, beauté surtout des corps croisés et bus à la blessure des lèvres, comme ceux-là près de Saint-Lazare, dans lesquels je pourrais me jeter entièrement ; cette épaisseur de nuit qu’il faut traverser pour rejoindre d’autres nuits encore, des aubes inconnues, de la lumière incroyable à laquelle je pourrai croire comme à ma vie ; des oracles lus sur les murs, les signes que je lis dans ma main, la certitude de ce que je porte : tout cela qui empêche de dormir, surface immense de l’être sur laquelle j’écris maintenant : que je noircis de ma bouche.

Voilà à quoi je pense, sur ce chemin d’Opéra jusqu’aux Batignolles en passant par les Champs : voilà ce qui me tient éveillé, l’irrévélé tant qu’on l’éclaire – grande jetée de lumière, brûlure qui arrache la peau pour l’éprouver à vif dans l’instant de cette mort, neuve, de laquelle naître : aux images de cette nuit traversée, emportée en moi comme un secret, une promesse, je réponds cette joie : il faut se dépêcher.