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Fiodor Dostoïevski | « La vie existe et la mort n’existe pas »

Nicolas Vsévolodovitch se tut pendant trois minutes

vendredi 9 décembre 2011


Fédor Dostöevski, Les Démons,
Deuxième Partie, Chapitre Premier (La Nuit), Livre V.


Dans Onzième, le spectacle du Radeau mis en scène par François Tanguy entendu hier, au Théâtre de Gennevilliers – cet extrait, au milieu de dizaines d’autres : l’échange entre Vsévolodovitch et Kirilov, la question du suicide (la seule qui vaille, évidemment : la question de la vie, de son choix, de l’acceptation du miracle, de son scandale et de sa joie).

Cet extrait que j’avais lu, que j’ai reconnu, mais qui s’est donné à entendre avec une puissance telle qu’il m’a transpercé, me transperce encore. Peut-être parce qu’il était ainsi placé, au milieu de dizaines d’autres, passages de Kafka, Strindberg, Virgile, Dante, Witkievicz, sans doute autant que je n’ai pas reconnu. Peu importe de reconnaître ou non la source. L’essentiel, c’est comment hors de toute référence, ou à travers elle, les mots parlent encore, localisent un endroit du monde contemporain de l’échange qui se crée, bat une pulsation soudaine et vive, fait circuler dans les corps, d’une main à l’autre, le partage d’une telle parole rompue comme du pain, qu’on vient dévorer pour renouveler son corps d’écriture et de vie.


Nicolas Vsévolodovitch se tut pendant trois minutes.

— Sans doute je comprends qu’on se brûle la cervelle, commença-t- il ensuite en fronçant légèrement les sourcils, — parfois moi-même j’ai songé à cela, et il m’est venu une idée nouvelle : si l’on commet un crime, ou pire encore, un acte honteux, déshonorant et… ridicule, un acte destiné à vous couvrir de mépris pensdant mille ans, on peut se dire : « Un coup de pistolet dans la tempe, et plus rien de tout cela n’existera. » Qu’importent alors les jugements des hommes et leur mépris durant mille ans, n’est-il pas vrai ?
— Vous appelez cela une idée nouvelle ? demanda Kiriloff songeur…
— Je… je ne l’appelle pas ainsi… mais une fois, en y pensant, je l’ai sentie toute nouvelle.
— Vous l’avez « sentie » ? reprit l’ingénieur, — c’est bien dire. Il y a beaucoup d’idées qu’on a toujours eues, et qui, à un moment donné, paraissent tout d’un coup nouvelles. C’est vrai. À présent je vois bien des choses comme pour la première fois.

Sans l’écouter, Stavroguine poursuivit le développement de sa pensée :

— Mettons que vous ayez vécu dans la lune, c’est là, je suppose, que vous avez commis toutes ces vilenies ridicules… Ici vous savez, à n’en pas douter, que là on se moquera de vous pendant mille ans, que pendant toute l’éternité toute la lune crachera sur votre mémoire. Mais maintenant vous êtes ici, et c’est de la terre que vous regardez la lune : peu vous importent, n’est-ce pas, les sottises que vous avez faites dans cet astre, et il vous est parfaitement égal d’être pendant un millier d’années en butte au mépris de ses habitants ?
— Je ne sais pas, répondit Kiriloff, — je n’ai pas été dans la lune, ajouta-t-il sans ironie, simplement pour constater un fait.
— À qui est cet enfant que j’ai vu ici tout à l’heure ?
— La belle-mère de la vieille est arrivée ; c’est-à-dire, non, sa belle-fille… cela ne fait rien. Il y a trois jours. Elle est malade, avec un enfant ; la nuit il crie beaucoup, il a mal au ventre. La mère dort, et la vieille apporte l’enfant ici ; je l’amuse avec une balle. Cette balle vient de Hambourg. Je l’y ai achetée, pour la lancer et la rattraper ; cela fortifie le dos. C’est une petite fille.
— Vous aimez les enfants ?
— Je les aime, dit Kiriloff d’un ton assez indifférent, du reste.
— Alors vous aimez aussi la vie ?
— Oui, j’aime aussi la vie, cela vous étonne ?
— Mais vous êtes décidé à vous brûler la cervelle ?
— Eh bien ? Pourquoi mêler deux choses qui sont distinctes l’une de l’autre ? La vie existe et la mort n’existe pas.
— Vous croyez maintenant à la vie éternelle dans l’autre monde ?
— Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s’arrête tout d’un coup pour faire place à l’éternité.
— Vous espérez arriver à un tel moment ?
— Oui.
— Je doute que dans notre temps ce soit possible.

Ces mots furent dits par Nicolas Vsévolodovitch sans aucune intention ironique ; il les prononça lentement et d’un air pensif.

— Dans l’Apocalypse, l’ange jure qu’il n’y aura plus de temps, observa-t-il ensuite.
— Je le sais. C’est très vrai. Quand tout homme aura atteint le bonheur, il n’y aura plus de temps parce qu’il ne sera plus nécessaire. C’est une pensée très juste.
— Où donc le mettra-t-on ?
— On ne le mettra nulle part. Le temps n’est pas un objet, mais une idée. Cette idée s’effacera de l’esprit.
— Ce sont de vieilles rengaines philosophiques, toujours les mêmes depuis le commencement des siècles, grommela Stavroguine avec une pitié méprisante.
— Oui, les mêmes depuis le commencement des siècles, et il n’y en aura jamais d’autres ! reprit l’ingénieur dont les yeux s’illuminèrent comme si l’affirmation de cette idée eût été pour lui une sorte de victoire.
— Vous paraissez fort heureux, Kiriloff ?
— Je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.
— Mais, il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine ?
— Hum, à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre ?
— Oui.
— Dernièrement j’en ai vu une : elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte, les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore.
— Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une figure ?
— N-non… pourquoi ? Je ne fais point d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.
— Tout ?
— Oui. L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. C’est tout, tout ! Celui qui saura qu’il est heureux le deviendra tout de suite, à l’instant même. Cette belle-mère mourra et la petite fille restera. Tout est bien. J’ai découvert cela brusquement.
— Et si l’on meurt de faim, et si l’on viole une petite fille, — c’est bien aussi ?
— Oui. Tout est bien pour quiconque sait que tout est tel. Si les hommes savaient qu’ils sont heureux, ils le seraient, mais, tant qu’ils ne le sauront pas, ils seront malheureux. Voilà toute l’idée, il n’y en a pas d’autre !
— Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur ?
— Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.
— À quelle occasion ?
— Je ne me le rappelle pas ; c’est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre… cela ne fait rien. J’ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept.
— Une façon emblématique d’exprimer que le temps doit s’arrêter ?

Kiriloff ne releva pas cette observation.

— Ils ne sont pas bons, reprit-il tout à coup, — parce qu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons, et instantanément ils le deviendront tous jusqu’aux dernier.
— Ainsi vous qui savez cela, vous êtes bon ?
— Oui.
— Là-dessus, du reste, je suis de votre avis, murmura en fronçant les sourcils Stavroguine.
— Celui qui apprendra aux hommes qu’ils sont bons, celui-là finira le monde.

[…]